INTERVIEW - Sophie Wintgens et Audrey Weerts : « Face aux enjeux internationaux, l’État s’adapte »
Dans un grand nombre d’études menées depuis plus d’une vingtaine d’années, la question de la place et du contrôle de l’État est formulée en termes de « crise ». Comment l’État du XXIe siècle fait-il face aux pressions internationales (terrorisme, mondialisation, flux migratoires) et aux menaces internes (référendums d’indépendance, guerres civiles, ingérence étrangère) ?
L’État dans tous ses états, un ouvrage collectif (publié chez Peter Lang en Belgique) dirigé par deux chercheuses belges, Sophie Wintgens et Audrey Weerts, essaie de répondre aux questions soulevées par l’actualité par des réflexions théoriques et des études de cas.
Sophie Wintgens est chargée de recherches du Fonds de la recherche scientifique (FRS-FNRS) au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) de l’Université libre de Bruxelles, maître de conférences au département de science politique de l’Université de Liège et chercheuse associée au Center for International Relations Studies (CEFIR). Audrey Weerts est assistante et chargée de recherches au sein de la Cellule d’appui politologique Afrique-Caraïbes et de l’unité d’étude des systèmes politiques belges à l’Université de Liège.
Toutes les deux expliquent à Middle East Eye que loin d’être une entité statique et figée, l’État se développe et se transforme, et reste encore pour l’instant un acteur central du système international.
Middle East Eye : Nous voyons aujourd'hui la légitimité de l'État à la fois remise en question en externe par des organisations qui refusent sa logique (le groupe État islamique, par exemple) mais aussi en interne, par des revendications indépendantistes (en Espagne ou en Irak). Votre livre rappelle pourtant que la contestation de l'État remonte aux années 1980 et 1990. Cette contestation est-elle plus aiguë ou est-ce juste une perception ?
Sophie Wintgens et Audrey Weerts : Effectivement, la contestation de l’État n’est pas neuve. Mais ce qui change, c’est le contexte dans lequel ces contestations prennent forme. Nous vivons aujourd’hui dans une société où les réseaux sociaux et autres nouvelles formes de communication ont bouleversé les formes classiques de communication. Tout est désormais plus facile, plus rapide, plus accessible et cela renforce évidemment la visibilité des différentes contestations de l’État.
D’un autre côté, ces mouvements contestataires profitent aussi des médias sociaux pour renforcer leur cause. On peut citer notamment l’exemple du Printemps arabe, aussi qualifié de « révolution twitter » ou « révolution 2.0 », tant l’usage des réseaux sociaux a été important.
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En outre, il est important d’apporter une nuance à cette idée de contestation de l’État. Si nous prenons l’exemple de la Catalogne, dans ce cas, il ne s’agit pas tant de faire disparaître l’État mais de scinder un État (espagnol) en deux États (catalan et espagnol).
Autrement dit, la « disparition de l’État espagnol » se traduirait par son partage ainsi que par la création d’un nouvel État catalan affirmant à son tour sa souveraineté, revendiquant des frontières, un territoire. C’est donc moins l’institution en tant que telle qui est contestée, c’est-à-dire ce qu’elle représente (modèle, dépersonnalisation), que ceux qui la représentent et la gouvernent (gouvernants, personnalisation).
Le bilan décevant de la récente COP23 nous rappelle que les États cherchent encore à trouver un juste équilibre entre leurs intérêts nationaux et les impératifs climatiques
MEE : Cette contestation a été, depuis le début, le résultat de contraintes internationales et internes. Mais pourquoi alors que le monde est en constante évolution, l'État a-t-il du mal à s'adapter aux enjeux internationaux ?
SW et AW : L’apparition d’autres acteurs (transnationaux) dotés de priorités et de contraintes différentes de celles de l’État a soulevé nombre d’interrogations quant à la prééminence de cette forme d’organisation politique dans le système international. Face à des enjeux globaux tels que la criminalité internationale ou les questions environnementales, qui nécessitent une gestion supranationale, l’État s’adapte tout en conservant des parts de souveraineté et en gardant la maitrise de ses décisions stratégiques.
Pour reprendre les mots de Samy Cohen, l’État possède plus largement des capacités d’adaptation et de résistance face aux contraintes internes et internationales qui érodent sa souveraineté.
