Aller au contenu principal

La bataille pour Jérusalem

Cette bataille sera soit la dernière menée par les Palestiniens avant la prise de Jérusalem-Est par les juifs israéliens, soit la première d’une lutte de bien plus grande envergure

Etre résident palestinien de Jérusalem revient à souffrir d'une forme particulière d’apatridie. Ils ne sont citoyens ni d'Israël ni de Palestine. Ils ne peuvent pas voter. Ils ne possèdent pas de passeport officiel et ne peuvent pas traverser les frontières librement.

Ils ont le droit de résider à Jérusalem, mais mènent un combat au quotidien pour le conserver. Dans le cadre de la politique "Centre de vie" appliquée par le ministère de l'Intérieur israélien, ils ont en permanence l’obligation de réfuter une négation, de prouver que leur véritable vie de famille ne se trouve pas ailleurs. Cela signifie devoir sans cesse recueillir des preuves, telles que prescriptions médicales et inscriptions scolaires, indiquant qu’ils résident effectivement à Jérusalem. Les inspecteurs israéliens vont jusqu'à compter les vêtements dans une armoire ou la nourriture dans un réfrigérateur pour vérifier le nombre revendiqué d’enfants vivant dans le logis familial.

Le fait d’accéder à la citoyenneté d'un quelconque autre pays ou de passer trop de temps à l'étranger est un motif suffisant de révocation du statut de résident, statut qui ne peut être par ailleurs transmis aux enfants. Ils ne peuvent pas non plus agrandir leur maison, et s’ils venaient à le faire, ils auraient à payer pour faire démolir l'extension bâtie, ou la détruire eux-mêmes. C’est de cette communauté que sont originaires les deux hommes qui ont agressé à l’arme à feu et à la hache des fidèles priant mardi matin dans une synagogue de Jérusalem-Ouest.

Il y a un autre élément spécifique à cette attaque contre une cible religieuse juive. Ghassan Abu Jamal, 23 ans, et Odai Abu Jamal, 30 ans, n’étaient pas membres d'un groupe palestinien religieux, ils appartenaient au Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) – une  organisation révolutionnaire laïque de gauche fondée par Georges Habache, un chrétien palestinien responsable dans les années 1960 d’une série de détournements d'avions.

Ceci nous amène au troisième élément nouveau dans cette attaque : selon les informations à disposition, le FPLP n'a pas ordonné ou planifié cette attaque. Un message publié sur la page Facebook du groupe a soutenu l'attaque et identifié ceux qui l’ont commise comme membres du FPLP. Cependant, un communiqué envoyé par courriel au nom du groupe a omis toute affiliation de ces hommes au FPLP. Ses représentants à Gaza voulaient revendiquer la responsabilité de l'attaque, la Cisjordanie ne voulait pas. Ceci ressemble à l'enlèvement et assassinat de trois jeunes colons par des membres du Hamas, dont le Hamas même ne savait rien.

Ofer Zalzberg, directeur d’analyse sur le Moyen-Orient à l'International Crisis Group (ICG), a mis le doigt sur ce qui se passe à Jérusalem. "Il n'y a pas de leader capable de représenter les besoins et les demandes des résidents de Jérusalem-Est ou des Palestiniens en général. Pour les Palestiniens, Abbas semble inactif, les actions menées par la Jordanie sont limitées, et la majeure partie du monde arabe ou islamique ne semble pas se mobiliser", a déclaré Zalzberg. "Personne n’agit face aux menaces perçues par les Palestiniens à Jérusalem-Est et donc, en l'absence de dirigeants, ce sont les individus qui réagissent", a-t-il ajouté.

Alors que Benjamin Netanyahou affirmait que "l'incitation" de Mahmoud Abbas était responsable de l'attaque de la synagogue, une jeune femme à Ramallah publiait une vidéo fustigeant le président palestinien pour avoir condamné l’attaque. Dans sa vidéo, Kristina Youssef s’insurgeait :

"Monsieur le Président ! Où étiez-vous il y a un mois ? Où étiez-vous lorsque le petit Turin a été tué ? Où étiez-vous hier lorsque Youssef al-Ramouni a été étranglé à mort sur son lieu de travail ? Avez-vous vu la vidéo de sa femme en pleurs ? Où êtes-vous ? Regardez-vous les infos ? Où êtes-vous?

