Ayvalık : ville pittoresque de la mer Égée et rappel du patrimoine grec de la Turquie
Il y a un siècle, la Grèce et la Turquie signèrent un accord d’échange de populations dans le but de redéfinir la composition démographique des deux pays, tout en solidifiant les notions de « grec » ou « turc ».
Promulgué le 30 janvier 1923, cet accord faisait suite à l’effondrement de l’Empire ottoman multiconfessionnel. On dit souvent qu’il s’agit d’un échange entre la population « turque » de Grèce et la population « grecque » de Turquie.
Cependant, la réalité de cet accord n’était pas si claire.
En pratique, l’échange de populations fut un échange entre religions. Les musulmans de Grèce, qu’ils fussent d’origine ethnique turque, albanaise ou pomak, étaient considérés comme Turcs et furent par conséquent envoyés vivre dans la nouvelle République turque, s’assimilant dans une toute nouvelle communauté nationale.
Ayvalık était un centre majeur de la vie intellectuelle, littéraire et commerciale grecque à l’époque ottomane
Même les musulmans qui parlaient grec ne furent pas épargnés par les transferts ; des communautés telles que les musulmans crétois furent déracinées et envoyées dans la nouvelle Turquie.
En Turquie aussi, des groupes spécifiques tels que les Karamanlides (une communauté de chrétiens orthodoxes grecs turcophones) furent soudain affublés d’une nouvelle identité hellénique.
Ainsi, les Karamanlides du centre et du sud de l’Anatolie furent déplacés de force de leurs villes et villages vers la Grèce moderne.
Bon nombre de ces communautés déracinées eurent du mal à s’assimiler dans les États-nations dans lesquels ils échurent soudainement. Les musulmans qui débarquèrent en Turquie furent souvent victimes de discriminations, désignés par des termes calomnieux tels qu’« infidèles » ; tandis que de nombreux chrétiens orthodoxes d’Anatolie en Grèce connurent une grande pauvreté et subirent les préjugés de leurs coreligionnaires helléniques.
Mais pour les ambitieux régimes nationalistes de Grèce et de Turquie, cet échange de populations fut considéré comme une bénédiction, laquelle mettait fin à une décennie de déplacement et de dépossession.
L’afflux de chrétiens orthodoxes en Grèce permit au pays d’établir une domination démographique dans des villes telles que Salonique (aujourd’hui Thessalonique), où les chrétiens grécophones étaient auparavant minoritaires depuis des siècles sous l’ère ottomane.
De même, en Turquie, la migration massive de musulmans permit la turquisation de larges pans de territoire à travers le pays, aidant la consolidation d’un État homogène au niveau religieux.
La politisation du souvenir
Aujourd’hui, le nombre de personnes en Turquie et en Grèce ayant connu la vie d’avant 1923 se réduit comme peau de chagrin, les sites physiques sont les principaux rappels de ce à quoi ressemblait la vie avant l’échange.
Des deux côtés de la mer Égée subsistent des églises et mosquées, des madrassas et des écoles, des minarets et des clochers – souvent en piètre état –, rappelant néanmoins aux nouvelles générations un passé différent.
La ville pittoresque d’Ayvalık dans le nord-ouest de la Turquie sur la côte égéenne est le parfait exemple des grands changements démographiques qui ont frappé ces contrées au XXe siècle : un passé qui se reflète encore dans l’actuelle population de la région, son paysage culturel et son patrimoine historique.
— Kenan Cruz Çilli (@kenancruz) September 21, 2022
Traduction : « Avant l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie en 1923, la ville d’Ayvalık sur la mer Égée (Αϊβαλί/Κυδωνίες) était presque exclusivement peuplée de Grecs. Voici un #fil sur les belles églises de la ville, qui sont aujourd’hui pour la plupart des mosquées. »
Ayvalık était un centre majeur de la vie intellectuelle, littéraire et commerciale grecque à l’époque ottomane, avec une population composée quasi exclusivement de chrétiens orthodoxes grecs.
Cette communauté a construit de nombreuses églises grandioses qui surplombaient les impressionnantes maisons de pierre et les belles allées pavées de la ville.
L’histoire d’Ayvalık incarne la douleur du déplacement : toute la population orthodoxe grecque locale a été contrainte de partir après le retrait des troupes grecques de la région à la fin de la guerre gréco-turque de 1919-1922.
