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Inquiétudes pour le sud de la Syrie, livré à lui-même

D'ici la fin du mois, le gouvernement américain cessera de soutenir les rebelles syriens anti-Assad qui jusqu'à présent, retenaient les milices chiites que les États-Unis et leurs alliés, Jordanie et Israël, ne veulent pas voir dans le sud
Un combattant de l’opposition se promène dans un champ de coquelicots, dans une zone de Deraa tenue par les rebelles, au sud de la Syrie, le 10 avril 2017 (AFP)

AMMAN – Dans les semaines à venir, entre 10 000 et 20 000 hommes au sud de la Syrie recevront leur dernier salaire mensuel du gouvernement américain.

Ces hommes font partie du Front Sud, une collaboration floue de dizaines de milices anti-Assad approuvées par l’Occident, opérant dans les provinces de Deraa et de Quneitra. Depuis près de quatre ans, ils sont payés, armés et supervisés par le Commandement des opérations militaires (MOC), mécanisme de soutien et de fourniture d’armement dirigé par les États-Unis, opérant à partir d’Amman.

Or, d’ici la fin du mois, ce soutien et cette supervision prendront fin : le gouvernement américain, selon une directive du président Donald Trump, cessera de soutenir les rebelles syriens anti-Assad.

La fin du statu quo

Depuis plus d’un an et demi, le calme est revenu dans une grande partie du sud de la Syrie, surtout depuis le début de la trêve du 9 juillet, selon laquelle États-Unis, Russie et Jordanie ont convenu de soutenir une zone de désescalade à Quneitra, Deraa ainsi que dans certaines parties de Soueïda, dans le cadre du processus diplomatique en cours visant à instaurer une paix durable en Syrie.

Près de 60 % de la province de Deraa est sous contrôle de groupes d’opposition pour la plupart non extrémistes qui, pour la Jordanie au sud et Israël à l’ouest, sont des voisins plus fréquentables que les milices chiites alignées sur le Hezbollah libanais et le corps des Gardiens de la révolution islamique iraniens (IRGC) qui vont sans doute les remplacer.

Depuis plus de trois ans et demi, des dizaines de groupes de combat dans le sud font partie d’une alliance rebelle alimentée et financée par le MOC, un projet américain.

Le MOC est un groupe de coordination impliquant de nombreux États – dont l’Arabie saoudite, le Qatar et le Royaume-Uni – mais ce sont les États-Unis qui ont fourni le parapluie, et le tiennent à bout de bras.

Une source proche du MOC a déclaré que les États-Unis versaient environ 60 % de la masse salariale du Front Sud.

« Je pense que le Front Sud ne présente plus guère d’intérêt comme force offensive et perturbatrice »

- Sam Heller, expert syrien

En échange, les groupes composites du Front Sud ont, dans une plus ou moins grande mesure, retenu les milices chiites que les États-Unis et leurs alliés, Jordanie et Israël, ne veulent pas voir dans le sud.

L’Armée de Yarmouk, les Brigades Omari et le Front révolutionnaire syrien (FRS) font partie des groupes soutenus par le MOC qui prétendent lutter pour une Syrie laïque et démocratique. Dans leur lutte pour évincer le gouvernement syrien et les forces alliées de Deraa et Quneitra, ils ont constitué une sorte de tampon entre d’un côté, la Jordanie et Israël et de l’autre, les milices chiites qui constituent une grande partie de la force de combat pro-gouvernementale.

En dépit de l’échec de plusieurs offensives bien documentées, le Front Sud a réussi à tenir la plus grande partie du terrain gagné depuis 2013, et a garanti aux sponsors du MOC le bouclier souhaité.

Pourtant, tout cela va peut-être bientôt changer.

« C’est la fin du MOC dans sa forme actuelle », explique à Middle East Eye Sam Heller, expert syrien de la Fondation Century. « Mais personne ne sait ce qui va le remplacer ».

Le département d’État américain et la CIA ont refusé à plusieurs reprises tout commentaire à propos du MOC et ses activités.

Un combattant rebelle dans la province méridionale de Deraa, le 29 août (AFP)

Risque de chaos

Avec le cessez-le-feu au sud, maintenant en vigueur depuis cinq mois, les bailleurs de fonds internationaux du Front Sud ou une population civile fatiguée par la guerre n’ont plus guère d’intérêt à revigorer le conflit.

Tout en soulignant ce point, le porte-parole du Front Sud a refusé de commenter les intentions du groupe, s’en tenant à évoquer la trêve et l’objectif de maintien du calme et de la stabilité.

Or, comme les forces alliées du gouvernement, dont les milices chiites qui progressent activement vers le sud, le Front Sud a encore un rôle à jouer, surtout dans le contexte de la zone de désescalade au sud de la Syrie, où ces milices sont contenues à une dizaine de kilomètres de la Jordanie et des frontières israéliennes.

