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Covid : la campagne vaccinale a révélé les inégalités au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

Les experts en santé et les économistes préviennent que les inégalités dans le monde arabe auront des conséquences sociales et politiques dans les années à venir
Dans la région, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une couverture vaccinale de 98 % et 94 % respectivement, tandis que seuls 1,5 % des Yéménites ont été vaccinés (MEE Creative)
Dans la région, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une couverture vaccinale de 98 % et 94 % respectivement, tandis que seuls 1,5 % des Yéménites ont été vaccinés (MEE Creative)
Par Azad Essa

Les cas de covid-19 repartent à la hausse et les pays pauvres du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord pourraient se retrouver encore plus à la traîne à cause de la distribution inégale des vaccins salvateurs.

Fin juillet, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a tiré la sonnette d’alarme quant à la multiplication des cas de covid dans la région de la Méditerranée orientale (EMRO), qui s’étend du Maroc au Pakistan mais ne comprend pas Israël et l’Algérie.

Compte tenu de la lassitude générale vis-à-vis du covid et des affirmations selon lesquelles la nouvelle souche pourrait être très contagieuse mais pas nécessairement mortelle, l’information a sombré dans l’oubli. 

« Les conflits armés, l’instabilité politique, les chocs climatiques et les impacts secondaires de la pandémie de covid-19 ont affaibli les capacités à résister et à se remettre des chocs »

- Robert Mardini, directeur général du CICR

Mais les experts en santé ont mis en garde à plusieurs reprises : la pandémie n’est pas terminée.

Les cas de covid n’ont pas baissé. Ils vont et viennent par vagues. Les décès ont diminué, mais le virus a toujours la capacité de submerger les systèmes de santé et de tuer. 

La pandémie de covid-19 et la ruée qui a suivi vers une couverture vaccinale universelle n’ont pas seulement illustré l’énorme fossé entre pays riches et pauvres, mais aussi les immenses inégalités qui existent entre pays d’une même région. 

Et alors que le continent africain reste la région où la couverture vaccinale est la plus faible, c’est au Moyen-Orient que ces inégalités sont les plus marquées.

En août 2022, environ 62 % du monde avait reçu des vaccins. Alors que les Émirats arabes unis (EAU) et le Qataront une couverture vaccinale de 98 % et 94 % respectivement, seulement 1,5 % des Yéménites ont été vaccinés.

De même, la couverture en Syrie (10 %), en Libye (17 %) et en Palestine (34 %) est bien inférieure à la moyenne mondiale. Huit des vingt-et-un pays de Méditerranée orientale n’ont pas encore atteint une couverture de 20 %.

Le fait que cette information n’ait pas suscité un sentiment d’urgence a masqué un autre symptôme de la pandémie : l’inégalité.

Depuis que le covid-19 a été déclaré pandémie en mars 2020, la réaction au virus et l’accès ultérieur à un vaccin salvateur ont mis en lumière le vaste fossé entre les pays occidentaux riches et une grande partie du monde en développement.

La pénurie de vaccins a vu l’émergence de l’expression « apartheid vaccinal », qui a mis en évidence les inégalités entre les nantis et les démunis.

Mais à mesure que le virus mutait en plusieurs nouvelles souches et que les vaccins devenaient bien plus disponibles et leur efficacité plus discutable, la discussion sur l’équité s’est dissipée.

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Disparité entre les pays

Fin décembre 2021, l’OMS avait retenu huit vaccins pour une utilisation dans le monde entier. L’objectif immédiat était de prévenir les décès et d’éviter que les systèmes de santé soient submergés.

Au cours de la dernière année et demie, des vaccins ont été introduits en Méditerranée orientale par divers moyens.

Les pays à revenus élevés de la région, comme le Qatar et les Émirats arabes unis, se sont directement procurés des vaccins, tandis que les pays à faibles revenus, comme le Yémen, comptaient sur la coalition Covax ou sur des dons de pays amis.

En mars 2021, le Soudan a été le premier pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à recevoir des vaccins via Covax.

Les efforts de vaccination, cependant, ont été semés d’obstacles autres que la disponibilité. Le succès de l’administration des vaccins dépendait également de l’état des systèmes de santé existants.