"Nous ne sommes pas dans un état de guerre. Nous sommes au milieu d'un massacre. Nous avons perdu tout espoir. Et vous condamnez ceux-là mêmes qui nous permettent de lever la tête ?

"Où sont les violations d'Al-Aqsa ? Voici Al-Aqsa. Il ne lui reste plus que quelques années. [Les Israéliens] sont en train de la démolir. Ils sont en train de creuser en dessous. Chaque jour, les femmes sont battues à Al-Aqsa. Pourquoi ne dénoncez-vous pas cela publiquement ? Si vous ne voulez pas nous soutenir, alors au moins mettez-vous de côté. Croyez-moi, nous pouvons faire le travail à votre place, nous pouvons défendre notre pays, nous n’avons pas besoin de vous".

Qu'on le veuille ou non, il s’agit d’une voix palestinienne authentique. La vidéo est devenue virale. La question n’est donc pas de savoir dans quelle mesure Abbas condamne ou se dissocie des Palestiniens qui commettent ces attaques. Sur ce point, le chef de service du Shin Bet, Yoram Cohen, a contredit sans ménagement son Premier ministre. La question est de savoir à quel point Abbas, l'Autorité palestinienne et, à vrai dire, l’ensemble des factions palestiniennes ont perdu le contrôle des événements qui se déroulent sur le terrain. Les Palestiniens de Jérusalem-Est ne sont pas seulement dépourvus de patrie, il sont aussi dépourvus de leader.

La voix de Youssef ne devrait pas surprendre. Elle est le produit d’une génération qui a grandi sous une politique systématiquement appliquée et internationalement soutenue consistant à supprimer toute opposition politique en Cisjordanie et à isoler Jérusalem afin de permettre à Abbas de parler. La voix d’Abbas se fait alors au prix du silence des autres.

Cette politique a été érodée de deux manières. D’un côté, Israël a collectivement cessé d'écouter Abbas, de l'autre, le président palestinien a cessé d'être écouté par les Palestiniens eux-mêmes.

La ligne rouge dans cette bataille est al-Aqsa en particulier, et Jérusalem en général. Il ne fait aucun doute dans l'esprit des Palestiniens de Jérusalem-Est qu'Israël a déjà franchi cette ligne. Attaquer les lieux de culte est hélas devenu monnaie courante. Depuis juin 2011, dix mosquées en Israël et en Cisjordanie ont été incendiées par vraisemblablement des  extrémistes juifs de droite. Aucune charge n'a été enregistrée. Plus de 63 mosquées ont été détruites et 153 partiellement endommagées au cours de l’attaque d’Israël contre Gaza.

Depuis l'occupation de Jérusalem-Est en 1967, certains juifs aspirent à détruire la mosquée d'al-Aqsa et le Dôme du Rocher pour les remplacer par le Troisième Temple. Il y a depuis toujours un commerce prospère de photos de la ville sainte avec al-Aqsa et le Dôme du Rocher effacés sous Photoshop. Or, si ce souhait demeurait en marge du discours politique israélien, il constitue désormais un courant dominant.

Les mouvements pour la reconstruction du Troisième Temple ont gagné du terrain et l’interdiction religieuse faite aux juifs de prier sur le Mont du Temple s’est assouplie. Il y a trente ans, Yehuda Etzion, l’un des dirigeants de ces mouvements, avait été reconnu coupable de planifier la destruction du Dôme du Rocher. Aujourd'hui, il bénéficie du soutien de la droite. "Le Temple s’érigera sur l’emplacement des mosquées, il n’y a aucun doute à cela", avait annoncé Etzion.

A quelques centaines de mètres d'al-Aqsa, le quartier palestinien pauvre et surpeuplé de Silwan vit les premières étapes du processus de judaïsation. Il est maintenant désigné sous le nom de « Cité de David ». Peu de temps après la confiscation de 23 appartements supplémentaires par des colons à Silwan à la fin du mois de septembre, qui avait été suivie de violents affrontements, une annonce publicitaire était parue félicitant les colons pour leur action sioniste. « Le renforcement de la présence juive à Jérusalem est notre défi commun », pouvait-on y lire, "Nous sommes fiers de votre action de colonisation".