Heller, comme beaucoup d’analystes et de chercheurs syriens, pense que laisser le Front Sud à son sort pourrait créer beaucoup plus de problèmes qu’il n’en résoudrait, en particulier dans le contexte de la zone de désescalade.

« Je pense que le Front Sud ne présente plus guère d’intérêt comme force offensive et perturbatrice », explique Heller à MEE.

« Mais le Front Sud se trouve actuellement d’un seul côté de la zone de stabilisation, et si vous supprimez le salaire des combattants, vous risquez de désemparer le Front, de le déstabiliser, et de mettre en péril tout ce système de désescalade. Cette désescalade comprend plusieurs éléments, et si on fait faux bond à un des camps ou qu’on le livre à lui-même, tout ira de travers ».

Rien n’indique encore clairement dans quelle mesure le Front Sud pourra supporter la réduction de son financement. Il est déjà arrivé que les salaires arrivent avec plusieurs mois de retard, mais ce sera la première fois que le financement sera complètement supprimé.

Certains des membres des groupes appartenant au Front Sud ont des métiers divers (agriculteurs ou mécaniciens). S’ils partent se battre lorsqu’on les appelle, ce sont des civils dont les revenus ne sont pas militaires.

D’autres cependant, surtout les plus jeunes qui n’ont connu depuis l’âge adulte que la guerre, ont moins d’options à leur disposition.

Laisser ces hommes sans revenu, avec une allocation mensuelle de 60 dollars à peine, risque de les laisser dans une situation si désespérée qu’ils pourraient recourir à la criminalité – enlèvements, banditisme et activités mercenaires.

C’est le genre de chaos que la Jordanie et Israël ne veulent pas voir à leurs frontières – par principe mais aussi que cela risquerait de créer les conditions propices à des conséquences militaires redoutées par ces deux pays.

Les commandants affirment que couper les vivres au Front Sud ne profitera qu’aux ennemis communs aux combattants sur le terrain et à leurs bailleurs de fonds internationaux : les extrémistes.

« La plupart de ces gens [les extrémistes] ont beaucoup d’argent et ils ont bien l’intention d’attirer les nécessiteux et en recruter autant que possible », a déclaré Bashar Zoabi, chef de l’Armée de Yarmouk, l’une des plus grandes factions du Front Sud.

« En l’occurrence, cela réduirait notre capacité à empêcher l’EI de pénétrer de la région du sud, sans même parler du régime et des milices », a ajouté Zoabi.

D’après lui, les commandants se sont inquiétés des conséquences logistiques et sécuritaires sur le champ de bataille et du risque réel de voir le « chaos se propager, car nous ne sommes pas en mesure de contrôler les zones libérées ».

« Laisser un vide entraînera l’effondrement du sud de la Syrie. Il n’y aura plus ni carotte ni bâton, on en sera réduits à se fier à la bonne volonté russe d’éloigner les milices chiites des frontières israéliennes et jordaniennes »

-Un chercheur basé à Amman

Un autre connaisseur du Front Sud, qui souhaite garder l’anonymat, confirme : « Vous rendez-vous compte des kidnappings, de la contrebande et du pillage d’artefacts que cela provoquera ? »

Les conséquences d’un nouvel affaiblissement de la sécurité au sud du pays ne se limiteraient pas à la seule Syrie, estime un analyste basé à Amman, anonyme car non autorisé à parler à la presse.

« Laisser un vide provoquera l’effondrement du sud de la Syrie. Il n’y aura plus ni carotte ni bâton, on en sera réduits à se fier à la bonne volonté russe d’éloigner les milices chiites des frontières israéliennes et jordaniennes », résume-t-il.

Sur la tourelle d’un char, des Syriens parcourent la zone rebelle de Deraa, au sud de la Syrie, en avril 2017 (AFP)

La Jordanie a poursuivi une politique officielle de non-implication en Syrie, tout en soutenant l’opposition syrienne et en préservant ses liens avec Damas. Soucieuse de relancer le commerce, la Jordanie a fait en vain pression sur l’opposition pour qu’elle transfère au gouvernement le contrôle d’un important poste-frontiière.

Israël a également poursuivi une politique officielle de non-intervention, même si l’État hébreu a offert un soutien humanitaire et militaire à des groupes dits modérés dans le Golan et lancé des dizaines d’attaques aériennes sur la Syrie.

Des chasseurs israéliens ont de nombreuses fois pris la Syrie pour cible, la plupart du temps pour frapper le Hezbollah. Malgré la politique officielle, il est possible de lire entre les lignes qu’Israël préfèrerait vraiment avoir une « barrière » de combattants sunnites plus modérés entre lui et les milices alliées à Assad. Couper le financement du Front Sud pourrait mettre cette barrière à rude épreuve.

