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Les tensions couvent entre habitants locaux et réfugiés dans la province frontalière de la Turquie

« Un jour, les problèmes vont s’accumuler et nous devrons passer à l’action », prévient un commerçant turc à Narlıca, où la rancœur monte
Centre de jeunesse dédié à Ali İsmail Korkmaz, un des manifestants d’origine alaouite tués lors des manifestations du parc Gezi en 2013 (MEE / Joris van Gennip)

ANTAKYA, Turquie – Au début de l’après-midi, les rues de Narlıca sont paisibles. Les hommes de ce quartier résidentiel de la ville d’Antakya, dans le sud de la Turquie, travaillent ou cherchent du travail. Les femmes sortent leur linge et l’étendent sur leur balcon en béton.

Taghreed (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille) surveille l’entreprise familiale, une petite boutique située sous l’appartement dans lequel elle vit avec sa jeune famille, sa mère et ses sœurs. Il y a près d’un an, la famille a quitté la Syrie pour Narlıca, où elle peut à peine survivre avec les revenus de la boutique. « En Syrie, il n’y a plus d’argent, plus de vie », déplore-t-elle.

En face de la boutique, deux enfants d’à peine dix ans courent après un ballon. Taghreed évoque avec animation la façon dont elle est traitée en tant que réfugiée syrienne dans le quartier. Elle ne remarque pas la présence d’un voisine turque, surgissant du chahut des enfants à l’extérieur et qui semble avoir entendu Taghreed parler. La femme pose ses lourds sacs de course par terre. « Nous vous avons toujours bien traitée. N’est-ce pas ? », a-t-elle demandé. Taghreed l’emmène dans un coin de la boutique et lui demande rapidement comment elle va, tout en lui présentant les chaussures qu’elle vend sur son étal.

Après son départ, Taghreed se rassoit sur sa chaise. Jetant un coup d’œil rapide vers la porte, elle continue de raconter ses expériences avec ses voisins turcs. « Certains jours, ils se mettent en colère, explique-t-elle. Je pense que c’est parce qu’ils supposent que nous n’en avons qu’après leur argent. Par exemple, je possède une carte de réfugiée avec laquelle je reçois 50 lires [environ 15 euros] par mois. Alors ils disent qu’Erdoğan donne de l’argent aux Syriens tandis qu’eux ne reçoivent rien. »

La tension monte dans le quartier turc

Teoman (nom fictif), un des voisins turcs de Taghreed, est effectivement en colère. Depuis plus de vingt ans, il tient une boutique à Narlıca dans laquelle il fait tout lui-même : coiffeur, fleuriste et photographe, c’est un homme bien connu dans le quartier.

Vêtu d’un costume bleu marine et de chaussures noires brillantes, il est assis en face de sa boutique aujourd’hui calme. « Je dois me battre aujourd’hui, affirme-t-il. Depuis que les Syriens ont commencé à vivre ici, tout est devenu plus cher. Les loyers augmentent. Je travaille toute la journée mais je ne gagne pas beaucoup d’argent. Mon magasin souffre à cause de cela. »

La tension monte tellement que les réfugiés et les habitants locaux de Narlıca se livrent depuis récemment à des combats quotidiens. Les habitants racontent des histoires impliquant des couteaux et des armes. Le 1er mai, une bagarre entre parents a éclaté après que des enfants syriens et turcs ont commencé à se battre. Un des parents a amené un fusil de chasse et trois Syriens ont été blessés.

Depuis que le récent accord UE-Turquie a rendu impossible le passage entre la Grèce et l’Europe, de plus en plus de Syriens ont dû rester définitivement en Turquie. Dans la province méridionale de Hatay, près d’un demi-million de Syriens sont enregistrés.

Hatay est une région diversifiée sur le plan culturel dont la population se compose de Turcs, d’Arabes alaouites, de Kurdes, d’Arméniens et même de communautés juives (MEE/Joris van Gennip)

Certains quartiers ont complètement changé en raison du grand nombre de nouveaux habitants. Narlıca est l’un de ces quartiers. Alors que le secteur abritait 17 000 citoyens turcs et alaouites avant la guerre syrienne, il accueille maintenant 38 000 Syriens supplémentaires qui ont trouvé refuge dans le quartier.