Quelles personnalités ont apposé leur signature sur la couverture de l'annonce ? Elie Wiesel, lauréat du prix Nobel ; Shlomo Aharonishky, ex-directeur de la police israélienne ; et le général  à la retraite Amos Yadlin, ancien chef du renseignement des Forces de défense israéliennes et candidat potentiel à la direction du parti travailliste. « En bref, pas une bande de cinglés de droite, mais bien la colonne vertébrale de l’establishment israélien », selon les mots de Meron Rapoport, collaborateur de Middle East Eye.

Les colons de la "Cité de David" ne sont que la partie visible d'un plus large processus de dépossession. Déclarer la zone "site du Patrimoine national juif", en dépit de l’absence de preuve archéologique fiable liant le roi David aux pierres découvertes lors des fouilles, n'a fait que légitimer l'action des colons.

La prise de Silwan ne constitue pas un événement marginal. Le ministre du logement Uri Ariel, dirigeant de haut rang issu du parti Foyer juif (Jewish Home), a cherché à y louer un appartement.

Sami Abu Atrash, un collègue de Yousef al-Ramouni, le chauffeur de la compagnie israélienne Egged retrouvé pendu à une barre d'acier dans son bus, résume l'atmosphère qui régnait à Jérusalem-Est mardi. "Ils sont contre nous. Ils ne veulent aucun Palestinien sur cette terre. Ils veulent transférer tout le monde", a-t-il déclaré à Middle East Eye. "Nous travaillons pour les juifs, nous les aidons tout le temps, jour et nuit. Mais les Israéliens - pas seulement les colons, mais aussi le gouvernement - les poussent à nous tuer, à détruire nos maisons. C’est la politique du gouvernement contre le peuple palestinien".

Ce qui se passe à Jérusalem-Est a même poussé le plus pro-occidental des dirigeants arabes, le roi Abdallah de Jordanie, à rappeler son ambassadeur. Le roi agit par pragmatisme. Il est conscient de la présence de partisans de l'Etat islamique sur le sol jordanien, sans parler de la majorité palestinienne du royaume hachémite. Abdullah sait que rien ne peut unifier les Arabes aussi rapidement que Jérusalem.

Ce qui nous amène à la dernière, et peut-être la plus importante, différence entre ce soulèvement palestinien, s’il s’avère en être ainsi, et les deux derniers. S’il vient à se concrétiser, le combat sera mené par des Palestiniens à l'intérieur des murs qu'Israël a construits autour de soi, par les habitants de Jérusalem-Est et les Palestiniens de 1948 [Palestiniens qui n’ont pas été évacués de leurs terres lors de la création de l’Etat d’Israël] qui sont des citoyens israéliens. Contrairement aux deux précédentes Intifadas, ce conflit ne sera pas confiné à l'intérieur de frontières sûres, garanties par de puissants Etats, qu’ils soient amis ou hostiles. Moubarak d’Egypte a disparu de la scène, et une très vaste insurrection djihadiste est en cours pour le contrôle de la péninsule du Sinaï. Les forces de Bachar al-Assad ne contrôlent plus la frontière nord d'Israël sur le plateau du Golan. Faire de Jérusalem un champ de bataille, dans les circonstances chaotiques dont est témoin le monde arabe, où quatre Etats se sont effondrés, revient à inviter à y pénétrer tous les combattants de la région.

Jérusalem deviendra sûrement un champ de bataille, si le ministre de la Sécurité publique allège les contrôles sur les permis de port d'armes accordés aux citoyens juifs d'Israël, si Jérusalem-Est est verrouillée par des barrages routiers et des patrouilles de police, ou si la réaction du gouvernement est d'annoncer 78 nouvelles colonies, comme c’est le cas.

Donc Netanyahou, pour une fois, a raison. C’est une bataille pour Jérusalem. Elle sera soit la dernière menée par les Palestiniens avant la prise de Jérusalem-Est par les juifs israéliens, soit la première d’une lutte de bien plus grande envergure dans laquelle Jérusalem servira d’aimant pour les miliciens de tous bords – sunnites ou chiites, laïques et islamistes, takfiris, djihadistes ou nationalistes. Netanyahou a choisi le champ de bataille capable de les attirer tous.
 

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant européen, et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, Hearst était correspondant pour la rubrique Education au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un manifestant agitant un drapeau palestinien lors d'une manifestation contre de nouveaux blocs de béton posés en novembre par les forces de sécurité israéliennes limitant l'accès au quartier d'Abou Tor, Jérusalem-Est (AFP).

Traduction de l'anglais (original).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].