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« Du jamais vu depuis l’invasion américaine de l’Irak » : à Rabat, les Marocains disent massivement non à la normalisation avec Israël

Dire leur soutien aux Palestiniens mais aussi leur rejet de la normalisation des relations entre leur pays et Israël : les Marocains ont marché par dizaine de milliers dimanche dans les rues de Rabat
« Soutien inconditionnel à la résistance à l’occupation », « le peuple veut libérer la Palestine », ont scandé les manifestants à Rabat dimanche 15 octobre. Certains portaient à bout de bras d’immenses drapeaux palestiniens et appelaient à soutenir « Gaza et son sacrifice » (AFP/Fadel Senna)
« Soutien inconditionnel à la résistance à l’occupation », « le peuple veut libérer la Palestine », ont scandé les manifestants à Rabat dimanche 15 octobre. Certains portaient à bout de bras d’immenses drapeaux palestiniens et appelaient à soutenir « Gaza et son sacrifice » (AFP/Fadel Senna)
Par Correspondant de MEE à RABAT, Maroc

« C’est impressionnant, ça rappelle les manifestations des années 2000. À l’époque, c’était pour dénoncer l’invasion [américaine] en Irak. » Abdellah, keffieh autour du cou, est venu de Casablanca pour participer à la grande marche de soutien au peuple palestinien organisée à Rabat dimanche 15 octobre, à l’appel de deux coalitions regroupant d’une part des mouvements islamistes, de l’autre des partis de gauche.

Des dizaines de milliers de personnes selon l’AFP, des centaines de milliers selon certains organisateurs consultés par Middle East Eye, ont défilé dans les rues du centre-ville de la capitale marocaine, scandant des slogans appelant à « la libération de la Palestine », dénonçant le « génocide à Gaza ».

Devant le Parlement, certains manifestants ont même brûlé un drapeau israélien.

Manifestation de soutien à la Palestine, à Rabat, le 15 octobre 2023 (AFP/Fadel Senna)
Manifestation de soutien à la Palestine, à Rabat, le 15 octobre 2023 (AFP/Fadel Senna)

Le Maroc n’avait pas vu de rassemblement pro-palestinien aussi important même après la normalisation entre Rabat et Tel Aviv, en décembre 2020, dans le cadre du deal tripartite Maroc-Israël-États-Unis, par le biais duquel le royaume avait bénéficié d’une reconnaissance américaine de sa souveraineté sur le Sahara occidental, en contrepartie du rétablissement complet des relations diplomatiques avec Israël.

Depuis, les manifestations publiques des militants des différentes associations de soutien à la cause palestinienne se sont drastiquement raréfiées.

Pour ce rassemblement, « il n’y a pas eu de souci particulier avec les autorités », explique à MEE Sion Assidon, 75 ans, figure du militantisme antisioniste au Maroc et membre fondateur du mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS) Maroc.

« C’est honteux »

« Nous avons déposé une demande en règle, mais personne n’a voulu la réceptionner. Par la suite, il y a eu des messages, clairement manipulés, sur les réseaux sociaux, avant la manifestation, critiquant le bien-fondé de la marche, car le mot d’ordre était à la fois le soutien de la résistance palestinienne mais aussi la cessation de la normalisation avec l’occupant. »

Ce dernier point est une ligne rouge, la politique étrangère du Maroc relevant officiellement du roi.

« Les messages et les revendications de la manifestation étaient parfaitement clairs », défend Sion Assidon. « Il y avait d’abord un message de soutien à la résistance pour son exploit historique [l’offensive meurtrière du Hamas du 7 octobre] et un message de solidarité avec le peuple palestinien qui fait face à ce qui peut être considéré comme une tentative de réédition de 1948 [la Nakba], avec les moyens dont disposent aujourd’hui les forces d’occupation, qui se sont multipliés depuis à une échelle considérable, ce qui transforme le crime de nettoyage ethnique en tentative de génocide. »

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Le militant estime que le message de soutien à la résistance palestinienne est un « message de félicitations », car elle a réussi à « traverser la frontière, pour la première fois depuis 50 ans », mais aussi à « continuer le combat pendant plusieurs jours et à prendre des prisonniers, dont un haut gradé de l’armée de l’occupation, pour les échanger par la suite. »

« C’est précieux pour libérer les milliers de Palestiniens qui croupissent dans les prisons », ajoute-t-il.

L’attaque lancée par le Hamas le 7 octobre a entraîné la mort de 1 400 personnes et fait 3 400 blessés en Israël, tandis que de nombreux prisonniers sont toujours détenus à Gaza.

