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Au Liban, les droits des femmes passés à la trappe

Au Liban, les droits des femmes sont loin d’être une priorité ces dernières années. Pourtant, elles subissent de plein fouet les crises et les conflits : violences sexistes et sexuelles, mariage précoce, précarité alimentaire et menstruelle, etc.
Des féministes manifestent en solidarité avec Gaza devant le siège d’ONU Femmes dans la capitale libanaise Beyrouth, le 8 mars 2024 (Marine Caleb)
Par Marine Caleb à BEYROUTH, Liban

Au Liban, les droits des femmes sont loin d’être une priorité ces dernières années. Que ce soit dans les discours ou dans les politiques. L’attention est happée par la crise multidimensionnelle qui accable la population et, depuis le 7 octobre, par la guerre israélienne à Gaza. En février 2023, le ministre des Affaires sociales Hector Hajjar se demandait justement si les enjeux touchant les femmes étaient la priorité : «  Mettre fin aux mariages d’enfants et réduire le nombre de naissances chez les mineurs. S’agit-il de priorités pour résoudre la crise ? »

«  Les femmes ne sont pas un enjeu important pour les élites politiques. Elles ne l’ont jamais été. Au Moyen-Orient en général, on estime que ces enjeux peuvent attendre que l’on résolve les autres problèmes  », explique à Middle East Eye Rola El-Husseini, professeure associée en sciences politiques à l’Université de Lund, en Suède.

Il faut dire que le pays est confronté à une multitude de défis : les difficultés économiques, l’effondrement des systèmes de santé ou d’éducation, les problèmes environnementaux, la fuite des cerveaux, pour ne citer qu’eux. Autant d’enjeux qui font changer les priorités de la population libanaise. Survivre, nourrir les enfants et avoir un toit est primordial, au détriment de beaucoup d’autres droits.

De la crise à la guerre

Depuis 2020, le Liban est paralysé par l’une des pires crises économiques mondiales depuis 1850, la corruption et l’inflation. Pas moins de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Si la vie continue, elle est beaucoup plus précaire. La pandémie de covid-19, l’explosion du port de Beyrouth, la crise économique, les guerres en Ukraine et à Gaza, les affrontements transfrontaliers avec Israël au Liban-Sud continuent d’épuiser les populations.

«  Les femmes ne sont pas un enjeu important pour les élites politiques. Elles ne l’ont jamais été. Au Moyen-Orient en général, on estime que ces enjeux peuvent attendre que l’on résolve les autres problèmes  »

- Rola El-Husseini, Université de Lund

Dans le sud du pays, où les échanges de tirs entre le Hezbollah et Israël sont incessants depuis le 8 octobre, 52 % des personnes déplacées sont des femmes. En décembre 2023, ONU Femmes a publié un rapport alertant sur les conséquences du conflit pour les filles et les femmes de la région, révélant que ces dernières souffraient de «  difficultés économiques, d’une immense détresse émotionnelle, de préoccupations en matière de sécurité et de frustrations liées à des systèmes de soutien inadéquats  ».

Malgré la multitude d’enjeux, les droits des femmes ne font pas partie des politiques du gouvernement, ce qui fait de la société civile le seul acteur en la matière.

«  Le gouvernement n’a pas inclus les droits des femmes. D’autres enjeux ont été priorisés et on a souffert d’un retour de bâton. D’autant qu’il y a peu de femmes dans les postes de décision  », explique à MEE Ghewa Nasr, chargée de programme chez Fe-Male, une organisation féministe locale. 

Précarité économique

Les femmes sont pourtant en première ligne de la succession des crises. Plusieurs problèmes sont apparus dès 2019 et la plongée du pays dans le marasme économique et politique. C’est le cas de la précarité menstruelle, qui touche trois femmes sur quatre au Liban, selon une étude de Fe-Male. En raison de la dévaluation de la monnaie, les femmes doivent débourser dix fois plus qu’avant pour un paquet de serviettes hygiéniques.

Les femmes ont aussi été les premières à perdre leur emploi. Le chômage touchait 32,7 % des femmes en 2022 (contre 28,4 % pour les hommes), impactant ainsi leur autonomie.

VIDÉO : Les femmes touchées par la précarité menstruelle au Liban
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«  Avec la crise et la dévaluation de la monnaie, la situation économique des femmes s’est aggravée. Et même celles qui ont un travail ne sont pas payées suffisamment  », explique Rola El-Husseini, qui écrit un livre sur les femmes en politique dans le monde arabe. 

La chercheuse rappelle qu’avant 2019, il était déjà difficile pour les femmes de quitter leur famille ou leur conjoint. «  Les femmes étaient déjà contraintes, notamment du fait que le droit de la famille est régi par des lois sectaires. Il est difficile de divorcer et pour celle qui y arrive, beaucoup de difficultés suivent : peu ou pas de pension, pas de travail ou peu de salaires, impossibilité de garder la maison, car elle est au nom du mari. Sans oublier que les femmes divorcées sont fortement jugées  », poursuit-elle.