Hatay est considérée comme une région diversifiée sur le plan culturel en Turquie. En plus des Turcs sunnites, des chrétiens, des Arméniens et des Kurdes, un grand nombre d’Arabes alaouites vivent dans la province.

Ce groupe est en mauvais termes avec le gouvernement actuel depuis quelques années. Le rôle de premier plan que l’AKP du président Erdoğan donne à la communauté sunnite inquiète la communauté alaouite. De nombreux alaouites craignent que cette situation ne mette en péril leur manière de vivre en tant que minorité religieuse en Turquie.

Le grand nombre de réfugiés sunnites d’origines culturelles différentes qui vivent actuellement dans la région effraie une communauté déjà sous tension. Yusuf Gülüm, avocat et membre du parti HDP à Hatay, est préoccupé par l’évolution de la région. « Avant, les choses étaient calmes à Antakya, mais aujourd’hui, la population a augmenté, tout comme le chômage et la criminalité, a-t-il affirmé. De plus, nous avons le sentiment que le gouvernement veut mettre les alaouites hors-jeu et place volontairement les sunnites syriens dans la région. »

Gülüm souligne que le début chaotique de l’afflux de réfugiés a été un traumatisme pour la région. « Il y a eu beaucoup d’attaques. Je vérifie constamment les réseaux sociaux pour voir si une nouvelle bombe a explosé. » Il se souvient qu’au départ, c’étaient principalement des combattants qui allaient et venaient à travers la frontière. « Ils venaient ici pour se soigner et pour acheter de nouvelles armes. C’est seulement plus tard que les familles sont venues pour fuir le conflit qui s’intensifiait. »

Une peur mutuelle

À Narlıca, Teoman en est à sa cinquième tournée de thé et ses amis dans le quartier l’ont rejoint en face de sa boutique. Les hommes ont le sentiment que les réfugiés apportent le chaos. Ils discutent des combats au couteau qui sont récemment devenus réguliers entre les anciens et les nouveaux habitants du quartier. Le propriétaire d’un kebab situé juste en face de la boutique de Teoman reconnaît l’existence d’une crainte mutuelle. « Dans nos quartiers, c’est le groupe qui est minoritaire qui a peur, a-t-il affirmé. Qu’ils soient turcs, alaouites ou syriens. Ici, ce sont les Syriens qui forment la majorité aujourd’hui et nous restons en retrait. »

La population de Narlıca a considérablement augmenté après l’afflux de Syriens : auparavant peuplé de 17 000 habitants, le quartier accueille maintenant 38 000 Syriens supplémentaires (MEE/Joris van Gennip)

Selon Ali Demirhan, journaliste d’investigation turc à Hatay, les réfugiés sont en mauvais termes non seulement avec les habitants alaouites, mais aussi avec les Turcs. « Au début de la guerre, de nombreux Turcs ici ont trouvé rapidement des occasions de louer des maisons à des Syriens et ont pris des filles syriennes comme seconde épouse, a-t-il expliqué. Dans ces premiers jours, tout allait parfaitement bien et ils se disaient qu’ils leur étaient utiles. » Mais au cours de l’année écoulée, les relations semblent s’être lentement détériorées.

À Narlıca, une pétition a été lancée par des habitants en colère dans le but d’exiger l’expulsion des Syriens. « Cette pétition a été retirée sous la pression de quelques Turcs influents dans la région qui gagnent beaucoup d’argent avec les réfugiés », affirme Ali.