Plus tard, des vagues successives de migrants musulmans, eux-mêmes victimes du déplacement depuis la Grèce, échouèrent à Ayvalık. Des familles débarquèrent en masse depuis l’île lointaine de Crète, celle plus proche de Lesbos et de la péninsule grecque.
L’arrivée de migrants musulmans fit que de nombreuses églises d’Ayvalık furent converties en mosquées : les fresques furent recouvertes, les chaires transformées en minbars et, dans le cas d’une des églises, un minaret fut ajouté à côté du clocher.
Bon nombre d’autres églises furent laissées à l’abandon, livrées aux éléments et au vandalisme pendant des décennies.
Ces rappels physiques du patrimoine non musulman sur le sol turc furent une source d’insécurité pour de nombreux hommes politiques pendant une grande partie de l’histoire républicaine de la Turquie. Les propositions et efforts visant à restaurer ces sites déclenchaient généralement une violente réaction nationaliste.
À Ayvalık comme ailleurs, des débats acharnés eurent lieu au sein de l’administration locale du district pour savoir comment préserver ou non le patrimoine grec de la ville.
Ces vingt dernières années, la position nationaliste radicale opposée à la conservation et à la réhabilitation des sites grecs orthodoxes a commencé à s’assouplir. En conséquence, pas moins de cinq églises et chapelles ont été restaurées dans le district d’Ayvalık dernièrement. Quatre de ces églises délabrées sont devenues des musées et une a été rendue à sa fonction d’avant 1923, à savoir source d’eau sacrée (hagiasma).
Presque toutes ces initiatives ont été financées par des fonds privés ; un autre site a été restauré sous les auspices du ministère turc de la Culture et du Tourisme.
Si les détracteurs pointent légitimement du doigt les actes politiques intéressés derrière ces restaurations financées par l’État de sites non musulmans en Turquie, il est indéniable que ces lieux soulèvent d’importantes questions dans l’esprit des visiteurs. Habitants comme touristes se retrouvent confrontés à l’histoire hétérogène de la région, où de nombreux groupes ethno-religieux cohabitèrent, créant un environnement urbain multiculturel unique.
Ces observations mènent souvent à un examen critique nécessaire de la politique de la Grèce comme de la Turquie de nos jours.
Préservation et nationalisme
De part et d’autre de la mer Égée, la préservation du patrimoine minoritaire est bien trop souvent vue comme la préservation de l’héritage de l’« autre ».
Par conséquent, il n’est pas rare que les initiatives de restauration soient considérées comme des gestes de bonne volonté ou comme des faveurs politiques qui méritent un acte réciproque de la part de l’autre pays.
La réciprocité et le whataboutisme continuent de dominer le discours officiel entre la Grèce et la Turquie.
Quatre de ces églises délabrées sont devenues des musées et une a été rendue à sa fonction d’avant 1923, à savoir source d’eau sacrée (hagiasma)
Les idéologies nationalistes qui établirent des lignes claires de démarcation entre les deux pays il y a cent ans continuent d’avoir une grande emprise aujourd’hui.
L’année dernière, les tensions entre la Grèce et la Turquie se sont encore accentuées en raison d’un certain nombre de sujets clés ; les autorités turques et grecques ont clairement démontré la nature incendiaire des nationalismes chauvinistes.
Alors que d’importantes élections se profilent à l’horizon dans les deux pays, les dirigeants à Ankara et à Athènes semblent avoir décidé d’encourager les discours nationalistes d’exclusion pour galvaniser le soutien populaire.
Il est regrettable que le centenaire de l’échange de populations soit marqué par cette rhétorique incendiaire et clivante de la part des dirigeants à la fois turcs et grecs.
Ce n’est pas rendre service aux descendants des populations échangées de part et d’autre de la mer Égée que de marquer cet épisode historique douloureux en cherchant à exacerber les tensions et en accentuant de nouveau les différences.
Il appartient donc aux sociétés civiles turque et grecque de rejeter ce langage clivant, celui-là même qui mena à cet échange de populations il y a un siècle, en se concentrant à la place sur les nombreux points communs qui unissent ces deux sociétés.
Sur les deux rives de l’Égée, des appels devraient retentir pour réclamer la préservation et la restauration des sites de mémoire tels que ceux d’Ayvalık – non pas tels des actes de bienveillance ou en s’attendant à la réciproque, mais plutôt comme un acte de reconnaissance indiquant que ces sites patrimoniaux font partie intégrante de l’histoire locale et qu’ils servent à améliorer la richesse et le paysage culturels des deux pays.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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