Options sur la table

Le prochain et dernier paiement en espèces couvrira les mois de novembre et décembre, et devrait être effectué dans quelques jours. Or, aucun plan de transition n’a pour l’instant été prévu pour le Front Sud. Les spécialistes disent que de nombreuses alternatives ont été évoquées au cours de l’été, mais que rien n’a encore été décidé.

Il ne s’agit pas seulement de pérenniser les sources de financement : les Américains tiennent à déterminer qui sera le propriétaire du programme. Selon un diplomate occidental, qui souhaite garder l’anonymat, tout changement de propriétaire ne se fera ni rapidement ni de façon clairement tranchée.

« Ici, l’ambassade [américaine] suggère que le département d’État prenne la relève, mais il faudrait transformer le statut, parce que le département d’État n’est pas habilité à financer des milices », précise-t-il.

D’après ce diplomate, quelques idées avaient été lancées : un corps de gardes-frontières, une force de sécurité ou une gendarmerie. Le chercheur d’Amman explique qu’au cours de l’été, beaucoup d’attention avait été accordée à la formation professionnelle – en particulier pour former des coiffeurs – à son avis, sans avoir vraiment réfléchi à la question.

« Personne n’acceptera de se faire couper les cheveux par le gars qui a massacré sa famille », note-t-il.

Une possibilité qui semble plus vraisemblable serait d’approcher la question sur plusieurs volets : réorienter certains éléments du Front Sud vers des fonctions de gendarmerie et en transformer d’autres en gardes-frontières. D’après lui, absorber seulement la moitié des 15 000 hommes actifs du Front Sud donnerait déjà de bons résultats.

Cependant, l’idéologie demeure un facteur incontournable et, pour certains éléments du Front Sud, c’est un moteur important. Ils se battent pour évincer Assad, et non pour l’argent ou pour plaire aux bailleurs de fonds étrangers : ils continueront donc sans doute à le combattre, même sans l’aide du MOC.

Dans le même ordre d’idée, un expert du Front Sud relève que même si une solution politique commune était finalement trouvée, la crainte de voir le président syrien Bachar al-Assad exécuter sa menace de reprendre « chaque centimètre » de la Syrie motiverait les zones du sud contrôlées par l’opposition à continuer d’agir pour parer à cette éventualité.

« Nous avons à tous points de vue besoin de gardes-frontières », admet-il. « Nous en avons besoin autant pour garder nos frontières internationales que les lignes de trêve ».

Après des frappes aériennes, des nuages de fumée s’élèvent au-dessus d’une zone tenue par les rebelles au sud de la ville de Deraa, en février 2017 (AFP)

Grâce au financement et à l’expertise britannique et américaine soutenant déjà des projets de police communautaire dans le sud de la Syrie contrôlée par l’opposition, une sorte de programme de gendarmerie semble désormais possible. La Police syrienne libre en est un exemple notable. Elle est apparue dans le sud en 2016, après avoir opéré dans le nord du pays pendant plusieurs années.

« Entre reconnaître le problème, rechercher une solution, et mobiliser les gouvernements pour sa mise en œuvre, il y a un fossé. Et nous ne sommes visiblement encore qu’au milieu du gué »

- Sam Heller, expert syrien

« Ce serait un pivot naturel pour permettre au Front Sud de contrôler routes et points de contrôle et assurer la sécurité à l’extérieur des villes, tandis que la police syrienne libre opèrerait à l’intérieur des villes », indique le chercheur – qui reconnaît cependant que cette solution évoque le spectre d’affrontements entre forces policières, ainsi que des questions de compétence et de procédure.

Elle serait également plus onéreuse. Pour espérer motiver les hommes à rejoindre un nouveau programme, les rémunérations devront obligatoirement dépasser les précédentes et offrir plus que n’a été obtenu en faisant miroiter un salaire fantôme – question importante dans le cadre du projet MOC. Il faudrait accorder à chaque homme un salaire mensuel entre 80 et 100 dollars, au lieu des 60 auparavant.

Dès le 13 décembre, le conseiller du Front Sud était confiant. Une solution serait trouvée, mais il ne savait pas quand elle se concrétiserait. Or, c’est précisément ce qui rend si nerveux les observateurs du sud de la Syrie : tant de choses peuvent arriver avant l’entrée en vigueur d’un nouveau projet.

« Entre reconnaître le problème, rechercher une solution, et mobiliser les gouvernements pour sa mise en œuvre, il y a un fossé », explique Heller. « Et nous ne sommes visiblement encore qu’au milieu du gué. »

Traduction de l’anglais (original) de Dominique Macabies.

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