Pourtant, une solidarité se manifeste également entre les groupes vivant dans la région. Kiraz tient un petit magasin de vêtements juste en face du bureau de l’immigration de Narlıca. « De nombreux enfants y sont morts de faim. J’ai vu cela devant ma porte. C’est pour cela que j’essaie d’aider tout le monde, les Turcs comme les Syriens. » Elle passe chez son voisin pour prendre une chaise supplémentaire pour ses visiteurs inattendus. « Mon voisin est un réfugié syrien et a commencé à vendre des produits locaux juste à côté. Nous surveillons le magasin de l’autre lorsque l’un de nous doit partir pendant quelques heures. C’est un homme bon, comme beaucoup d’entre eux. »

Une situation de privation économique

Selon l’Association pour la solidarité avec les demandeurs d’asile et les migrants (ASAM), une organisation accréditée par l’ONU, la pauvreté est le plus gros problème auquel les réfugiés sont actuellement confrontés dans le sud de la Turquie. Pour atteindre la Turquie, de nombreuses familles ont vendu tous leurs biens. Dans le même temps, tout est plus cher pour les réfugiés à Hatay.

« Le loyer pour un appartement est généralement de trois cents lires par mois, mais pour les Syriens, le loyer pour ce même appartement sera d’environ cinq cents lires par mois », a ainsi expliqué un porte-parole du bureau de l’ASAM à Hatay. « En outre, un Turc peut travailler pour 60 livres par jour, tandis que les Syriens gagnent moitié moins en faisant le même travail », ajoute le porte-parole.

Une usine de chaussures dans la province de Hatay. Les hommes syriens ont tendance à faire des travaux difficiles et à travailler de longues heures pour gagner peu (MEE/Joris van Gennip)

Evren, conseillère psychologue à l’ASAM, constate que la situation de privation économique met les structures locales à l’épreuve. Elle est préoccupée par le nombre de filles syriennes qui se marient à un jeune âge. « C’est normal dans certaines communautés syriennes, mais ces mariages se produisent plus souvent actuellement, tout simplement parce que les familles ont désespérément besoin d’argent », affirme-t-elle.

Beaucoup de femmes turques à Narlıca n’apprécient pas cette situation. Une femme turque s’emporte tandis que ses filles adolescentes hochent la tête. « Cela ne peut pas bien se passer ! Si mon mari amenait une autre fille syrienne dans la famille, ce serait une honte », affirme-t-elle, furieuse.

Hatice Can, avocate des droits de l’homme locale, souligne que la politique turque en matière de réfugiés n’a pas pour finalité d’apporter une aide active. « Que signifie réellement une protection temporaire ? Récemment, le gouvernement a finalement commencé à délivrer des permis de travail, mais il demeure que les réfugiés ne sont pas de vrais citoyens ici et pourraient ne jamais le devenir. »

Mohammed, un réfugié syrien vivant dans le quartier qui n’a pas souhaité donner son nom de famille, reconnaît parfaitement cela. Vivant ici depuis trois ans, il explique qu’il peut vivre au sein de la communauté syrienne mais qu’il ne fait pas confiance aux autorités turques. « Dans les institutions du gouvernement, je ne suis pas bien traité, donc je préfère ne pas y aller. Ici à Antakya, vous êtes bien tant que vous êtes invisible et que vous ne créez pas de problèmes. »

De nombreux réfugiés semblent donc rester au sein de leur propre communauté et éviter tout contact avec la population turque. Yusuf Hasan, un Arabe alaouite syrien, affirme être plutôt satisfait à Antakya. « J’ai un large cercle social arabe ici et je donne des cours religieux. Je suis ici depuis cinq ans et je ne parle pas un mot de turc. »

En raison de l’expansion de la communauté syrienne à Narlıca, les habitants turcs ont aujourd’hui l’impression d’être chassés petit à petit. Désormais à sa septième tournée de thé, Teoman se plaint devant ses amis. « Ils ont provoqué le quartier et ils ont tout pris, déplore-t-il. Peut-être que bientôt, ils seront tous princes et nous deviendrons leurs serviteurs. »

Un voisin baisse la voix et affirme penser que les problèmes sont partis pour rester. « Mais un jour, les problèmes vont s’accumuler et nous devrons passer à l’action. Quelle action exactement ? Il faudra le décider dans le feu de l’action. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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