Les bombardements israéliens sur la bande côtière ont de leur côté tué au moins 2 450 Palestiniens, dont plus de 60 % sont des enfants et des femmes. Au moins 1 000 personnes sont toujours portées disparues sous les décombres et plus de 9 600 ont été blessées.

Le ministre des Affaires étrangères marocain, Nasser Bourita, a présidé, mercredi 11 octobre au Caire, une réunion d’urgence du Conseil de la Ligue des États arabes, convoquée conjointement par l’État palestinien et le royaume du Maroc, pour étudier les actions politiques à entreprendre aux niveaux arabe et international afin de mettre fin à l’escalade dans les territoires palestiniens.

Lors de son intervention, le chef de la diplomatie a déclaré que « le ciblage et les attaques contre les civils, quel que soit le côté d’où ils proviennent, suscitent une grande préoccupation et nous poussent à insister sur la nécessité de leur fournir une protection totale en vertu du droit international humanitaire, afin qu’ils ne deviennent pas des cibles ou des victimes du conflit ».

« On n’a pas besoin d’attendre un communiqué du ministère des Affaires étrangères pour sortir dans la rue et exprimer notre rejet de la politique génocidaire du régime israélien. Ce que fait le Maroc à travers sa diplomatie est une chose, ce que pense réellement le peuple en est une autre », confie à MEE Ikrame, étudiante en biologie à Rabat, qui a choisi de marcher dimanche à Rabat.

« Ce que fait le Maroc à travers sa diplomatie est une chose, ce que pense réellement le peuple en est une autre »

- Ikrame, manifestante

Pour bien des Marocains, dont Sion Assidon, la réaction officielle de la diplomatie marocaine reste en-deçà de leurs attentes.

« C’est honteux, c’est une misère. Je me suis adressé, à travers les médias présents, aux plus hautes autorités du pays. Il y a un minimum [à faire] pour protester contre les tueries qui ont lieu à Gaza, même en diplomatie, à savoir le rappel du représentant marocain [en Israël] et le renvoi du chef du bureau de liaison [israélien] à Rabat », fustige le militant BDS.

Nous demandons évidemment beaucoup plus : « Que le bureau soit fermé et l’arrêt de la normalisation. Ce n’est pas le fait de 50 personnes dans un sit-in, c’est un mot d’ordre repris par toute la foule. C’est une vague populaire beaucoup plus profonde. »

Pour Sion Assidon, la manifestation aurait toutefois pu être plus importante. « Certains partis politiques, qui avaient l’habitude de nous rejoindre, ont quitté le navire et ont accepté la normalisation », regrette-t-il.

Une pique au PJD

Alors que les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) ont salué une « opération héroïque menée par la résistance palestinienne » et dénoncé « le véritable terrorisme pratiqué sans cesse par l’occupation sioniste et raciste au vu et au su du monde et avec le soutien des grandes puissances », le Rassemblement national des indépendants (RNI, libéral), formation au pouvoir depuis 2021, s’est contenté de mettre l’accent sur « les efforts du Maroc, menés par le roi Mohammed VI en sa qualité de président du Comité al-Qods [de suivi sur l’évolution de la situation à Jérusalem], pour trouver une solution juste, globale et durable à la question palestinienne ».

Le parti du chef du gouvernement, Aziz Akhannouch, n’a pas manqué de lancer une pique au PJD, l’appelant à « se rallier à la position officielle du royaume du Maroc, qui appelle les deux parties à éviter les violences, qui n’auront d’autre résultat que d’accentuer les tensions et de causer plus de victimes ».

« Les dizaines de milliers de personnes qui sont descendues dans la rue [dimanche] pensent autrement », répond Mehdi, journaliste indépendant. « Si les partis politiques sont tenus de s’aligner sur la politique du roi, ce n’est pas forcément le cas pour les citoyens », nuance pour sa part Housni, jeune avocat originaire de Tétouan.

Pourtant, exprimer son désaccord avec la normalisation peut conduire en prison. En juillet, Saïd Boukioud, un Marocain de 48 ans résidant au Qatar, a été arrêté lors de son retour au Maroc, puis condamné quelques jours plus tard à cinq ans de prison ferme et à une amende de 40 000 dirhams (environ 3 700 euros), pour « atteinte au régime monarchique ».

Il lui était reproché par la justice d’avoir critiqué sur Facebook, en décembre 2020, le rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël.

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