Aller au contenu principal

L’étrange affaire Flight 422 : pourquoi la série consacrée au détournement d’un avion koweïtien a-t-elle été retirée ?

Sortie sur la plateforme de streaming Shahid de MBC, la série retraçait le détournement par le Hezbollah en 1988 d’un avion reliant Bangkok à Koweït
La série touche plusieurs points sensibles régionaux, tels que les tensions passées du Koweït avec l’Iran et le Hezbollah (MBC Studios)
La série touche plusieurs points sensibles régionaux, tels que les tensions passées du Koweït avec l’Iran et le Hezbollah (MBC Studios)

Si le Koweït possède l’une des plus anciennes industries télé du monde arabe, ses réalisations basiques, ses interprétations surjouées et son manque de rythme rendent ses programmes inexportables au-delà de la région du Golfe.

Il est courant de voir le gouvernement et la société exprimer haut et fort leurs réserves au sujet de séries abordant des sujets brûlants comme Saq Al Bamboo, qui s’intéresse aux enfants issus de relations mixtes, ou Omm Haroun, centrée sur la communauté juive méconnue du pays.

Ce qui s’est passé avec Flight 422 est toutefois sans précédent.

Traduction : « Ce fut un honneur de travailler sur ça. Voilà la bande annonce de la série Flight 422. »

Cette production au budget de plusieurs millions de dollars financée par MBC, géant saoudien du divertissement, est une adaptation de l’affaire du vol koweïtien éponyme détourné par des combattants du Hezbollah en 1988, un événement au cours duquel deux personnes ont péri.

Ce détournement d’avion, qui a duré seize jours, figure parmi les plus longs de l’histoire.

Quelques jours après la sortie des trois premiers épisodes de la série le 28 février, une vaste campagne contre la série a envahi les réseaux sociaux koweïtiens.

Les trois premiers épisodes largement piratés

Certains spectateurs ainsi qu’un certain nombre de réalisateurs et de personnalités politiques ont accusé les producteurs de « falsifier l’histoire » et d’« insulter les symboles du Koweït », notamment ses défunts dirigeants.

Le ministère koweïtien de l’Information a publié une déclaration exprimant son insatisfaction à l’égard du programme et appelant MBC à suspendre sa diffusion en streaming.

Le retrait d’une série palestinienne par MBC interroge sur une normalisation saoudienne avec Israël
Lire

Peu de temps après, Flight 422 a disparu de Shahid, le service de streaming de MBC, l’un des plus populaires de la région.

Après la suspension, le ministère a publié un second communiqué dans lequel il remercié MBC d’avoir donné suite à sa plainte et souligné l’importance de la solidarité entre les États du Golfe.

À ce jour, Flight 422 est indisponible sur Shahid ou toute autre plateforme de streaming mais les trois premiers épisodes ont été largement piratés. Les trois autres épisodes n’ont pas fait surface.

Pour les spectateurs qui ne connaissent pas le paysage culturel et politique du Koweït, il est quasiment impossible de déterminer la cause de la controverse en regardant la série.

Naviguant dans le paysage géopolitique délicat de la fin des années 1980, Flight 422 commence par un message indiquant que les personnages représentés sont fictifs, inspirés des véritables passagers ou basés sur ces derniers.

Cela permet aux showrunners de construire une intrigue crispante avec des personnages hauts en couleur, de la tension et de l’humour noir qui contrebalancent avec la lourdeur du volet politique.

Le réalisateur britannique de la série, Ashley Pearce (Downtown Abbey), n’oublie pas les acteurs politiques réels impliqués liés au détournement.

Contrairement à ce qu’indique le communiqué du ministère koweïtien de l’Information, Flight 422 est dans une large mesure fidèle à la réalité

Parmi les personnages apparaissant dans les trois premiers épisodes figurent Yasser Arafat, les dirigeants du Hezbollah Moustapha Badreddine et Imad Moughniyah, mais aussi, de manière bien plus controversée, l’ancien émir du Koweït Jaber al-Ahmad al-Jaber al-Sabah ainsi que son Premier ministre de l’époque, Saad al-Abdallah al-Salim al-Sabah.

Contrairement à ce qu’indique le communiqué du ministère koweïtien de l’Information, Flight 422 est dans une large mesure fidèle à la réalité.

Le Hezbollah, fondé par les Gardiens de la révolution islamique iraniens au début des années 1980, ainsi que son mécène, l’Iran, sont les principaux adversaires de l’histoire.

Quatre axes

Le Koweït s’est retrouvé en ligne de mire pour son soutien à l’Irak pendant la guerre Iran-Irak et est ainsi devenu une cible clé des opérations du Hezbollah.