Si nous prenons l’exemple du changement climatique, le bilan décevant de la récente COP23 nous rappelle que les États cherchent encore à trouver un juste équilibre entre leurs intérêts nationaux et les impératifs climatiques.
MEE : Qu'est-ce que les révoltes arabes ont apporté à l'analyse de l'État ?
SW et AW : Les événements ayant marqué la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, la Syrie, etc., ont par exemple beaucoup été comparés avec l’effondrement du communisme en Europe de l’Est.
Bien que le recours au comparatisme soit un puissant moteur de réflexion, il importe d’être relativement prudent quand on cherche à appliquer des théories élaborées dans un contexte particulier pour étudier un cas précis à un autre contexte, tel que celui des révoltes arabes. L’ébranlement des autoritarismes arabes a ses propres particularités.
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Néanmoins, ces événements protestataires sont bel et bien un exemple de la capacité de l’État à s’adapter, à évoluer. Ils démontrent que l’État n’est pas une entité figée. Sous la pression de facteurs internes et externes, il est capable de se transformer. En ce sens, les révoltes ont renouvelé et entretenu les réflexions théoriques autour de l’État.
MEE : Au Moyen-Orient, pourquoi les États qui ont mené une politique laïque (Irak, Syrie) se sont-ils effondrés alors que les États théocratiques (Iran, Arabie saoudite et dans une certaine mesure Israël) se sont au contraire affirmés en tant qu'États forts ?
SW et AW : Il peut sembler quelque peu réducteur d’analyser la situation uniquement sous cet angle. En dehors du Moyen-Orient, la Turquie, État laïc, ne peut être qualifié de défaillant. A contrario, l’Afghanistan, république islamique, n’est pourtant pas un « État fort ».
En dehors du Moyen-Orient, la Turquie, État laïc, ne peut être qualifié de défaillant. A contrario, l’Afghanistan, république islamique, n’est pourtant pas un « État fort »
De nombreux facteurs – historiques, économiques, politiques, sociaux, géopolitiques, etc. – expliquent par ailleurs la défaillance d’un État, qui se caractérise alors par son incapacité à assumer les fonctions régaliennes en matière d’ordre public, de justice et de police, par son incapacité à préserver les droits et à assurer les besoins fondamentaux de sa population, par son incapacité à faire face aux troubles internes, aux crises ethniques, politiques, etc.
Si certains États comme la Somalie ou la République démocratique du Congo (RDC) sont historiquement fragiles, la défaillance de l’État n’est pas toujours une réalité historique. Jusqu’au début des années 2000, l’Irak était un État autoritaire doté de structures étatiques relativement fortes. Après la dissolution de l’armée de Saddam Hussein, le pays s’est complètement déstructuré.
MEE : Le livre évoque la possible disparition de l'État – une idée terriblement anxiogène. Pourtant, là encore, avant les traités de Westphalie en 1648, il existait d'autres formes d'autorités comme la papauté et l'empire, et le monde s'en accommodait. Pourquoi l'idée de voir l'État disparaître nous inquiète-t-elle tant ?
SW et AW : La question de la disparition de l’État est soulevée par de nombreux théoriciens de l’État. Toutefois, sa réponse ne fait pas consensus dans les milieux académiques et scientifiques.
Il existe une confusion entre la question de la disparition de l’État (en tant que modèle) et la question de la disparition d’un État en particulier (en tant qu’incarnation institutionnelle de ce modèle)
Parmi ceux qui partagent l’idée d’un État « en crise », là aussi il existe des nuances. Certains parlent d’« affaiblissement », de « déclin » ou encore d’« échec » de l’État. Le choix des mots a son importance car chacun d’eux renvoie à une réalité, une perception, différente quant à l’érosion de la souveraineté de l’État. Il existe par ailleurs une confusion entre la question de la disparition de l’État (en tant que modèle) et la question de la disparition d’un État en particulier (en tant qu’incarnation institutionnelle de ce modèle).
Le cas de la crise catalane est assez éclairant à cet égard. Cette crise dans l’État espagnol pose question quant à la capacité de ses dirigeants à gérer ce qui est perçu comme une crise de l’État.
N’est-ce pas davantage le fonctionnement de l’État espagnol que le modèle étatique stricto sensu qui est remis en question par les mouvements indépendantistes catalans ? Autrement dit, plutôt que de s’en prendre à l’État dans son essence, ils aspirent à constituer un nouvel État sous leur contrôle sur une partie du territoire espagnol.
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