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Qu’est-ce que le fondamentalisme laïc ?

Une écrasante majorité d’Européens partis combattre aux côtés de l’État islamique sont recrutés dans l’État le plus hyper-laïc du continent : la France

De toutes les variantes du fondamentalisme, le fondamentalisme laïc pourrait être celle dont on parle le moins. En effet, de nombreux laïcs nient l'existence même du fondamentalisme laïc. « Qu'est-ce que c'est ? Quelqu'un qui défend un peu trop la séparation de l'Eglise et de l'Etat ? », plaisantent-ils.

Non seulement le fondamentalisme laïc existe, mais il nous est également possible d'observer aujourd'hui ses effets secondaires très négatifs en France.

Dans une récente interview, j'ai demandé à Reza Aslan, auteur prolifique d'ouvrages religieux et spécialiste de la religion, pourquoi les fondamentalistes laïcs, en particulier les nouveaux athées, nient l'existence du fondamentalisme laïc. « Ils ne savent pas ce qu'est le fondamentalisme, a répondu Aslan. Le fondamentalisme est un regard au singulier dans un monde pluraliste. »

L'Urban Dictionary définit le fondamentalisme laïc comme « l'adhésion à une idéologie antireligieuse qui, de façon militante, ridiculise, raille, méprise et satirise l'idée de l'existence d'une divinité ou de divinités et/ou la religion, et affiche de l'indifférence face aux sentiments d'intolérance, de haine et de persécution que les adeptes ressentent en conséquence ». Il recourt également à la « propagande, à l’intimidation et aux insultes en tant que tactiques pour pousser les adeptes à abandonner leur croyance et/ou les convertir à leur opinion ».

Dans la pratique, le fondamentalisme laïc ressemble à n'importe lequel des exemples suivants :

Un groupe athée dépose plainte contre le Mémorial du 11-Septembre pour avoir exposé une croix chrétienne parmi plusieurs milliers d'objets liés aux attentats du 11 septembre 2001.

Un groupe athée dépose plainte contre une ville de l'Indiana afin de faire retirer une crèche datant de 50 ans de la cour d'un palais de justice local.

Un groupe athée entame des poursuites pour faire retirer une croix chrétienne d'une base militaire américaine érigée pour honorer cinq camarades tombés au combat (tous chrétiens), parce que la croix se trouve sur un espace public.

Qu'est-ce que les cas énumérés ci-dessus ont à voir avec la France ?

Au cours de la dernière décennie, la France est non seulement devenue l'Etat où le fondamentalisme laïc est sans doute le plus prononcé, mais elle l'exprime « de manière plus militante que tout autre Etat ». Aux Etats-Unis, la Constitution protège la liberté de l'individu d'exprimer sa croyance religieuse profonde. En France, la loi protège la liberté de l'individu de ne pas être obligé de voir les autres exprimer leur religion.

« La laïcité est ce que les Français ont de plus proche d'une religion d'Etat, note Henri Astier. Elle a appuyé la Révolution française et constitue un principe de base de la pensée progressiste du pays depuis le XVIIIe siècle. A ce jour, tout ce qui sent la reconnaissance officielle d'une religion (comme l'autorisation du foulard islamique dans les écoles) est anathème pour de nombreux Français. Même ceux qui s'opposent à l'interdiction du port du foulard le font au nom d'une forme de laïcité plus moderne et plus souple. »

En 2010, l'Assemblée nationale française a adopté une loi interdisant la dissimulation du visage, une loi dont l'unique intention était de refuser aux femmes musulmanes le droit de porter une burqa ou un voile. En 2013, une assistante maternelle travaillant dans une crèche a été licenciée pour avoir refusé de retirer son voile islamique. Un sondage effectué peu de temps après a révélé que 84 % des citoyens français s'opposent au port du voile islamique ou même du foulard.

