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France : comment CNEWS « fabrique la haine » contre les musulmans et les étrangers

Des documents exclusifs obtenus par Mediapart, sous la forme de milliers de messages WhatsApp et d’une trentaine de témoignages, corroborent les intentions islamophobes de la chaîne française, qui déforme les faits pour « conforter ses obsessions identitaires »

« Affaire Cholet, on laisse tomber. Il n’y a aucune référence au Coran », a demandé un rédacteur en chef de CNEWS à ses journalistes sur WhatsApp en décembre dernier. Ce message figure dans une masse de documents internes obtenus par Mediapart, dans le cadre d’une enquête en quatre volets publiée en avril, sur la chaîne d’information en continu du groupe audiovisuel CANAL+, qui appartient au milliardaire français Vincent Bolloré.

Ce travail d’investigation, qui s’est appuyé également sur les témoignages d’une trentaine de salariés anciens et en activité (rédacteurs, chefs d’édition, rédacteurs en chef, etc.), dévoile comment CNEWS malmène les règles de la déontologie, trahit les faits ou ne les vérifie pas, dans l’objectif, accuse Mediapart, de « conforter ses obsessions identitaires et de donner à voir à son public l’image d’une France mise en péril par l’islam et l’immigration ».  

« Désigner l’islam comme le principal problème de la France »

Dans l’affaire Cholet, commune du Maine-et-Loire (ouest), une source policière avait affirmé à la chaîne TF1 qu’un collégien qui avait menacé de tuer sa professeure de mathématiques après la confiscation d’un téléphone portable avait juré sur le Coran.

Le sujet, qui avait d’abord intéressé CNEWS, est ensuite passé à la trappe lorsque le procureur de la République a indiqué qu’il n’y avait ni menace de mort ni référence à la religion.

De la même manière, souligne à Middle East Eye Yunnes Abzouz, l’un des deux rédacteurs de l’enquête (avec David Perrotin, spécialiste des questions de discriminations), CNEWS a voulu absolument dénaturer les faits dans le meurtre d’un adolescent de 16 ans à Crépol (sud-est) en novembre dernier, en évoquant avec ses chroniqueurs une attaque anti-Blancs impliquant des jeunes d’origine immigrée.  

« Malgré les éléments de l’enquête qui ont exclu le caractère racial de l’agression, CNEWS a continué à l’affirmer. Le point culminant est un édito de Pascal Praud [présentateur du talk-show ‘’L’heure des pros’’] qui explique que le système est en train de réécrire l’histoire en faisant passer un crime anti-blanc pour une simple rixe entre jeunes », explique le journaliste de Mediapart.

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Un membre du groupe d’extrême droite français Les Natifs interviewé par CNEWS lors d’un rassemblement à Paris le 1er décembre 2023 pour rendre hommage à Thomas, un adolescent tué le 19 novembre 2023 à Crépol (Geoffroy Van Der Hasselt/AFP)​​​

Selon Yunnes Abzouz, cette affaire, comme celle de Cholet et beaucoup d’autres, montre comment CNEWS est devenue dans le monde de l’audiovisuel français « une chaîne d’extrême droite qui désinforme et fabrique la haine ».

« À l’intérieur de CNEWS, il y a des journalistes qui tentent tant bien que mal de faire leur travail en s’appuyant sur les faits, mais systématiquement, ils sont ignorés par des chroniqueurs et des commentateurs qui ont à cœur de dérouler un discours islamophobe et de se raccrocher à des faits erronés qui leur permettent de désigner l’islam comme le principal problème de la France », explique Yunnes Abzouz à MEE.

Avant Pascal Praud, CNEWS avait déroulé le tapis rouge à Éric Zemmour, polémiste, fondateur du parti d’extrême droite Reconquête! et ancien candidat à la présidentielle de 2022. Son recrutement sur la chaîne (d’où il avait été licencié en 2014 après des propos diffamatoires contre les musulmans) avait eu lieu en 2019, soit trois ans après la reprise du groupe Canal+ par Vincent Bolloré.

« À l’intérieur de CNEWS, il y a des journalistes qui tentent tant bien que mal de faire leur travail en s’appuyant sur les faits, mais systématiquement, ils sont ignorés par des chroniqueurs et des commentateurs qui ont à cœur de dérouler un discours islamophobe »

- Yunnes Abzouz, journaliste

Pour Isabelle Roberts, fondatrice et présidente du site d’information Les Jours, interviewée dans une émission de Mediapart à la suite de l’enquête sur CNEWS, la mainmise du milliardaire sur la chaîne d’information en continu (anciennement I-télé) représente son « premier fait d’armes » dans le monde des médias et « la matrice de son projet d’extrême droite » qui englobe d’autres titres comme Le Journal du dimanche, le magazine Paris Match et la radio Europe 1.

La direction de CNEWS est confiée dès le départ à Serge Nedjar, « un personnage central qui transforme progressivement la chaîne en canal de désinformation au gré des consignes qu’il transmet à ses journalistes et des censures qu’il opère », selon Yunnes Abzouz.