Au Yémen, où une guerre brutale fait rage depuis 2014, des facteurs tels que l’instabilité politique, la corruption, la pénurie de centres médicaux et la volonté du personnel ont entravé la campagne de vaccination.

« Au départ, il n’y avait pas de vaccins. Puis, lorsque les vaccins sont arrivés, les Yéménites ont reçu des vaccins Johnson & Johnson ou AstraZeneca, considérés comme ayant causé des problèmes de santé en Occident », indique Aisha Jumaan, de la Yemen Foundation.

« Les Yéménites avaient l’impression qu’on leur donnait des rebuts de vaccins. Cela a donc alimenté la méfiance et la désinformation », rapporte-t-elle à Middle East Eye.

En mars 2021, l’OMS disait s’attendre à ce que 21 % des Yéménites soient vaccinés d’ici la fin de l’année. Début août 2022, moins de 2 % avaient été vaccinés.

 

« La principale raison de la faible couverture en Libye et au Yémen est le conflit, l’accès limité à la population et les défis politiques », explique un porte-parole de l’OMS à MEE.

« Les autorités de facto du Yémen du Nord n’autorisent pas la livraison du vaccin contre le covid-19 à la population vivant sous leur contrôle. Le Yémen du Sud prévoit de vacciner au moins 30 % de la population vivant dans le Sud d’ici décembre 2022 », poursuit le porte-parole.

Avec une dizaine de médecins pour 10 000 habitants et environ la moitié des établissements de santé endommagés par le conflit, on ne sait toujours pas si ces objectifs peuvent être atteints. 

Des difficultés similaires ont été signalées dans plusieurs autres pays de la région.

En Syrie, alors que certains vaccins sont disponibles pour les groupes à haut risque depuis avril 2021, ce n’est qu’à la fin de l’année que les vaccins contre le covid-19 ont été mis à disposition du public. 

En février 2022, l’OMS estimait que seuls 5 % des Syriens avaient été vaccinés. Elle a annoncé son intention de vacciner 40 % de la population d’ici avril. Mais en août 2022, la jauge n’avait pas dépassé la barre des 10 %.

Un porte-parole de l’OMS à Damas confie à MEE que la désinformation et l’hésitation à la vaccination comptaient parmi les raisons de la faible couverture dans le pays.

« Il n’y a actuellement aucune pénurie de vaccins contre le covid-19 en Syrie. Le vaccin en stock suffirait actuellement à vacciner près de 45,8 % de la population dans l’ensemble de la Syrie », détaille le représentant de l’OMS.

 

Manque de fiabilité des données

Les rapports sur le nombre de décès dus au covid-19 dans le monde sont restés notoirement peu fiables. Les experts en santé ont donc averti à plusieurs reprises que les décès liés au virus avaient été sous-déclarés et probablement sous-estimés.

Fin 2021, on dénombrait 5,9 millions de morts dans le monde, mais une étude de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME), basé aux États-Unis, publiée en mars 2022, fait valoir que le nombre de morts pourrait être trois fois supérieur au nombre rapporté.

L’IHME a utilisé un outil appelé « surmortalité », examinant le nombre de décès au cours de la période et le comparant aux tendances des années précédentes.

Il a conclu que le nombre de décès excédentaires était le plus élevé en Asie du Sud, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le nombre de décès liés au covid-19 en Égypte, au Maroc, au Soudan et au Yémen étant probablement plus de dix fois plus élevé que ce qui a été signalé.

Bien qu’il ait déclaré qu’il fallait davantage de recherches pour faire la distinction entre « la proportion de surmortalité directement causée par l’infection par le SRAS-CoV-2 et les changements dans les causes de décès en tant que conséquence indirecte de la pandémie », les implications sont claires : le plein impact de la pandémie n’a pas encore été élucidé.

« Il y a eu plusieurs vagues de covid-19 au Yémen, et lors de la première vague, nous avons perdu beaucoup de gens, y compris de nombreux professionnels de santé »

- Aisha Jumaan, Yemen Foundation

C’est au Yémen, encore une fois, que les pénuries de tests de dépistage, d’équipements de protection et de vaccins ainsi que le manque de mécanismes de déclaration de décès donnent un aperçu de l’ampleur du phénomène de sous-déclaration.

