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Le différend turco-russe et l’évolution de l’équilibre du pouvoir

Les empoignades passées de la Turquie avec la Russie ne garantissent en aucun cas des résultats similaires aujourd’hui, alors que la géopolitique, plutôt que l’histoire, est aussi source d’enseignements pour l’Égypte

L’histoire ne se répète jamais. Toutefois, cela ne signifie pas que l’histoire ne réapparaît pas d’une façon ou d’une autre dans les ramifications permanentes des événements. Ce qui se répète réellement, c’est la géopolitique.

Ou plus exactement, la géopolitique n’évolue que lentement. Par conséquent, le pouvoir sous-jacent de cette géopolitique devient un facteur crucial permettant de déterminer le cours des événements.

La géopolitique évolue très lentement dans la mesure où la géographie en elle-même n’évolue pas. C’est la dimension politique de cette géographie qui évolue. La plupart des erreurs catastrophiques commises par les décideurs politiques émanent de leur manque de connaissance de cette différence entre la stabilité de la géographie et les éléments en évolution de la politique.

Prenons par exemple la position régionale de la Russie et ses relations avec ce qui est vu aujourd’hui à Moscou comme le voisinage immédiat.

La Russie n’a émergé en tant que puissance qu’au XVIe siècle. Avant cela, la principauté de Moscou n’était rien d’autre qu’un petit émirat sous le contrôle des Tatars. Après le déclin de l’influence des Tatars, la principauté de Moscou a commencé à s’élargir progressivement. Au cours des deux siècles suivants, elle a dû combattre les empires du nord-ouest de l’Europe, à savoir la Lituanie, la Pologne et la Suède. Sous le règne de Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle, on peut considérer que la Russie est devenue une puissance eurasiatique avec laquelle il fallait compter, et qui s’est élevée au rang de menace constante pour l’État ottoman.

« Il ne faut jamais provoquer la Russie »

En vertu de sa nature chrétienne orthodoxe, la Russie était considérée comme une puissance de stabilisation dans le continent européen. Aujourd’hui, et suite à la récente escalade de la crise russo-turque qui a éclaté en raison des tirs de l’armée turque contre un avion de chasse russe ayant pénétré l’espace aérien turc, certains trouvent commode d’invoquer l’histoire du conflit virulent entre la Russie tsariste et le sultanat ottoman.

Le 6 décembre dernier, Norman Stone, professeur d’histoire européenne à l’université d’Oxford, a publié un commentaire intéressant au sujet de la crise russo-turque. Stone, qui est parti enseigner à Ankara et à Istanbul il y a plusieurs années, a conclu son commentaire en notant que la leçon que tout dirigeant turc doit retenir est qu’« il ne faut jamais provoquer la Russie ». Rappelant la série de guerres russo-ottomanes et le fait que les troupes russes se sont trouvées aux portes d’Istanbul à deux reprises au cours du XIXe siècle, Stone a insinué que la Turquie ressortirait perdante de l’escalade de la crise.

Il est vrai que la Turquie serait sans doute perdante en raison de cette turbulence soudaine dans les relations entre les deux pays, des relations qui venaient juste d’être normalisées et reconstruites pour de bon il y a un peu plus de dix ans. Pourtant, il est également nécessaire de se rappeler que malgré les impératifs géographiques et l’appel à l’expérience historique, la Russie d’aujourd’hui n’est pas la Russie du XIXe siècle et la Turquie d’aujourd’hui n’est pas l’État ottoman.

Un centre de l’orthodoxie chrétienne ?

La Russie tsariste était en état d’infraction à l’égard de son voisinage méridional. Depuis la prise de contrôle par les Russes de la péninsule de Crimée dans les années 1870, la Russie tsariste a construit une stratégie tridimensionnelle pour son avancée vers le sud : l’établissement d’un point d’appui sur la côte méditerranéenne et la prise de contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles, la transformation de la Russie en un centre de l’orthodoxie chrétienne et la revendication d’une responsabilité quant à la protection des orthodoxes d’Orient, et la création d’une ligue nationaliste slave regroupant la Russie et les peuples slaves des Balkans.

Néanmoins, la Russie post-soviétique ne représente plus le même genre de danger pour la Turquie, pas plus qu’elle n’occupe la même position sur la scène internationale et dans l’équilibre du pouvoir sur le continent européen.

La convention de Montreux de 1936 a accordé la souveraineté sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles à la République turque et réglemente depuis la traversée de ces derniers, que ce soit pour les pays bordant la mer Noire ou pour les autres pays du monde. Aucune partie à la convention ne peut la révoquer seule, en particulier lorsque la partie en question n’est pas une superpuissance de premier plan.

La Russie a perdu l’extension impériale dont elle jouissait à l’apogée de l’expansion tsariste et pendant l’ère soviétique. À l’ombre de l’équilibre du pouvoir actuel et de la transformation de l’État-nation en une unité constitutive de l’ordre mondial, il semble improbable qu’un quelconque État de l’ex-Union soviétique soit en voie de renoncer à sa souveraineté en faveur d’un retour sous la tutelle russe.