Le 12 décembre 1983, des attentats-suicides ont visé les ambassades de France et des États-Unis au Koweït, ainsi que l’aéroport de Koweït et une usine pétrochimique, faisant cinq morts.

Moustapha Badreddine est mort en 2016 en Syrie, où il dirigeait des unités militaires du Hezbollah (AFP)
Moustapha Badreddine est mort en 2016 en Syrie, où il dirigeait des unités militaires du Hezbollah (AFP)

Moustapha Badreddine, un fabricant de bombes du Hezbollah, est entré au Koweït avant les attentats et a été arrêté par les autorités koweïtiennes avec dix-sept autres personnes le 13 décembre.

Le détournement du vol 422 de Kuwait Airways parti de Bangkok a été exécuté par Imad Moughniyah, camarade de Moustapha Badreddine au sein du Hezbollah.

Imad Moughniyah et l’équipe de pirates de l’air ont formulé une exigence : la libération de Moustapha Badreddine et des autres individus arrêtés dans le cadre des attentats de 1983. 

C’est dans ce contexte que se déroule l’intrigue de Flight 422, avec quatre axes qui forment la colonne vertébrale de la série.

« Une atteinte à la dignité de la femme égyptienne » : une série koweitienne suscite la colère
Lire

Ces axes sont les événements à bord de l’avion détourné, les manœuvres de Saad al-Sabah en coulisses pour faire libérer les otages, les interrogatoires subis par Moustapha Badreddine qui refuse de divulguer des informations sur les attentats, ainsi que la coopération entre un journaliste et un agent infiltré pour recueillir des renseignements.

La série plonge indéniablement dans des eaux tumultueuses, de l’histoire oubliée de l’affrontement du Koweït avec le Hezbollah à la relation entre Yasser Arafat et le groupe, en passant par l’impact des attentats de 1983 sur la communauté chiite du Koweït et le rôle de l’Algérie dans l’évasion des pirates de l’air.

Ce n’est pas la position politique du programme qui a suscité la colère des autorités koweïtiennes. La représentation des dirigeants koweïtiens ne comporte rien d’offensant.

Au contraire, Jaber et Saad al-Sabah sont représentés sous un jour positif : l’émir est un homme vertueux et droit, prêt à se sacrifier pour son peuple, tandis que son Premier ministre est un homme obstiné mais perspicace, déterminé à prendre le taureau Hezbollah par les cornes.

Le  « moi princier »

Pourtant, les autorités ainsi qu’une partie du public n’ont pas aimé ce qui leur a été donné à voir – au sens littéral du terme.

Aussi ridicule que cela puisse paraître pour le lecteur occidental, les Koweïtiens ont été offensés par le maquillage approximatif et les performances ostentatoires des acteurs incarnant leurs dirigeants emblématiques.

Aussi ridicule que cela puisse paraître pour le lecteur occidental, les Koweïtiens ont été offensés par le maquillage approximatif et les performances ostentatoires des acteurs incarnant leurs dirigeants emblématiques

Rien dans le comportement et l’écriture générale des deux personnages n’a été jugé particulièrement répréhensible. Les Koweïtiens ont été scandalisés par l’apparence imparfaite des acteurs koweïtiens… par le bouc de Jaber et le regard inébranlable de Saad.

Le terme constamment utilisé dans les critiques est celui du « moi princier », lié au devoir de protéger les émirs contre des représentations qui ne pourront jamais immortaliser leur saine dignité.

Aussi lunaire que celle-ci puisse paraître, la débâcle de Flight 422 va dans le sens d’une société et d’une culture isolées depuis plus de trente ans.

En dépit de ses libertés civiles et de son Parlement démocratique qui ont fait du pays l’État du Golfe le plus progressiste sur le plan politique, la censure s’est aggravée depuis l’âge d’or du Koweït dans les années 1970, une époque où le pays était l’un des principaux producteurs de contenus télévisuels dans le monde arabe.

L’ancien Premier ministre koweïtien Saad al-Abdallah al-Salim al-Sabah est notamment représenté dans la série (AFP)
L’ancien Premier ministre koweïtien Saad al-Abdallah al-Salim al-Sabah est notamment représenté dans la série (AFP)

Détracteurs et chercheurs attribuent ce déclin à l’isolationnisme et à la neutralité politique auxquels le Koweït se cantonne depuis le début des années 1990, ainsi qu’au traumatisme persistant de la guerre du Golfe dévastatrice qui a menacé l’existence même du pays.

