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Charm el-Cheikh : un nouveau coup dur pour le secteur du tourisme

Une semaine après le crash de l’Airbus A-321 dans le Sinaï, la station balnéaire se vide de ses touristes, suscitant l’inquiétude de la population
Site du crash de l’Airbus A-321 de la compagnie russe Metrojet dans le Sinaï (AFP)

CHARM EL-CHEIKH, Égypte – Planté au milieu d’un désert aride, l’aéroport de Charm el-Cheikh ressemble à un gros coquillage. Dans le hall principal, la pâleur de l’aube se reflète sur des comptoirs qui affronteront dans quelques heures la marée de touristes échoués en shorts et panama, tickets en main pour un départ incertain.

Dans la cafétéria, un employé presse les jus de fruits et met en vitrine quelques sandwichs. Il n’est pas encore 8 heures, mais Milena attrape déjà une salade de crudités et un café. La jeune Russe de 27 ans trimballe une petite valise bleu ciel. Pour elle, le départ est douloureux, c’est contrainte et forcée qu’elle va monter dans un avion.

« Ça fait deux mois que je suis ici, je viens d’être embauchée dans une agence de tourisme à destination des Russes. J’avais le choix de rester, je ne suis pas considérée comme touriste à proprement parler, mais ma compagnie m’a dit que ce n’était plus la peine, qu’on n’aurait plus de boulot avant plusieurs mois », explique-t-elle à Middle East Eye.

Comme des milliers de touristes tentant de rentrer chez eux suite au crash d’un avion de ligne de la compagnie russe Metrojet en partance de Charm el-Cheikh le 31 octobre dernier, elle sait qu’elle n’est pas assurée de monter dans un avion. « Avec cet accident, le tourisme risque de s’écrouler et je n’ai pas les moyens de rester sans travail », poursuit-elle, « je rentre en Russie sans savoir quoi faire, je n’ai pas d’argent de côté, et pas de boulot là-bas. »

Sur les écrans, les premiers vols s’affichent. Une douzaine tout au plus aujourd’hui, en direction de Moscou-Domodevo, Moscou-Sheremekyevo (Russie), Amman (Jordanie) mais aussi Le Caire. Plusieurs vols pour le Royaume-Uni devraient aussi partir dans la journée, malgré la friction diplomatique entre Londres et Le Caire suite à la décision unilatérale de David Cameron de suspendre les vols civils et de rapatrier les ressortissants britanniques, suspectant un attentat, et à celle de l’Égypte de n’autoriser qu’un nombre limité d’avions à atterrir sur le tarmac de sa station balnéaire.

« On nous a demandé de venir quatre heures avant le départ de notre avion », note Martin, accent british qui swingue, accompagné de sa femme Erin. « On espère pouvoir rentrer mais j’ai quelques doutes avec tous ces Russes… ». En quelques minutes, un long serpent multicolore s’est en effet formé devant les sas de sécurité.

Depuis l’annonce par la Russie et le Royaume-Uni du rapatriement de leurs ressortissants, l’aéroport oscille entre grosse agitation aux départs et calme plat aux arrivées. En quelques jours, quelque 30 000 Russes et 7 500 Britanniques sont rentrés chez eux. Mais aucune nouvelle arrivée.

« C’est triste… C’est une ville tellement agréable, les gens sont gentils », affirme Erin, « nous sommes venus sur recommandation de plusieurs amis et nous avons adoré notre séjour. Je vais dire autant que possible à mes proches de venir. Surtout avec ce qui se passe en ce moment, les Égyptiens ont besoin de soutien », chantonne-t-elle.

Les touristes font la queue au comptoir d’enregistrement de l’aéroport de Charm el-Cheikh (AFP)

Une autre saison perdue

Au cœur de Charm el-Cheikh, quelques échoppes de cigarettes et de boissons sont en train d’ouvrir. Sans leurs loupiotes et leur musique, les restaurants en plein air encore fermés semblent décharnés. Les petites boutiques de souvenirs, elles aussi, n’ouvriront que plus tard. « C’est pas encore l’heure, tout le monde est la plage ! », lance Arthur depuis son stand d’excursions. La devanture arbore des posters grand format de mauvaise qualité : plongée sous-marine, trek dans le désert à dos de chameaux…

Du haut de sa trentaine fraîche, Arthur, Arménien élevé en Ukraine, tient la boutique depuis sept ans pour le compte d’un Égyptien. « J’ai été embauché facilement, ma langue maternelle est le Russe », dit-il. Il est presque 13 heures, mais il assure ne rien avoir vendu depuis ce matin. « Je tourne à 5 % de mon rendement habituel. Il est midi passé, personne n’a mis le pied dans le magasin. Je suis optimiste mais ça fait des jours que c’est comme ça, si j’ai un client ou deux aujourd’hui, je serai content. »

