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Vieux salons de thé, vin et jazz : une journée à Souleimaniye en Irak

Des Kurdes irakiens concilient passé et avenir malgré les menaces croissantes qui pèsent sur la région
Omar Sharif est le propriétaire du salon de thé Shaab, un lieu de rendez-vous important pour les Kurdes de tout le Moyen-Orient (MEE/Karlos Zurutuza)

SOULEIMANIYE, Kurdistan irakien – Une centaine de conversations se fondent en un seul chœur tandis que les dominos sont plaqués sur les tables. Les percussions vont crescendo avec le bruit des soucoupes et des cuillères qui remuent frénétiquement le thé dans les verres en forme de poire.

Omar Sharif, le propriétaire du salon de thé Shaab, situé dans le quartier du marché de Souleimaniye, écoute cet opus quotidien depuis qu’il est enfant. À 65 ans, il serpente encore agilement entre les tables, portant les plateaux de boissons qui entretiennent cette « musique ».

Partout au Kurdistan, les salons de thé sont l’endroit où les hommes se rencontrent. Shaab est, de loin, le salon de thé le plus connu du Kurdistan irakien. Et il y a de bonnes raisons à cela.

« Depuis que mon père a ouvert cet endroit en 1950, cela a été une deuxième maison pour les acteurs, poètes, écrivains et hommes politiques », a déclaré Sharif à Middle East Eye tout en versant le thé dans une dizaine de tasses. « Vous voyez les murs ? Leurs photos sont partout. »

Ceux qui connaissent la société kurde repéreront aisément quelques-unes des personnalités kurdes les plus en vue sur des photos en noir et blanc ou en couleur. Sharif précise que « des intellectuels de toutes sortes » continuent à venir.

« Là-bas, il y a Yasin Barzanji, un écrivain et journaliste, et vous avez Taib Jabar [poète célèbre et ancien membre du parlement kurde] assis à la table voisine », continue Sharif en désignant des gens dans le salon de thé.

Shaab est, de loin, le salon de thé le plus connu du Kurdistan irakien (MEE/Karlos Zurutuza)

Jabar aime venir ici deux ou trois fois par semaine « car c’est le meilleur endroit pour rencontrer des gens ».

« Je prends un thé et puis je vais à la librairie », explique Jabar, en référence à une petite pièce juste derrière la cuisine où quatre tabourets ont été fourrés sous des étagères pleines à craquer et sur le point de s’effondrer.

« Ça peut sembler étrange de vendre des livres dans un salon de thé, mais je ne vois pas de meilleur endroit », a déclaré Halid Gherib, qui dirige cette « entreprise dans l’entreprise ».

Cependant, même si les livres peuvent sembler monnaie courante ici aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas.

Créé en 2013, le Chalak’s café est déjà devenu un incontournable de la vie sociale de Souleimaniye (MEE/Karlos Zurutuza)

« Pendant le règne de Saddam Hussein, les manifestations politiques ou culturelles kurdes de toute nature étaient strictement interdites, dès lors, des membres de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) alors interdite se réunissaient ici et distribuaient des tracts appelant à la rébellion contre le dictateur », a rapporté Sharif lors d’une rare pause.

« Cet endroit a été considéré par le PUK comme son quartier général dans les années 70 », a ajouté le propriétaire autour d’une tasse de thé avalée rapidement.

Lorsque la guerre Iran-Irak a éclaté en 1980, le salon de thé Shaab a été rapidement transformé par le conflit. Compte tenu de la proximité de Souleimaniye avec la frontière, la ville était devenue un refuge pour les déserteurs kurdes de l’armée irakienne. Beaucoup frappaient à la porte du salon de thé demandant un abri.

Sharif ne savait que trop bien le sort qui leur aurait été réservé s’ils avaient été capturés par les services secrets de Saddam Hussein, alors il les accueillit au deuxième étage.

Toutefois, en 1991, les choses ont radicalement changé pour les Kurdes. Après la guerre du Golfe et la création de la zone d’exclusion aérienne au-dessus du Kurdistan irakien, les gens ont été autorisés à opérer beaucoup plus librement.

Shaab a servi des Kurdes de tous bords politiques, dont bon nombre ont jeté les bases de la région autonome qui a émergé depuis.

Un bar à vin

Quand le soir tombe et que la vie dans le bazar commence à s’estomper, Sharif commence habituellement à fermer ses volets, incitant ses clients à passer à une autre institution de Souleimaniye – Chalak’s, probablement le café le plus populaire de Souleimaniye.