Après les dévastations humaines et matérielles causées par la Seconde Guerre mondiale, la France a cherché à attirer des migrants de ses anciennes colonies à majorité musulmane d'Afrique du Nord. « Cela n'a pas entraîné une remise en cause immédiate de la laïcité, note Astier. Les premiers immigrants n'avaient aucun désir de trouver en France les mollahs qu'ils avaient laissés derrière eux. » Astier observe également que ce sont ces immigrants plus âgés et majoritairement musulmans qui « sont au premier plan des mouvements pour l'interdiction du port du foulard dans les écoles ».

Les petits-enfants et arrière-petits-enfants de cette première génération voient le monde différemment. Le plein emploi était presque garanti pour ceux qui ont immigré en France dans les années 1960 et 1970. Toutefois, la génération actuelle de musulmans français est confrontée à la pauvreté, à l'aliénation, à la ghettoïsation, aux sentiments d'hostilité contre les immigrés et à un taux de chômage atteignant 23,7 % chez les jeunes.

Face à ces pressions économiques et sociales, la troisième et la quatrième génération de citoyens français musulmans considèrent le foulard islamique et les signes extérieurs de « musulmanité » comme un « moyen d'exprimer leur colère et de se forger une identité ». Les traditions islamiques conservatrices sont devenues un moyen pour les jeunes musulmans français marginalisés de se rebeller contre l'Etat, à savoir l'Etat fondamentaliste laïc.

Faut-il s'étonner que les musulmans français soient devenus des cibles faciles pour les recruteurs de l'Etat islamique ?

D'après un nouveau rapport, près de la moitié des militants qui ont rejoint l'Etat islamique en Irak et en Syrie depuis l'Europe viennent de France. Plus de 1 430 citoyens français ont fait route vers le territoire contrôlé par l'Etat islamique, soit 47 % des militants en provenance d'Europe.

Les assaillants de Charlie Hebdo n'ont pas été radicalisés sur les champs de bataille à l’étranger. Ils ont été radicalisés chez eux, en France. En outre, aucun d'entre eux n'était issu d'un milieu très religieux.

On ne peut rejeter comme une simple coïncidence le fait que l'écrasante majorité des militants européens sont recrutés dans l'Etat le plus hyper-laïc du continent ; toutefois, rejeter cela reviendrait à ignorer un lien de causalité accablant.

Les lois hyper-laïques de la France poussent de plus en plus de musulmans français à se sentir rejetés. « Admettons-le : ils sont différents dans leur apparence [...] et parlent une autre langue, donc ils sont perçus comme des étrangers », observe Carolyn Dudek, professeur de sciences politiques à l'université Hofstra. « Ils sont en quelque sorte ghettoïsés, parce qu'ils ont un statut socio-économique moins élevé, ce qui [les rend] mûrs pour être cueillis par l'Etat islamique ou l'islam salafiste. Leur communauté se retrouve sur Internet et sur les réseaux sociaux. Les jeunes musulmans [...] se sentent membres de la communauté [en ligne] et ne se sentent pas membres de leur communauté en France. »

La propagande de l'Etat islamique attire une communauté musulmane aliénée parce qu’elle postule que le groupe est en guerre contre l'Occident, ce qui séduit les communautés musulmanes marginalisées qui veulent rejeter la culture française.

« Ce n'est un secret pour personne que le fondamentalisme islamique constitue une menace pour la démocratie, la liberté et la sécurité dans le monde d'aujourd'hui, en particulier au Moyen-Orient, observe Mustafa Akyol. Pourtant, ces mêmes valeurs peuvent également être menacées par les fondamentalistes laïcs. »

S’il n'est pas ancré dans une interprétation extrême des textes sacrés, le fondamentalisme laïc relève d'une interprétation extrême des œuvres des penseurs des Lumières. Le fondamentalisme laïc impose l'idée selon laquelle la religion et les religieux constituent des obstacles au progrès humain et à la modernité, et doivent donc être supprimés.

