Aller au contenu principal

Explosion du port de Beyrouth : le bras de fer juridique autour de l’enquête ranime la colère des familles

Tarek Bitar, le juge indépendant chargé de l’enquête sur l’explosion au port de Beyrouth, est attaqué en justice par le procureur incriminé dans cette affaire
Des proches de victimes de l’explosion du port de Beyrouth manifestent devant la résidence du procureur général Ghassan Oueidat à Baabda, à l’est de la capitale Beyrouth, le 25 janvier 2023 (AFP)
Des proches de victimes de l’explosion du port de Beyrouth manifestent devant la résidence du procureur général Ghassan Oueidat à Baabda, à l’est de la capitale Beyrouth, le 25 janvier 2023 (AFP)
Par AFP à BEYROUTH, Liban

Poursuivi en justice après avoir été soumis à d’énormes pressions politiques, le juge indépendant chargé de l’enquête sur l’explosion meurtrière au port de Beyrouth a assuré mercredi 25 janvier qu’il n’abandonnerait pas son investigation.

Le procureur général du Liban avait décidé plus tôt dans la journée de poursuivre ce juge, Tarek Bitar, ripostant à sa propre mise en accusation sur fond d’un bras de fer judiciaire qui menace d’occulter l’enquête.

« Je suis toujours chargé de l’enquête et je ne me dessaisirai pas de ce dossier. Le procureur n’a pas la prérogative de me poursuivre »

- Tarek Bitar, juge chargé de l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth

L’explosion du 4 août 2020, qui avait fait plus de 215 morts et dévasté des quartiers entiers de Beyrouth, avait été provoquée par le stockage sans précaution de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium dans un entrepôt au port.

Les autorités libanaises sont accusées par des ONG et les familles des victimes de faire obstruction à l’enquête locale et refusent une enquête internationale.

Mercredi soir, les ONG Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International ont pressé le Conseil des droits de l’homme des Nations unies d’« adopter de toute urgence une résolution pour mettre en place une commission d’enquête impartiale ».

« Il est parfaitement clair que les autorités libanaises sont déterminées à faire obstruction à la justice », ont-elles estimé dans un communiqué conjoint mercredi soir.

À Washington, le porte-parole du département d’État, Ned Price, n’a pas directement commenté ces développements mais a appelé le Liban « à mener une enquête rapide et transparente sur cette terrible explosion ».

« Nous pensons que les responsables doivent rendre des comptes », a-t-il ajouté.

« Rébellion contre la justice »

Tarek Bitar avait décidé lundi, à la surprise générale, de reprendre son enquête suspendue pendant treize mois en raison de pressions de la part d’une grande partie de la classe politique, dont le puissant Hezbollah pro-iranien.

Il avait inculpé plusieurs personnalités de haut rang, notamment le procureur général Ghassan Oueidate et deux hauts responsables de la sécurité, une première dans l’histoire du Liban.

Explosions à Beyrouth : la révocation du juge ranime les craintes d’une enquête sans suites
Lire

Dans une déclaration à l’AFP, Ghassan Oueidate a annoncé avoir décidé de poursuivre le juge Bitar pour « rébellion contre la justice », et « usurpation de pouvoir », un fait rare.

Le juge est par ailleurs frappé d’une interdiction de quitter le territoire libanais, a ajouté le procureur général près la Cour de cassation. 

« Je suis toujours chargé de l’enquête et je ne me dessaisirai pas de ce dossier. Le procureur n’a pas la prérogative de me poursuivre », a réagi, dans une déclaration à l’AFP, le juge Bitar.

« C’est un coup d’État mafieux contre ce qu’il reste de la légalité », a affirmé à l’AFP l’avocat Nizar Saghié, directeur de l’ONG juridique libanaise Legal Agenda.

« On est dans un État où l’accusé fait la guerre au juge chargé de l’enquête. Il poursuit le juge qui l’a poursuivi il y a deux jours, ce n’est pas possible juridiquement », a-t-il ajouté.

Bras de fer juridique

L’explosion a été imputée par une grande partie de la population à la corruption et la négligence de la classe dirigeante.

Le procureur a également ordonné la libération des dix-sept personnes détenues sans jugement depuis la gigantesque explosion, parmi lesquelles un ressortissant détenant la double nationalité américaine et libanaise, ainsi que les directeurs des douanes Badri Daher et du port Hassan Koraytem.

L’absence de justice avive le traumatisme des victimes de l’explosion du port de Beyrouth
Lire

Ces trois personnes ne figuraient pas parmi les cinq détenus dont Tarek Bitar avait ordonné la libération lundi, lorsqu’il avait décidé de reprendre l’enquête.

Les correspondants de l’AFP ont vu jeudi soir plusieurs détenus sortir du centre de Rihaniyé où ils étaient incarcérés, près de Beyrouth.

Ce bras de fer juridique entre le procureur et le juge chargé de l’enquête menace d’occulter l’enquête sur l’explosion, et la libération des détenus a provoqué la colère des familles des victimes.

Le parquet général « n’a pas le droit de libérer. C’est de la folie », a affirmé Cécile Roukoz, une des avocates des familles des victimes, qui a perdu son frère dans l’explosion.

« C’est le juge chargé de l’enquête qui est censé décider de leur libération, et le parquet général qui exécute. Ils font l’inverse », a-t-elle ajouté à l’AFP. 

« La décision du juge Ghassan Oueidate de libérer l’ensemble des détenus et les autres initiatives menées par le régime signifient que le Liban est devenu un État totalement failli », a estimé de son côté Paul Naggear, qui a perdu sa fille de 3 ans, Alexandra, dans l’explosion.

Par Rouba El Husseini.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].