Chalak Salar pose au bar de son club de jazz ouvert récemment, le premier en son genre en Irak (MEE/Karlos Zurutuza)

Installé dans une maison classique rénovée, l’atmosphère chez Chalak’s n’a pas grand-chose à voir avec Shaab. C’est un café de deux étages élégant et confortable où les gens se rencontrent sous une lumière tamisée accompagnée de volutes de jazz sortant des enceintes. Ici, des photos de vieux combattants peshmergas sont affichées aux côtés de tapisseries et de toiles kurdes. Il y a même un vélo avec un panier à côté d’une valise Louis Vuitton. Le café ne dénoterait pas dans de nombreuses capitales européennes.

« En fait, c’est aussi un restaurant, un bar à vin et une galerie d’art », a précisé Chalak Salar, le propriétaire, à MEE.

Cet homme de 42 ans a inauguré le lieu en mai 2013, après avoir passé « plusieurs années de dur labeur » à Londres, mais il a fallu attendre les années 2000 pour qu’il décide de revenir au Kurdistan.

« Je suis originaire de Kirkouk [une ville contestée à 100 km à l’ouest de Souleimaniye] mais il y a toujours eu des problèmes de sécurité là-bas. En outre, les gens à Souleimaniye sont réputés beaucoup plus ouverts et je savais qu’un endroit comme celui-ci serait mieux ici », confie Salar, ajoutant que le café a dépassé toutes ses attentes initiales.

L’endroit est bondé presque tous les jours, le bar à l’étage animé par les clients locaux et étrangers. Cependant, l’activité n’est pas tout pour cet entrepreneur prospère. Quelques semaines après le massacre de milliers de Kurdes yézidis par le groupe État islamique (EI) dans la région de Sinjar au nord de l’Irak en 2014, Salar a recueilli près de 30 000 euros pour les réfugiés en organisant des événements et en vendant certains tableaux.

Salar emploie également plusieurs Kurdes syriens qui ont fui le conflit et représentent maintenant la moitié de ses effectifs. Peu sont en mesure de rentrer chez eux, où la situation est précaire et où les quelques enclaves contrôlées par les Kurdes sont entourées par al-Qaïda ou les milices de l’EI.

Le jazz et l’agitation politique

Bien que considéré par beaucoup comme une enclave de paix et de prospérité relative dans une région en proie aux difficultés, le Kurdistan irakien n’est pas totalement à l’abri des conflits politiques. Mi-octobre, les tensions concernant les salaires impayés se sont transformées en manifestations plus larges, demandant la démission du président régional Massoud Barzani. Deux personnes ont été tuées à Kalar (au nord-est), tandis que vingt autres ont été blessés à Souleimaniye, considérée comme un bastion de l’opposition à Barzani et à son parti.

Falah Salah est un conseiller du président irakien, qui vit entre Souleimaniye et Bagdad. Il dit avoir rarement le temps de sortir, mais quand il le fait, il va toujours au Chalak’s, où il peut s’asseoir et discuter avec des amis et des collègues.

« Il y a deux raisons majeures à l’origine des troubles. La première est que les salaires sont retenus depuis plus de trois mois maintenant en raison de l’absence d’accord entre Bagdad et le gouvernement kurde sur les exportations de pétrole », a déclaré Salah à MEE.

« La deuxième raison tient à la colère éprouvée par beaucoup de gens alors que le mandat présidentiel de Massoud Barzani a expiré et qu’aucun accord n’a encore été trouvé pour sa succession », explique ce responsable, avant de qualifier la situation actuelle dans la région autonome kurde de « désastreuse et pleine de défis ».

Pourtant, au milieu de la tourmente, les gens continuent à ouvrir de nouvelles entreprises et les clients à affluer.

Uptown Jazz, créé en septembre, est le premier bar de jazz en Irak et la dernière entreprise de Salar.

« Les tout premiers clubs où je suis allé à Londres étaient des clubs de jazz et ceux-ci [m’]ont tellement inspiré que j’ai décidé d’en avoir un à moi. Je voulais être le premier à ouvrir cette porte à mon peuple », a déclaré Salar.

Le club – qui dispose d’une piste de danse, propose des concerts et une large sélection de cocktails – a été créé au dernier étage d’un hôtel célèbre et est ouvert de 18 heures à 3 heures. De jeunes musiciens talentueux, dont certains viennent même du Japon, y jouent jusque tard dans la nuit.

Néanmoins, Salar admet que le chiffre d’affaires de son restaurant a baissé d’environ 35 % ces derniers mois.

« J’ai même pensé à tout vendre et à repartir à Londres, mais ce serait une décision très lâche », confie-t-il. « J’ai finalement décidé de continuer de faire ce que je fais. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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