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Abdel Raouf Dafri : « La guerre d’Algérie fait encore l’objet d’un tabou très fort »

Qu’un sang impur… est le premier long métrage d’Abdel Raouf Dafri, un des meilleurs scénaristes de sa génération. Un pari risqué car il s’attaque à un sujet qui reste encore sensible des deux côtés de la Méditerranée : la guerre d’Algérie
Abdel Raouf Dafri réalise son premier long métrage et s'attaque à la guerre d'Algérie (AFP)
Par Adlene Meddi à ALGER, Algérie

Abdel Raouf Dafri n’a pas la langue dans sa poche. Il vient de loin, ce fils d’immigrés algériens, né à Marseille il y a 54 ans, récompensé par les César de la meilleure adaptation pour le biopic en deux parties sur la figure du banditisme Jacques Mesrine, Mesrine : l’instinct de mort, et du meilleur scénario pour Un prophète, film rapidement devenu culte. 

Il s’attaque aujourd’hui à un thème sensible aussi bien en France qu’en Algérie : la guerre de libération algérienne (1954-1962). Le pitch du film nous renvoie quelque part au cheminement infernal dans Apocalypse Now d’un capitaine Willard à la recherche du colonel Kurtz. 

Scène du film Qu’un sang impur… (avec l’aimable autorisation de Roger Arpajou)

Dans son tout premier long métrage, Qu’un sang impur… dont la sortie est prévue prochainement, Dafri raconte l’histoire de Paul Andreas Breitner, joué par l’excellent Johan Heldenbergh, un ancien combattant des commandos d’élite du Nord-Vietnam. Il doit mener une mission suicide : traverser la région montagneuse des Aurès dans l’est algérien, bastion des combattants indépendantistes, à la recherche de son ami, le colonel Simon Delignières, porté disparu. 

Dans ce film, Dafri ne veut s’épargner aucune des horreurs de cette guerre qu’on n’osait même pas nommer. Une manière pour lui, Français d’origine algérienne, d’affirmer que l’identité française n’est pas juste une question de descendance ou de couleur. Surtout, il insiste pour dédier son film « au peuple algérien et à tous ces jeunes appelés et rappelés [français] ».

Middle East Eye : Tout d’abord, pourquoi s’attaquer à la guerre d’Algérie ? 

Abdel Raouf Dafri : Mes parents sont Algériens. Il m’a semblé évident de parler de cette guerre qu’ils ont traversée de telle manière qu’ils ont choisis de venir par bateau en France (à Marseille) moins d’un an après l’indépendance de leur pays. Si j’avais été vietnamien d’origine, je me serais attaqué à la guerre d’Indochine. 

Mais au-delà de mon origine, je trouve qu’en France, ce siècle et demi de notre histoire est occulté de l’espace public et n’est quasiment jamais abordé dans le cinéma français. La guerre d’Algérie fait encore l’objet d’un tabou très fort...

En France, ce siècle et demi de notre histoire est occulté de l’espace public et n’est quasiment jamais abordé

Une réserve pas si étrange que ça lorsqu’on se plonge dans les faits qui ont rythmé ses huit années de guerre. Très vite, on comprend qu’aucun des deux voire trois camps (armée française, FLN et MNA [Mouvement national algérien]) ne peut se targuer de s’être conduit proprement. 

La France a commis de nombreux actes de cruauté. Le FLN et le MNA se sont entretués. Tous deux rackettaient allègrement le travailleur immigré en ponctionnant sur son maigre salaire l’impôt révolutionnaire.

Au sujet du FLN, dois-je évoquer le massacre de Melouza au cours duquel 374 Algériens ont été massacrés parce qu’ils soutenaient le MNA ?   

MEE : Quels seraient vos liens personnels (ou familiaux) avec cette étape de l’histoire entre la France et l’Algérie ? 

ARD : Pour commencer, je me suis demandé pourquoi mes parents avaient choisi de venir vivre en France alors que leur pays venait de gagner son indépendance.