Malgré sa richesse inépuisable, le Koweït, contrairement aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite, se garde de jouer un rôle déterminant dans la politique régionale incessamment turbulente.

Toute pensée critique, toute étincelle qui pourrait susciter un débat social ou politique est instantanément éteinte.

La Salon international du livre de Koweït, l’un des plus importants de la région, illustre parfaitement cette tendance. Plus de 5 000 titres ont été interdits au cours de la dernière décennie, dont Notre-Dame de Paris de Victor Hugo et Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez.

La législation n’a été assouplies qu’en 2020, sous la pression publique.

Un sujet délicat

Indépendamment de ses personnages, la série Flight 422 a toujours été destinée à susciter la controverse sur le territoire koweïtien comme en dehors.

La série véhicule un sentiment anti-iranien non dissimulé en ouvrant son générique avec un message indiquant que dans les années 1980, l’Iran « répand[ait] sa révolution […], notamment en Irak ».

La série invite à penser que la famille royale koweïtienne reproche à Yasser Arafat d’avoir contribué à former de jeunes combattants du Hezbollah aux côtés de l’OLP (AFP)
La série invite à penser que la famille royale koweïtienne reproche à Yasser Arafat d’avoir contribué à former de jeunes combattants du Hezbollah aux côtés de l’OLP (AFP)

Les pirates de l’air du Hezbollah sont dépeints comme des fanatiques brutaux et impitoyables, sans toile de fond. Mais là encore, sans avoir vu la moitié de la série, il est impossible de juger la représentation incomplète qui nous a été proposée.

La série fait allusion à la discrimination contre les chiites au Koweït et à la position sociale hostile au mariage interconfessionnel à travers le personnage d’un passager sunnite qui a été ostracisé par sa famille après avoir épousé une chiite koweïtienne et qui a désormais une liaison avec une alaouite. Cette sous-intrigue à elle seule plaçait la série dans le collimateur des autorités koweïtiennes.  

En comparaison, il n’y a curieusement eu aucune protestation palestinienne face à la représentation peu flatteuse de Yasser Arafat. Le moment le plus palpitant intervient lorsque Yasser Arafat, qui propose cordialement son aide à Saad al-Sabah, se voit réprimander par le Premier ministre koweïtien. « Ne vous en mêlez pas », l’avertit le dirigeant koweïtien d’un ton sévère. « Cela ne vous regarde pas. » 

Le programme invite à penser que la famille royale koweïtienne reproche à Yasser Arafat d’avoir contribué à former de jeunes combattants du Hezbollah aux côtés de l’OLP.

L’inexactitude des dialectes forme un autre élément qui a suscité des moqueries et de l’agacement. Le dialecte libanais parlé par les pirates de l’air est incohérent et ne respecte pas la tonalité de l’arabe libanais

On ne sait pas non plus si la conversation téléphonique entre Yasser Arafat et Saad al-Sabah indique le développement d’un sentiment antipalestinien dans la série, puisqu’on ignore ce qui se passe dans les trois derniers épisodes.

L’inexactitude des dialectes forme un autre élément qui a suscité des moqueries et de l’agacement. Le dialecte libanais parlé par les pirates de l’air est incohérent et ne respecte pas la tonalité de l’arabe libanais.

Un rapide passage en revue de la distribution – principalement des Palestiniens et des Saoudiens – permet de comprendre l’origine de cette erreur. Néanmoins, selon des sources, les acteurs libanais appréhendaient de participer à la série, craignant une réaction du Hezbollah dans leur pays.

Hermétisme de la société

Étrangement, le Hezbollah a gardé le silence au sujet de Flight 422. Et compte tenu de la réponse rapide de MBC au communiqué des autorités koweïtiennes, il n’est pas invraisemblable que le mouvement chiite puisse se cacher derrière la suspension de la série.

Flight 422 est devenue la deuxième série interdite au cours du mois de mars par les autorités koweïtiennes.

La sortie de la série est intervenue sur fond de réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, mécène du Hezbollah (AFP)
La sortie de la série est intervenue sur fond de réchauffement des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran, mécène du Hezbollah (AFP)

Peu de temps avant sa suspension, le ministère de l’Information a obtenu la déprogrammation d’Al Sageen al Nassab (Le Prisonnier arnaqueur), une série koweïtienne comparable à L’Arnaqueur de Tinder qui narre les exploits d’un escroc qui usurpe l’identité de personnalités publiques pour escroquer des femmes riches.

Une tempête semblable à celle qui a accueilli Flight 422 a traversé les réseaux sociaux, où les internautes ont accusé le programme d’insulter la société koweïtienne et de « salir l’image des femmes koweïtiennes ». 