Selon les statistiques officielles, il n’y a eu que 11 895 cas de covid au Yémen. Sur ces cas, 18 % des Yéménites positifs au covid (soit 2 152) sont morts du virus. C’est l’un des taux les plus élevés au monde.

« Il y a eu plusieurs vagues de covid-19 au Yémen, et lors de la première vague, nous avons perdu beaucoup de gens, y compris de nombreux professionnels de santé », observe Aisha Jumaan. « Dans un pays où il y a une pénurie de professionnels de santé, l’impact sur la société a été très important. »

Fin juillet, l’OMS a déclaré que les décès liés au covid en Méditerranée orientale avaient augmenté de 26 %.

L’organisme mondial a décrit l’augmentation des cas au Soudan et les décès associés comme étant allés « au-delà de la capacité du pays à réagir ».

Selon les dernières statistiques rapportées, le nombre mondial de décès liés au covid au début du mois d’août 2022 était estimé à 6,41 millions, avec 345 429 décès signalés dans la région située entre le Maroc et le Pakistan.

 

Anxiété liée au vaccin

En juillet 2021, des chercheurs ont mené une étude transversale du monde arabe pour étudier les attitudes à l’égard des vaccins.

Selon l’étude, publiée dans le Saudi Pharmaceutical Journal, l’enquête dans quatre pays arabes révèle que le monde arabe est susceptible d’être bien plus hésitant que les États-Unis, le Canada ou la Chine à accepter les vaccins. Elle fait valoir que la question se résume à un manque de confiance dans le gouvernement et dans le contexte social et économique.

« Près de la moitié des citoyens jordaniens et libanais étaient contre le vaccin »

- Saudi Pharmaceutical Journal

« Près de la moitié des citoyens jordaniens et libanais étaient contre le vaccin. L’instabilité économique, sociale et politique au Liban a peut-être entaillé la confiance du public dans son gouvernement en ce qui concerne la fourniture équitable de vaccins sûrs et efficaces qui sont conservés et stockés dans des conditions optimales », fait valoir l’étude.

De même, les migrants ou les réfugiés sans papiers et les dissidents politiques ont également été réticents à partager des données personnelles, souvent nécessaires pour la traçabilité des vaccins contre le covid-19, avec les autorités.

Les experts en santé et les économistes affirment que la lenteur de l’adoption de la vaccination au Moyen-Orient ne peut être comprise en dehors des défis sociaux et économiques auxquels sont confrontées tant de communautés dans la région. Des hésitations ont également été signalées au Soudan, au Liban, en Irak et en Jordanie.

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L’anxiété suscitée par la vaccination est un symptôme de l’inégalité structurelle de la vie quotidienne des gens.

Par exemple, dans les territoires palestiniens occupés, que ce soit à Gaza, à Jérusalem-Est ou en Cisjordanie, la pandémie n’a guère empêché les forces israéliennes de détruire des maisons, de déplacer de force des familles, de restreindre les déplacements et de maintenir une emprise étroite sur les médicaments et l’équipement. 

En juillet 2022, Médecins pour les droits de l’homme a déclaré que les autorités israéliennes avaient rejeté un tiers des demandes de permis médicaux pour que des mineurs palestiniens de la bande de Gaza sous blocus se rendent à Jérusalem-Est, en Cisjordanie ou en Jordanie pour recevoir des soins médicaux d’urgence en 2021.

Entre 2008 et 2021, environ 840 Palestiniens sont morts alors qu’ils attendaient un permis pour quitter Gaza pour recevoir un traitement.

« La vaccination contre le covid-19 est tombée en bas de la liste des priorités par rapport à la fourniture de produits essentiels de la vie quotidienne, tels que la nourriture, les médicaments et l’électricité »

- Porte-parole de l’OMS à Damas

De même, on estime qu’environ un Yéménite sur quatre est aux prises avec des problèmes de santé mentale précipités par l’instabilité politique et les conflits, les pénuries alimentaires et les pertes d’emplois.