La réponse est connue : la raison est d’abord économique. Un pays qui vient d’acquérir sa liberté dans ces circonstances particulières est sujet à de grosses turbulences, même lorsque la paix est déclarée. Ahmed Ben Bella, président d’une Algérie fraîchement indépendante, a été renversé à la suite d’un coup d’État perpétré par Boumédiène, trois ans après son installation aux commandes du pays. 

Abdel Raouf Dafri sur le tournage de son premier long métrage (avec l’aimable autorisation de Roger Arpajou)

Cependant, je n’avais aucun lien avec la prison quand j’ai écrit Un prophète, ni avec Jacques Mesrine lorsque je me suis attaqué à l’écriture des deux films que Jean-François Richet a mis en scène. Si je devais traiter de la question du nazisme, devrais-je être forcément Allemand ? Non ! Je rappelle que le plus grand film sur un épisode de la guerre d’Algérie (La bataille d’Alger) a été réalisé par un cinéaste italien, Gillo Pontecorvo !

En ce qui me concerne, ma seule motivation est de parler de l’identité de la France aux Français et au monde entier. 

En clair, trouver l’universalité d’une nation à l’échelle de l’histoire et la remodeler sous une forme mythologique. C’est d’ailleurs ce que font les cinéastes américains et ça leur réussit plutôt bien...

MEE : Sur quelle « matière » avez-vous travaillé ? 

ARD : Les faits et rien que les faits ! 

MEE : Quelles sont  les inspirations (films, livres, etc.) qui vous ont accompagné durant ce projet ?

ARD : Mes sources d’inspiration sont rarement des films liés au sujet que je traite. Je préfère ne pas en regarder afin que ça ne parasite pas mon projet.

Par exemple, si je travaille sur un polar, j’éviterais soigneusement d’en regarder. Je me ferais plaisir avec un autre genre.

La question de la colonisation, et surtout la question de l’après-colonisation, parasite encore l’inconscient collectif français

Pour Qu’un sang impur…, le film qui m’a le plus inspiré par son atmosphère surtout, c’est In cold blood de Richard Brooks, adapté du livre de Truman Capote. 

Quant aux livres, il en existe pléthore consacrés à la guerre d’Algérie. 

Beaucoup sont des témoignages d’anciens militaires, algériens comme français, dans lesquels, si on retire la part de subjectivité de l’auteur, on peut approcher une certaine vérité. 

MEE : Est-ce que pour vous, la question de la colonisation préoccupe encore la France d’aujourd’hui ? Comment ?

ARD : Évidemment, la question de la colonisation, et surtout celle de l’après-colonisation, parasite encore l’inconscient collectif français. 

Sous la présidence de Nicolas Sarkozy et aussi celle de François Hollande, le débat sur l’identité nationale a ressurgi et occupé les esprits. En France, des abrutis pensent qu’un Français se définit par une peau blanche et un baptême catholique, ce qui est grotesque ...

MEE : Pourquoi avoir choisi Roger Vandenberghe, jeune résistant et héros de guerre au Vietnam comme base de travail pour votre principal personnage ? 

ARD : Johan Heldenbergh, l’acteur principal de mon film, est belge et joue le rôle de Paul Andreas Breitner, un ex-colonel des commandos Nord-Vietnam, les unités d’élite de la guerre d’Indochine, contraint de remplir une mission quasi suicide au cœur des Aurès Nemencha. 

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Pourquoi Roger Vandenberghe ? Pour deux raisons : la première est que je ne voulais pas d’un soldat « français de chez français » comme héros de mon film. Je voulais un « étranger » qui s’est battu pour la France et qui est devenu français par son sang versé, selon l’expression consacrée. 

La seconde et principale raison est que j’ai découvert au fil de mes recherches que le sous-officier français le plus décoré du XXe siècle est un Français d’origine belge surnommé Vanden ! Sa vie est à la fois une légende et une tragédie car il la perdra à seulement 24 ans. Son père était belge (il mourra intoxiqué par les gaz inhalés dans les tranchées françaises pendant la Première Guerre mondiale) et sa mère, une juive espagnole qui sera déportée à Dachau d’où elle ne reviendra pas. 