Dans l’enquête de Mediapart, on apprend par exemple que Nedjar a interdit l’utilisation de l’expression « violences policières » et la diffusion des images des manifestations réclamant justice pour Adama Traoré, un jeune homme de 24 ans tué par la police lors d’une interpellation en 2016.

En revanche, les références à l’islam et à l’immigration en tant que dangers pour la France sont omniprésentes, souligne encore l’enquête de Mediapart, et deviennent selon Yunnes Abzouz « la double matrice à travers laquelle l’actualité est décryptée ». « Pascal Praud a même fait un exploit en liant le fléau des punaises de lit aux immigrés », rappelle le journaliste, ce qui avait entraîné la saisine de l’Arcom, le régulateur français de l’audiovisuel.

« La chaîne ment en connaissance de cause » 

À l’Assemblée nationale, où il était auditionné en février dernier, au même titre que certains de ses collègues et des responsables de la chaîne dans le cadre d’une enquête parlementaire dédiée aux autorisations de diffusion des chaînes de la TNT, l’animateur a pourtant botté en touche en affirmant privilégier « l’exactitude des faits ».

Sonia Mabrouk, qui anime également une émission sur CNEWS, a assuré pour sa part devant les députés n’avoir « jamais donné une information qui n’était pas vérifiée ». Or Mediapart a la preuve du contraire, sous la forme de messages WhatsApp qu’elle a échangés avec son rédacteur en chef le 13 décembre dernier.

Ce jour-là, la journaliste a diffusé à l’antenne une information non vérifiée et vue sur le journal Le Parisien, à propos d’une adolescente de Rennes qui aurait pourchassé son professeur avec un couteau. Sur le plateau, la collégienne est déjà présentée comme susceptible d’être musulmane alors que ce n’est pas le cas finalement.

Sur WhatsApp, Sonia Mabrouk demande à son rédacteur en chef : « On peut en parler ? » Celui-ci répond : « Attendons les confirmations. » « Je peux dire selon Le Parisien ? », insiste Sonia Mabrouk. « Attendons, elle [la journaliste de la rédaction chargée de confirmer l’information] est au téléphone avec ses sources », répond le rédacteur en chef. « Je vous attends, dites-moi », répond Sonia Mabrouk. Une minute plus tard, elle donne l’information à l’antenne sans aucune confirmation.

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Les animatrices de CNEWS Laurence Ferrari (g) et Sonia Mabrouk (2e g) avant un débat entre les candidats Les Républicains à l’élection présidentielle, à Paris, le 21 novembre 2021 (Julien de Rosa/AFP)

« En déroulant un discours d’extrême droite violent à l’égard des musulmans et des minorités, les animateurs vedettes de CNEWS comme ses dirigeants comprennent qu’ils peuvent s’adresser à une portion du public qui leur permettra de réaliser des scores d’audience très importants », analyse Yunnes Abzouz.

Lors de son audition au Parlement, Pascal Praud s’est d’ailleurs vanté du succès de son talk-show.

Le 19 septembre 2023, l’animateur – comme l’épinglera l’enquête de Mediapart – fait de la désinformation en direct sur un sujet concernant des migrants sur l’île de Lampedusa, en Italie. Alors que l’envoyée spéciale de la chaîne affirme que ces derniers veulent rester sur le sol italien et n’entendent pas rejoindre la France, il affirme le contraire sur le plateau.

« La chaîne ment en connaissance de cause », accuse David Perrotin dans l’émission de Mediapart, ajoutant que CNEWS n’hésite pas à intimider les journalistes de la rédaction en désaccord avec sa ligne éditoriale.  

Selon lui, une enquête interne a même été ouverte pour trouver « la taupe » qui aurait livré à Mediapart les documents qui ont servi pour son enquête.

À cause de ses dérives identitaires et de son manque de pluralisme, CNEWS a fait l’objet de rappels à l’ordre de l’Arcom. Cependant, estime Yunnes Abzouz, « en dépit de ses larges prérogatives, cette instance s’est contentée d’infliger des amendes à la chaîne alors que celle-ci ne respecte pas le cahier des charges », s’étant muée d’une chaîne d’information à une chaîne d’opinion promotrice des idées de l’extrême droite.

Pour rectifier le tir, le Conseil d’État est intervenu en février dernier, à la suite d’une plainte de l’organisation SOS Racisme, en demandant à l’Arcom de renforcer son contrôle sur CNEWS. 

Contactée par Middle East Eye, la chaîne n’avait pas répondu au moment de la publication. CNEWS n’avait pas non plus donné suite aux demandes de commentaires de Mediapart.

Sur le plateau de la chaîne, l’un de ses chroniqueurs, Marc Menant, a répondu aux accusations du journal en disant : « Ici sur cette chaîne, on a cherché à traiter les sujets en toute impartialité, en toute objectivité, chacun selon nos sensibilités, chacun selon notre propre parcours et surtout, notre réflexion intellectuelle dans son intégrité, dans son désir de réfléchir et de ne pas être des perroquets qui reprenons des causes pour essayer de nous donner une sorte de conscience sublime en disant, ‘’nous on soutient ces pauvres gens, comme nous sommes admirables’’, nous on ne fait pas ça. »

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