La dernière escalade en date a ciblé les acteurs koweïtiens et leur compatriotes au sein des équipes de tournage des deux séries, qui ont été renvoyés devant le procureur public et pourraient se voir retirer leur permis de travail.   

La réaction collective aux deux séries traduit l’hermétisme d’une société qui ne cesse de se replier sur elle-même, d’une société qui n’est plus tolérante à la critique ni capable d’introspection.

N’hésitant pas à s’attaquer aux tabous et à promouvoir un programme progressiste, Shahid déjoue les attentes et surprend à chaque étape ses détracteurs et les spectateurs

L’appel à l’intervention du procureur public est le signe d’un nouvel abaissement de la barre des libertés créatives. 

Le cas de Flight 422 est plus compliqué et bien plus alarmant. MBC et Shahid – des entités contrôlées dans une large mesure par le gouvernement saoudien – dominent l’industrie arabe du divertissement, éclipsant Netflix qui poursuit son déploiement hésitant dans la région.

MBC, dirigé par le journaliste libanais Ali Jaber, et Shahid en particulier, adoptent une posture de plus en plus audacieuse dans leurs séries produites au cours des dernières années. N’hésitant pas à s’attaquer aux tabous et à promouvoir un programme progressiste, Shahid déjoue les attentes et surprend à chaque étape ses détracteurs et les spectateurs.

Cependant, MBC tout comme Shahid demeurent sous le contrôle du gouvernement saoudien et donc vulnérables aux influences extérieures.  

Innombrables interdictions 

Flight 422 n’est pas la première production abandonnée par le réseau. Le mois dernier, Muawiya, une épopée historique au budget de 75 millions de dollars réalisée par le cinéaste palestino-égyptien Tarek Alarian, a été confrontée à un tollé similaire. La série était basée sur la vie de Muawiya ibn Abi Sufyan, premier calife omeyade. 

Ces innombrables interdictions et suspensions soulèvent des questions quant à la liberté réelle de Shahid.

Turki al-Sheikh aurait fait déprogrammer une série après une passe d’armes personnelle avec un acteur (AFP/Fayez Nureldine)
Turki al-Sheikh aurait fait déprogrammer une série après une passe d’armes personnelle avec un acteur (AFP/Fayez Nureldine)

Après avoir été exhorté par l’ecclésiastique chiite irakien Moqtada al-Sadr à ne pas diffuser l’émission, MBC a reçu de la Commission irakienne des médias l’ordre de retirer Muawiya de sa programmation du Ramadan. MBC a rapidement obtempéré et renoncé à diffuser la série en Irak.

Menawara Be Ahlaha (Éclairé par les siens), la première série très attendue du cinéaste égyptien Yousry Nasrallah, a connu une mésaventure similaire l’an dernier, bien que pour des motifs plus futiles.

Une semaine avant la sortie de la série, l’acteur Bassem Samra a publiquement invectivé Turki al-Sheikh, conseiller du prince héritier saoudien et président de l’Autorité générale du divertissement, pour des propos désobligeants à l’encontre de Mohamed Sobhi, icône du cinéma de comédie égyptien.

Quelques jours plus tard, la bande-annonce de la série a disparu de Shahid et le programme n’est pas sorti à la date prévue. Ce n’est qu’après des excuses publiques présentées par Bassem Samra à Turki al-Sheikh que la série a pu être diffusée un mois plus tard.

Flight 422 est empreinte d’un sentiment anti-iranien qui semble aujourd’hui inopportun après la récente trêve entre l’Arabie saoudite et l’Iran, son principal rival régional

Ces innombrables interdictions et suspensions soulèvent des questions quant à la liberté réelle de Shahid.

Flight 422 est empreinte d’un sentiment anti-iranien qui semble aujourd’hui inopportun après la récente trêve entre l’Arabie saoudite et l’Iran, son principal rival régional.

L’affaire lunaire autour de Flight 422 ressemble en définitive à une mise en garde face au déclin des libertés au sein d’une société isolée qui refuse de faire face à elle-même, ainsi qu’à la précarité de la production d’histoires à caractère politique sous la supervision de régimes autocratiques.

Compte tenu de l’intérêt accru suscité par la déprogrammation de la série, il ne serait pas inconcevable de voir Flight 422 réapparaître tôt ou tard, mais avec des modifications radicales qui apaiseraient les Koweïtiens.

Le fait qu’une production aussi importante puisse être brusquement retirée de cette manière illustre l’étroitesse de la marge de manœuvre dont jouissent MBC et Shahid.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].