Choisir Vandenberghe, comme référence principale de mon héros de fiction, est probablement la meilleure idée que j’ai eue depuis très longtemps et c’est un pied de nez fabuleux à la face des imbéciles qui prétendent que pour être un « vrai Français » il faut forcément être blanc et catholique.

MEE : Vous dites que votre film parle aussi aux jeunes d’aujourd’hui : quel message voulez-vous leur passer ? 

ARD : Je souhaite principalement m’adresser aux jeunes car ils sont les artisans de nos lendemains, à nous les anciens… Je n’ai pas de message particulier à faire passer, si ce n’est un seul : ouvrez des livres, ouvrez-en plusieurs et jugez sur pièces. 

Ne laissez pas la transmission des souvenirs subjectifs de vos parents et grands-parents vous forger un avis définitif. Interrogez le passé et ne prenez pas les vérités de chacun pour argent comptant… Faites-vous votre propre opinion ! 

MEE : Dans un entretien, vous avez déclaré que dans la guerre d’Algérie, « il n’y a pas de gentils », contrairement à la Seconde Guerre mondiale où les résistants à l’occupation nazie étaient les « gentils ». Est-ce que se battre pour sa liberté n’est pas une cause juste ? 

ARD : Si vous essayez de me faire dire que les « fellagas » [combattants] du FLN étaient les « gentils » et l’armée française les « méchants », c’est peine perdue. Si c’était vrai, pouvez-vous m’expliquer pourquoi Mohamed Boudiaf [un des fondateurs du FLN, assassiné en 1992] s’est exilé au Maroc pendant près d’une trentaine d’années après l’indépendance ? 

Et je prends Boudiaf comme exemple parce qu’il est l’un des premiers chefs de la Révolution, ceux qu’on a appelés « les Fils de la Toussaint »…

Après un exil de 27 ans au Maroc, Mohamed Boudiaf revient le 16 janvier 1992 en Algérie où il a été appelé, en pleine crise politique, à prendre la tête du Haut Comité d'État (AFP).

D’ailleurs, il n’a pas été le seul grand Algérien à préférer l’exil plutôt que de voir son pays tomber aux mains de gens corrompus pour ne pas dire pire…

Maintenant, se battre pour libérer son pays est une belle et noble chose. Mais doit-on le faire en rackettant et en massacrant son peuple ? 

MEE : Comment avez-vous ressenti tout ce silence autour des appelés français envoyés en Algérie à l’époque ? 

ARD : Je suis né en 1964, je n’ai donc pas pu ressentir le silence autour des appelés français envoyés en Algérie, mais j’ai lu beaucoup de choses à ce sujet. 

Et ce n’est pas une belle chose que la France a faite à ses jeunes : les envoyer 36 mois dans un pays dont on leur disait qu’il n’était sujet qu’à des troubles à l’ordre public (comprenez l’ordre du colonisateur) alors que c’était une terre en guerre. 

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Une fois sur place, ces jeunes Français ont vécu toutes les horreurs de la guerre. D’ailleurs, mon film est principalement dédié au peuple algérien et à tous ces jeunes appelés et rappelés. 

MEE : Avez-vous prévu de montrer le film en Algérie ?

ARD : J’aimerais bien, mais je ne crois pas que ce soit possible vu qu’il n’y a plus de salles de cinéma en Algérie. Corrigez-moi si je me trompe ! 

De plus, je ne crois pas que le discours que tient mon film serait au goût du pouvoir politique en place en Algérie.

MEE : Tout en insistant sur le fait que votre pays est la France, ce film n’est-il pas, quelque part un retour au pays d’origine de vos parents ? 

ARD : Je n’insiste pas sur le fait que la France est mon pays. C’est une évidence ! 

Je suis né en France, j’y ai fait de très courtes et peu glorieuses études et je suis devenu l’homme que je suis grâce à ma mère (mon père ne mérite pas d’être évoqué) et à la République française. 

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