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« Je vais enterrer ma femme chez nous » : en Irak, pas de sépulture pour les morts du coronavirus

En Irak, où la mort violente rôde pourtant depuis des décennies, les corps des victimes de la pandémie attendent dans des morgues, faute de terrain pour les enterrer
Wadi Salam, à Nadjaf, est un des plus grands cimetières du monde (AFP)
Par AFP à BAGDAD, Irak

Le coronavirus a emporté son père et la peur de la contagion prive désormais Saad Malak d’une sépulture. Parce qu’ils se sont heurtés au refus des gestionnaires de cimetières et des habitants des alentours, Saad et son cousin Salem al-Chemmari ont dû se résigner à laisser le corps du vieil homme dans l’un des hôpitaux de Bagdad, dont les nombreuses morgues n’ont cessé d’accueillir des corps au fil des conflits sanglants du pays.

« Notre pays est si grand. Est-ce qu’il n’y a vraiment pas quelques mètres carrés vides pour enterrer ces corps ? », lâche, en larmes, Saad Malak à l’AFP. « Cela fait une semaine que mon père est mort et nous n’avons toujours pas pu organiser ses funérailles ou l’enterrer. »

« Cela fait une semaine que mon père est mort et nous n’avons toujours pas pu organiser ses funérailles ou l’enterrer »

- Saad Malak, un habitant de Bagdad

Face à un virus qui a déjà tué 42 personnes et contaminé plus de 500 personnes – selon les chiffres officiels sûrement bien en-dessous de la réalité en Irak, pays de 40 millions d’habitants –, seuls quelques milliers ont été testés. Et la méfiance règne. 

Dans un pays au système de santé indigent, les tribus, dont les coutumes font loi, refusent catégoriquement d’offrir des parcelles de terrain à ces morts infectés.

Il y a quelques jours, l’un de ces clans a forcé une délégation du ministère de la Santé qui tentait d’enterrer quatre victimes de la maladie dans une zone du nord-est de Bagdad, à faire demi-tour.

Les employés du ministère ont ensuite tenté leur chance ailleurs, au sud-est de la capitale. Là, des dizaines d’habitants en colère les ont aussi forcés à rebrousser chemin.

Trois linceuls

Le petit convoi n’a alors pas eu d’autre choix que de redéposer les quatre corps dans des tiroirs frigorifiés de la morgue d’où ils avaient été sortis.

Salem al-Chemmari, lui aussi, a déjà sorti le corps du père de Saad d’une morgue. Escortés par la police, les deux hommes voulaient l’enterrer. 

« Des hommes armés se présentant comme appartenant à une tribu nous ont menacés : ‘’On brûle votre voiture si vous l’enterrez ici’’ », rapporte-t-il à l’AFP. « La présence de la police n’y a rien fait. »

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Car les habitants des environs ont peur. L’un d’eux, qui préfère ne pas donner son nom, affirme craindre « pour les enfants et les familles ». « C’est pour ça que nous refusons les enterrements près de chez nous », dit-il.

Le ministre de la Santé, Jaafar Allaoui, a personnellement assuré qu’il n’y avait pas de risque de contagion par les corps mis en terre, mais en a appelé aux plus hautes autorités religieuses chiites pour qu’elles interviennent.

Le grand ayatollah Ali Sistani a prononcé un édit : chaque mort du coronavirus devra être enveloppé de trois linceuls et les autorités doivent faciliter les enterrements.

Mais aux portes des provinces de Nadjaf et Kerbala, les deux grandes villes saintes du sud de l’Irak, le ministère de la Santé ne peut imposer sa volonté aux autorités locales, assure un médecin.

Couvre-feu total jusqu’au 11 avril

Sous le couvert de l’anonymat, il affirme à l’AFP qu’au moins un corps en route pour être enterré à Najaf a été arrêté à l’entrée de la province, et des familles rapportent la même histoire à l’entrée de Kerbala.

Un comble dans un pays qui abrite l’un des plus grands cimetières du monde, Wadi Salam, à Nadjaf.

Faute de terrain, « un mari m’a dit : ‘’Je vais enterrer ma femme chez nous’’ », rapporte le médecin à l’AFP. « Et pour le moment, nous n’avons qu’une quarantaine de morts, mais que ferons-nous quand il y en aura beaucoup plus ? », s’alarme-t-il.

Le personnel médical désinfecte une salle à l’hôpital Hakim de Nadjaf, le 25 mars 2020 (AFP)

Car l’inquiétude est grande que l’épidémie enfle en Irak – voisin de l’Iran où le virus a déjà fait plus de 2 500 morts – en pénurie chronique de médicaments, de médecins et d’hôpitaux.

Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le pays compte quatorze lits d’hôpital pour 10 000 habitants, contre 60 en France par exemple.

Et l’Irak, deuxième producteur de l’OPEP, ne consacre que 1,8 % de son budget à la santé. Pire, le ministre de la Santé a récemment accusé le Premier ministre démissionnaire de lui avoir refusé cinq millions de dollars.

Frappées de plein fouet par la chute des cours du pétrole, les autorités n’ont cessé de lancer des appels à contribution au secteur privé, quasi-inexistant en Irak, et aux banques.

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Mais en plus des hôpitaux détruits par la guerre, l’Irak doit aussi affronter la pandémie avec moins de médecins par habitants que la Libye, en plein chaos, car ils ont fui le pays par centaines face aux enlèvements et autres violences.

Redoutant des hôpitaux infectés ou incapables de faire face, des Irakiens tentent, avec les moyens du bord, de trouver des solutions.

Mortada al-Zoubeidi, ingénieur médical du sud de l’Irak, a par exemple construit une capsule transparente avec lit médicalisé, bouteille d’oxygène, climatiseur et même téléviseur, pour confiner les malades.

Les autorités, elles, ont décrété le couvre-feu total jusqu’au 11 avril et interdit les rassemblements, même pour les funérailles.

Salem al-Chemmari, lui, attend toujours. « Maintenant, la mort ne nous fait plus rien. Nous n’avons plus qu’un rêve : enterrer nos morts. »

Par Ammar Karim, à Bagdad

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