« Le résultat de cet état d'esprit est une stratégie autoritaire : le pouvoir politique doit rester entre les mains de l'élite laïque. Ainsi, la "république laïque" équivaut à la "république des laïcs", pas à la république de tous les citoyens, écrit Akyol. Ainsi, dans l'esprit des fondamentalistes laïcs, le rôle de l'Etat laïc est de supprimer les communautés religieuses, de limiter l'éducation religieuse et d'interdire les signes visibles d'observance religieuse, comme le port du foulard. »

C'est le fondamentalisme laïc militariste (avec la corruption despotique) qui a donné naissance aux Frères musulmans en Egypte. C'est le fondamentalisme laïc militariste soutenu par les Etats-Unis qui a engendré la révolution islamique en Iran. L'histoire récente au Moyen-Orient a démontré maintes et maintes fois que lorsque les Etats cherchent de façon proactive à faire taire la dissidence religieuse ou politique, un extrémisme plus profond prend racine.

« Vous pouvez retirer la religion de l'Etat, mais pas de la nation », écrit Karen Armstrong dans Fields of Blood: the History of Religion and Violence. Quand les Français ont colonisé des pays à majorité musulmane, « les officiers de l'armée voulaient séculariser, mais se sont retrouvés à gouverner des nations pieuses pour lesquelles un islam sécularisé était une contradiction dans les termes. Ne se laissant pas décourager, ces dirigeants ont déclaré la guerre à l’institution religieuse ».

Le fondamentalisme laïc et son cousin idéologique, l'antithéisme, ont été à l'origine des génocides antireligieux du XXe siècle. Les antithéistes du régime soviétique croyaient qu'ils étaient les champions du « rationalisme », de la « laïcité » et du progrès scientifique au nom de la suppression de la religion. Dans Antireligious Propaganda in The Soviet Union: A Study of Mass Persuasion, David E. Powell montre comment la démarche de l'ancien Etat communiste pour décourager la pratique religieuse par une propagande antireligieuse n’a finalement pas convaincu. Frustrés, les Soviétiques se sont tournés vers la violence. Comme l'a fait remarquer un ministre soviétique de l'Education, « la religion est comme un clou. Plus on le frappe fort, plus il s'enfonce. »

L'Etat laïc français frappe très fort la religion, en particulier l'islam. Dans un sens, les laïcs fanatiques français jouent à un jeu à somme nulle. « Nous voyons souvent les laïcs exhorter l'Etat à intervenir dans les affaires ou les pratiques religieuses privées de personnes ou d'organisations », explique Jean Baubérot, professeur émérite de sociologie à l'université de Paris. « De plus en plus, la laïcité ressemble à ce que Jean-Jacques Rousseau appelle une "religion civile" : les valeurs et les dogmes d'un Etat auxquels les citoyens doivent se soumettre ou qu'ils doivent apprendre à respecter. »

D'autres commentateurs français ont observé que les politiciens et le grand public utilisent « la laïcité comme un alibi pour exprimer des attitudes de plus en plus islamophobes ».

Les spécialistes de la lutte contre l'extrémisme violent ont remarqué que si aucun modèle ne suit avec précision la trajectoire de chaque individu extrémiste violent, il a été prouvé que l'aliénation, la discrimination et l'impuissance politique sont des facteurs déclencheurs courants. Alors que près de 1 500 citoyens français combattent aux côtés de l'Etat islamique en Syrie et en Irak, et que l'on estime à plus de 200 le nombre de citoyens français qui sont retournés en France de l'Etat islamique, il serait très utile à la France de tirer les leçons de l'expérience des Soviétiques, c'est-à-dire d'abandonner le marteau et d'œuvrer au développement d'un idéal de laïcité davantage pluraliste.
 

- CJ Werleman est l'auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l'animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des élèves assistent à un cours d'arabe dans une salle de classe de l'Institut européen des sciences sociales, en France, le 16 octobre 2012 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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