Et si personne ne vient ? « Franchement, Charm sans les Russes, c’est ennuyeux… C’est 70 % de notre business ! On est sept employés ici en temps normal. Depuis une semaine, on n’est que deux, il n’y a rien à faire... »

Pour des journées de douze heures, « parfois plus, parfois moins en fonction du travail », Arthur gagne un salaire fixe de 2 000 livres égyptiennes, un peu plus que le salaire moyen en Égypte (1 500 livres égyptiennes). « Mais je vis dans une zone touristique où tout est beaucoup plus cher », rappelle-t-il. « Mon salaire va s’écrouler là, c’est sûr. Et s’il n’y a plus de business, est-ce que mon patron va être en mesure de me payer mon salaire minimum ? J’en suis même pas sûr… », souffle-t-il. « Ça arrive en plein mois de novembre, la haute saison. On attend ça toute l’année comme des fous, on se prépare et au bout d’une semaine, tout le monde s’en va… »

Très vite, les inquiétudes pécuniaires sont balayées par la colère. « Je suis résigné, tout ça, c’est politique. Et quand il s’agit de politique, ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent, on n’a plus aucune prise sur notre propre vie. La disparition des touristes, elle n’est pas liée au crash, il faut arrêter de raconter des bêtises, on n’est pas en état de guerre […].  Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans cet avion. J’ai l’impression d’être manipulé alors je préfère ne pas y penser », confie-t-il. « Moi je pense que l’Occident veut forcer l’Égypte à faire les choses comme lui l’entend, cet accident est la parfaite occasion pour lui mettre la pression, c’est la pression par l’argent, c’est tout. »

Le mot « complot » est lâché. Un sentiment répandu dans la région, et partagé par Ahmed, 27 ans à Charm el-Cheikh au compteur. Après avoir été instructeur de plongée et serveur, il s’est reconverti en chauffeur de taxi depuis quelques années. « Ils veulent nous tuer, je ne vois pas d’autres explications. Ici, il n’y a plus que des touristes russes et anglais, et ce sont eux qu’on rapatrie ! », s’énerve-t-il.

Ahmed prend le triple d’une course classique parce qu’« il faut bien vivre ! » et se gare devant le Maritim Jolie Ville. Dans cet hôtel cinq étoiles, la grande piscine ne fait pas de vague. Un couple prend le soleil sur une rangée de transats déserts. Le Snoopy Club pour enfants ne déverse pas ses rires et ses bruits habituels. L’hôtel compte plus d’une centaine de chambres, réparties dans des petits bungalows qui donnent sur un peu de verdure. Le gros de l’animation se passe sur le bout de plage privée, où la trentaine de touristes encore présents profitent d’un bain de soleil face à la mer avec le dernier tube à la mode en fond sonore.

À la réception, on décline poliment les questions : « Nous avons eu la consigne de ne pas nous exprimer », révèle l’un des managers. 

Un mutisme auquel se rattachent de nombreux hôtels. Le sujet est sensible. Car les employés ici savent à quoi s’attendre. Charm el-Cheikh a connu d’autres drames. En 2004, un avion de la compagnie égyptienne Flash Airlines se crashe dans la mer Rouge quelques minutes après son décollage. Une erreur de pilotage qui fait 135 morts. L’été qui suit, un kamikaze se fait exploser dans l’hôtel Ghazala Gardens. Six autres explosions ont lieu en même temps, sur le marché et dans plusieurs complexes hôteliers, tuant 88 personnes et faisant plus de 200 blessés. En 2006, c’est la ville de Dahab, située à 90 km de Charm, qui est visée par un triple attentat-suicide. Dix-huit personnes perdent la vie.  

Au cours des quatre années qui suivent, la région, vidée brutalement de ses touristes, se remet doucement de ses traumatismes. Mais sur les plages qui se remplissent de nouveau, des attaques de requins en série tuent et blessent plusieurs étrangers. L’année d’après, la révolution de 2011 éclate, vidant définitivement la station balnéaire.

« À chaque fois qu’on se relève, on se prend une nouvelle claque », résume Arthur. En quelques années, l’Égypte a perdu plus de 35 % de sa fréquentation, et le secteur du tourisme, paradant autrefois comme source principale de revenus du pays, est descendu en 2e position avec 11 % du PIB. C’est aux Russes et aux Anglais, en quête de soleil à bas coût, que le secteur doit sa survie.

En effet, si dans les rues du centre-ville, quelques minishorts côtoient des voiles noirs intégraux, les pays du Golfe ne représentent que 10 ou 20 % de la fréquentation, selon Mohamed, responsable d’un magasin de souvenirs. « Ce n’est pas avec eux qu’on va survivre. Charm n’est pas au niveau pour ces clients-là », explique-t-il.