Cette même précarité pousse de nombreux enfants à quitter l’école pour travailler ou se marier, dans le cas des jeunes filles. D’autant qu’il n’y a pas d’âge minimal pour le mariage au Liban : un projet de loi en ce sens a été abandonné en 2014. Ainsi, les mariages précoces pour obtenir une dot ou avoir un enfant en moins à charge augmentent, de même que la déscolarisation : 26 % des foyers avaient des enfants déscolarisés en avril 2023, selon un rapport d’UNICEF.

Violence conjugale en hausse

Comme la situation économique, la crise a accentué de nombreux problèmes déjà présents dans la vie des femmes au Liban. Dès le début de la pandémie de covid, les travailleuses sociales et militantes du monde entier alertaient sur les risques d’une violence conjugale accrue par l’isolement et le confinement. Cela n’a pas épargné le Liban, où les crimes contre les femmes ont augmenté de 107 % entre 2019 et 2020, selon le média Sharika Wa Laken.  

«  Après quatre ans de crise, on est sur nos réserves. La santé mentale, le stress, ce n’est pas évident  »

- Vanessa Zammar, cofondatrice de Jeyetna

Dix ans après l’instauration de la loi sur la violence conjugale, la situation ne s’est pas améliorée. Le viol marital n’est pas criminalisé et les femmes sont plus précaires sur le plan économique. Pour Rola El-Husseini, le Liban manque cruellement de législation sur le sujet, notamment si on le compare à des pays comme la Tunisie ou le Maroc.

«  Je salue l’initiative récente [de certains parlementaires] de proposer une loi contre les violences faites aux femmes. Je ne pense pas qu’elle passera, mais en parler est déjà positif  », estime-t-elle.

Si ces enjeux touchent toutes les femmes au Liban, la situation est pire pour les plus vulnérables, telles que les personnes réfugiées, les travailleuses migrantes ou encore les femmes en situation de handicap.

L’épuisement des militantes

Face à un gouvernement inactif duquel la société civile et la population n’attendent plus rien, les fonds internationaux se réduisent et les militantes s’épuisent, ce qui réduit les actions. «  Après quatre ans de crise, on est sur nos réserves. La santé mentale, le stress, ce n’est pas évident  », explique Vanessa Zammar, cofondatrice de Jeyetna, qui lutte contre la précarité menstruelle.

Il est temps de parler des violences faites aux femmes au Liban
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Elle raconte à MEE  que la crise pousse ses amies militantes à cumuler plusieurs jobs avec l’activisme : « Cela donne des journées hyper-longues et une semaine de six jours de travail. On n’a pas le temps de se réunir.  »

Elles doivent en outre faire face à un ralentissement des aides internationales. La plupart des associations dépendent des bailleurs de fonds, dont l’attention et l’argent sont happés par de plus en plus de crises.

«  La crise a largement affecté le travail des ONG. Il y a une forte pénurie de financement. Notre type d’activisme n’est pas soutenu et le type d’aide a changé : en ce moment, la tendance est de soutenir la sensibilisation  », rapporte Ghewa Nasr de Fe-Male.

Toutes les luttes sont liées

Malgré la fatigue, ces groupes continuent de défendre les droits des femmes par tous les moyens possibles. Dernièrement, cela concerne surtout la guerre en cours à Gaza, où Israël est accusé de commettre un génocide. Dès le mois d’octobre, quelques associations se sont mobilisées pour faire envoyer des protections menstruelles aux Gazaouies ou de l’argent aux Libanais déplacés dans le sud du pays par les escarmouches frontalières avec Israël. Cela non sans difficultés et danger.

«  Le patriarcat et la corruption font que ces sujets ne sont pas une priorité. Il faut que les droits des femmes deviennent une affaire publique et politique  »

- Lina Abou-Habib, Université américaine de Beyrouth

Des collectifs et mouvements féministes organisent ou rejoignent régulièrement des marches de soutien à la population palestinienne contre le colonialisme et l’occupation israélienne. Comme lors du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée de la femme, où un appel régional a été lancé pour soutenir Gaza et les Palestiniennes, mais aussi affirmer qu’il n’y a pas de «  lutte féministe sans Gaza  ».

Un discours que revendique le groupe Marche mondiale des femmes (WMW) au Liban sur ses réseaux sociaux, par le biais d’infographies. «  On aborde les conséquences du colonialisme et de la guerre sur la souveraineté alimentaire, la fertilité, les terres, le système de santé  », explique à MEE Jana Nakhal, doctorante en urbanisme et militante féministe membre de WMW. Une manière pour elle de rappeler que toutes les luttes sont liées.

Pour Lina Abou-Habib, directrice de l’Institut Asfari à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et spécialiste des questions de genre, ce ne sont pas seulement les crises qui ont relégué les droits des femmes au second plan. «  Le patriarcat et la corruption font que ces sujets ne sont pas une priorité. Il faut que les droits des femmes deviennent une affaire publique et politique  », appelle-t-elle de ses vœux.

Une demande partagée par Rola El-Husseini, qui estime que les droits des femmes devraient être envisagés à chaque fois que l’on pense à un enjeu de société ou politique.

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