Le Yémen ne compte que 0,21 psychiatre pour 700 000 habitants et 0,17 psychologue pour 100 000, contre12,4 psychiatres et 29,03 psychologues pour 100 000 habitants aux États-Unis.

En d’autres termes, bien que les vaccins soient toujours considérés comme le meilleur moyen de prévenir des formes graves du covid-19, les populations de plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont confrontées à des luttes quotidiennes qui placent souvent la question au bas de leurs priorités.

« La vaccination contre le covid-19 est tombée en bas de la liste des priorités par rapport à la fourniture de produits essentiels de la vie quotidienne, tels que la nourriture, les médicaments et l’électricité », estime le représentant de l’OMS à Damas.

« De plus, ce changement d’attitude a été alimenté par la diminution mondiale de l’adhésion aux mesures de santé publique et de distanciation sociale, ce qui a donné aux gens l’impression que la pandémie était terminée », ajoute le porte-parole.

 

Spectre de troubles sociaux

L’augmentation de la circulation du covid, la faible couverture vaccinale et le peu de perspectives économiques exacerbées par l’invasion russe de l’Ukraine suscitent la perspective d’une crise sanitaire et économique prolongée au Moyen-Orient.

Même avant la pandémie, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord étaient aux prises avec une faible croissance annuelle, un manque d’emplois de qualité, une fragilité politique et des conflits. La région a été marquée par une montée des troubles sociaux au Soudan, en Tunisie et au Liban jusqu’à ce que les restrictions liées au covid-19 y mettent fin.

La Banque mondiale a indiqué que la baisse du niveau de vie et des moyens de subsistance au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pendant la pandémie avait été ressentie plus intensément par les échelons les plus pauvres de la société. En Égypte et en Tunisie, par exemple, les 40 % les plus pauvres ont été les plus durement touchés au début de la pandémie.

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Les universitaires Adam Hanieh et Rafeef Ziadah ont averti fin juillet que « la pandémie a[vait] accentué les inégalités dans la région, ses effets tombant de manière disproportionnée sur les pauvres et les plus marginalisés, en particulier les femmes, les jeunes, les migrants et les réfugiés ».

Hanieh et Ziadah, dans le Journal of Development and Change, font valoir que « la lenteur de la vaccination dans la majeure partie de la région exercera également une pression accrue sur les budgets gouvernementaux et les infrastructures médicales dans les pays qui sont déjà les moins bien équipés pour lutter contre le virus ».

Le duo écrit que la pandémie a également conduit à un approfondissement de la surveillance et de l’autoritarisme au Moyen-Orient et a soulevé le spectre de l’émergence d’une nouvelle vague de mobilisations politiques dans le sillage de la pandémie. 

De même, Robert Mardini, directeur général du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), a déclaré que la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) se dirigeait rapidement vers une crise de sécurité alimentaire. 

« Les conflits armés, l’instabilité politique, les chocs climatiques et les impacts secondaires de la pandémie de covid-19 ont affaibli les capacités à résister et à se remettre des chocs », énumère-t-il.

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« L’inflation, combinée à la perte de revenus due à la pandémie, a fait augmenter la pauvreté, en particulier chez les ménages ruraux et déjà pauvres, abaissant le niveau de vie des plus vulnérables », rapporte à MEE un porte-parole de la Banque mondiale.

« Ne pas être vacciné pourrait avoir un effet sur le revenu d’un ménage (si cela incite les gens à cesser de travailler), et cela, ajouté à l’inflation, pourrait frapper plus durement la pauvreté et les inégalités », poursuit le porte-parole.

Les différences dans les taux de vaccination dans la région détermineront en fin de compte la gravité des futures vagues d’infection.

Aisha Jumaan, de la Yemen Foundation, estime que cela aurait pu être évité si les pays arabes les plus riches avaient négocié un prix avec les sociétés pharmaceutiques pour toute la région.

Au lieu de cela, si une nouvelle souche ou vague émergeait, les pays ayant la couverture vaccinale la plus faible et l’infrastructure la plus défaillante ramèneraient leurs populations dans le cycle des maladies graves, de l’augmentation des décès et des crises économiques dans lequel elles sont déjà enfermées.

Traduit de l’anglais (original publié le 19 août 2022) par VECTranslation.

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