Ayma Eylkassouni, directeur de l’hôtel Marriott, veut rester prudent. « C’est difficile de dire ce qui va se passer ces prochaines semaines, mais nous sommes inquiets. Nous sommes évidemment très peinés de cet accident, mais nous avons les yeux rivés sur les réservations. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact […]. On s’attend à une baisse significative dans les semaines à venir mais je ne veux pas parler de crise à proprement parler, ce n’en est pas une, en tout cas, pas encore », espère-t-il.

Pour le patron du Tropitel, implanté en plein centre-ville de Namaa Bay, le constat est déjà bien mesurable. « Nous sommes en train de perdre un nombre incroyable de clients, les gens s’en vont et nous n’avons eu aucune arrivée depuis plus d’une semaine », s’inquiète-t-il. « Les réservations ont toutes été annulées, c’est très préoccupant, nous sommes censés être en saison haute. On était à 60 % de remplissage avant le crash, mais on s’attend à descendre en dessous des 35 % à la fin de la semaine. C’est difficile d’être optimiste, je pense qu’on n’aura plus personne avant que les autorités égyptiennes acceptent de donner les résultats de l’enquête. »

Pour lui, les décisions de la Russie et de l’Angleterre sont injustes pour la population égyptienne, mais quelle que soit la raison de cet accident, la sécurité des vacanciers doit être non-négociable. « C’est primordial, elle doit être renforcée, pas seulement en Égypte. Mais c’est un leurre de croire que cela nous protège du terrorisme, car on ne peut pas sécuriser un endroit à 100 %, où qu’il soit. »
 

Maintenir l’illusion

Face à cette catastrophe annoncée pour le tourisme et à la détresse des habitants de la zone, les autorités égyptiennes, qui pour beaucoup se sont illustrées par leur maladresse depuis le début de cette affaire, ne font qu’un commentaire : « le ministre [du tourisme] Hisham Zaazou a exprimé sa confiance dans la reprise de l'industrie du tourisme en Égypte », note sa porte-parole, Rasha Azaizi, contactée par MEE. « D’ailleurs, les stations d’Hurghada ou de Marsa Alam sont opérationnelles. Les croisières sur le Nil opèrent, et Charm el-Cheikh et les stations alentours sont toujours prêtent à faire des affaires. »

La nuit est tombée sur Charm el-Cheikh. Dans une petite ruelle qui donne sur la plage, le magasin de Mohamed est toujours ouvert. Les plateaux dorés et les pyramides de mauvaise facture trônent alignés, parfaitement dépoussiérés sur des étagères hautes à faire tourner la tête. Mohamed est assis en tailleur au milieu de son magasin, il regarde la télévision. « Comment va le business ? Rien… rien depuis ce matin », souffle-t-il. « 100 guineh [livres égyptiennes], c’est tout. »

« Je n’ai jamais vécu un événement pareil, j’essaie de me rassurer, mais je ne sais pas ce qui va se passer », lâche-t-il, désarçonné.

 Dans la petite rue déserte, les boutiques décrochent les djellabas et rangent les chameaux en cuir plus tôt que prévu. « Ça  fait deux jours qu’on a vu personne », poursuit Mohamed. « La semaine dernière, je faisais encore des journées à 1 000, 1 500 guineh, là rien, tous les Russes s’en vont, il nous reste quoi ? […] Je paie 10 000 guineh de loyer par mois et j’ai un employé », précise-t-il en pointant du doigt en direction d’un jeune garçon vêtu d’une galabeya bédouine.

« Je peux tenir quinze jours, peut-être un mois maximum, mais qu’est-ce que je vais faire, je n’ai pas de boulot ailleurs, je ne sais rien faire d’autre… À la télévision, ils disent que les touristes vont revenir, qu’ils seront là dans quelques semaines, moi ce que je vois, c’est que tout le monde s’en va, et que personne n’arrive. Dans une semaine, Charm el-Cheikh sera vide. Regarde, il n’y a personne sur les terrasses. Toute cette musique dans les cafés, regarde bien, c’est du blabla, c’est pour faire illusion. »

Dans un bar à chichas aux coussins moelleux, des serveurs réalisent une chorégraphie apprise pour la nouvelle saison. Ils encouragent un couple et un petit groupe d’Égyptiens à les rejoindre, sans succès. Tatiana, assise à une terrasse avec des copines, fume une pipe à eau au melon. La jeune Russe a bien entendu parler de cette histoire d’avion, mais pour elle, pas question d’écourter ses vacances. « On est bien ici non ? Les gens sont sympa, et il y a de la place dans tous les restaurants ! », s’exclame-t-elle, sans réaliser son cynisme.

Veillée funèbre en hommage aux victimes du crash de l’Airbus A-321, organisée à Saint-Pétersbourg le dimanche 1er novembre 2015 (AFP)

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