Malgré le rapprochement à court terme avec les États du bloc occidental, ou les nations euro-atlantiques, la Russie prétend de nouveau être le centre principal du pouvoir et adopte une politique de confrontation et d’interaction avec les pays occidentaux. D’un autre côté, tandis que les États du bloc occidental ont réussi à préserver l’alliance de l’OTAN dans la foulée de la guerre froide, le Pacte de Varsovie a été dissous. Depuis lors, l’OTAN a poursuivi une politique d’expansion massive en Europe centrale et orientale.

Aujourd’hui, et bien que la Russie soit un État qui donne sur la mer Noire, les autres États bordant la mer sont des membres de l’alliance de l’OTAN (comme la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie) ou sont considérés comme plus proches du bloc occidental que de la Russie (comme l’Ukraine et la Géorgie). Pour la première fois depuis l’émergence de la Russie comme une puissance européenne importante, presque tous les pays des Balkans, à l’exception de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine, sont devenus membres de l’OTAN.

Autrement dit, la majorité des pays des Balkans à majorité slave et chrétienne orthodoxe ne peuvent être considérés comme des amis ou des alliés de la Russie.

En plus de tout cela, la Russie a connu un déclin économique dans les années 1990 à la suite de l’effondrement de l’Union soviétique, ce qui a incité le président Boris Eltsine à adopter une approche de libre marché.

Par la suite, la Russie a retrouvé sa cohésion et a observé une certaine croissance économique dans la première décennie du nouveau millénaire grâce à la forte augmentation des prix énergétiques. Cependant, la Russie traverse depuis deux ans une récession économique qui devrait se poursuivre l’année prochaine, que ce soit en raison de l’énorme baisse des prix énergétiques ou des sanctions imposées par l’Europe et les États-Unis suite à la crise en Ukraine.

En d’autres termes, et indépendamment du discours menaçant de Moscou, peut-être ne faut-il pas exagérer l’ampleur du danger et de la nuisance que la Russie représente pour la Turquie.

L’Égypte antiturque de Sissi

La Russie n’est pas le seul exemple qui mérite notre attention quand il est question de mesurer la relation entre géographie et politique. L’Égypte en est un autre, surtout depuis que le régime de Sissi a commencé ses efforts pour construire un axe anti-Turquie en Méditerranée orientale. La rencontre tripartite réunissant en décembre dernier l’Égypte, Chypre et la Grèce, qui est censée devenir une rencontre régulière, est l’une des caractéristiques les plus notables de cette politique égyptienne.

Bien qu’il n’y ait pas encore de preuve tangible, certains médias égyptiens ont rapporté récemment qu’Israël et peut-être aussi la Jordanie pourraient se joindre à la rencontre entre l’Égypte, la Grèce et Chypre.

Bien sûr, l’Égypte n’est devenue un centre du pouvoir que deux décennies après que le gouverneur ottoman ambitieux Méhémet Ali a commencé à gouverner le pays. Méhémet Ali a initié une poussée expansionniste dans le Levant et vers l’Anatolie. Son aventure continue de susciter la controverse parmi les historiens quant à la vraie nature de ses objectifs. La guerre menée par Méhémet Ali a causé des dommages importants à l’État ottoman à l’époque où ce dernier n’avait pas encore terminé ses efforts visant à construire une armée moderne pour remplacer le système des janissaires révoqué en 1826.

L’équilibre international du pouvoir en Méditerranée a mis fin à l’aventure de Méhémet Ali. Bien qu’il ait pu assurer son règne et celui de sa dynastie sur l’Égypte à la fin de la guerre, il a néanmoins été obligé de réduire son armée et de démanteler la plupart des installations industrielles qu’il avait mises en place pour servir l’armée. Autrement dit, la guerre n’a pas pris fin uniquement avec des pertes massives pour l’État ottoman, mais aussi pour l’Égypte.

Il serait possible de dire que les graines de la prise de l’Égypte par l’empire colonial britannique ont été semées un demi-siècle plus tôt, pendant les guerres expansionnistes de Méhémet Ali contre le sultanat.

L’Égypte indépendante, que ce soit sous la monarchie ou la république, est redevenue un poids lourd régional en Orient, au même titre que l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite. En tant qu’État méditerranéen, l’Égypte a de par sa position géographique la possibilité de jouer un rôle majeur en Méditerranée orientale. Le problème est que le régime de Sissi ne comprend pas que la géographie seule ne suffit pas pour donner à un certain État le droit de se comporter comme une superpuissance régionale.

L’armée égyptienne souffre d’une énorme diminution de ses ressources et de ses capacités et l’Égypte se trouve au bord du déclin économique et de la ruine financière. Quant aux autres pays avec lesquels l’Égypte cherche à s’allier, l’un est pratiquement en faillite tandis que l’autre est une petite île en proie à une division depuis quatre décennies.

De même, Israël, qui est susceptible de rejoindre cette alliance, représente pour sa part un État ennemi du point de vue de la majorité du peuple égyptien. En d’autres termes, quels que soient les objectifs que le régime de Sissi a en tête, il est trop tôt pour envisager la viabilité ou l’impact probable de l’alliance qu’il poursuit en Méditerranée orientale, sans compter le fait que ces efforts pourraient en effet mener l’Égypte vers une nouvelle catastrophe.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : combinaison de photos, créée le 3 décembre 2015, montrant une photo du ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov prise le 27 septembre 2015 (à gauche) et une photo du ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu prise le 25 juillet 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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