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La « rançon » de l’indépendance, payée par Haïti à la France, remise en lumière

En deux siècles, Haïti a dû payer entre 21 et 115 milliards de dollars au profit de l’ancienne puissance coloniale
Haïti reste le pays le plus pauvre de l’Amérique latine et des Caraïbes et l’un des plus pauvres au monde (AFP/Spencer Platt)
Haïti reste le pays le plus pauvre de l’Amérique latine et des Caraïbes et l’un des plus pauvres au monde (AFP/Spencer Platt)
Par AFP

Une série d’articles du New York Times publiés samedi 21 et dimanche 22 mai remet en lumière la tragique histoire de l’indépendance d’Haïti et la dette astronomique que le pays a dû payer à la France au XIXe siècle, un sujet peu exploité par la classe politique haïtienne.

Après plusieurs mois d’analyse d’archives, le journal américain a estimé que les paiements, versés à compter de 1825 par la première République noire de l’histoire, pour indemniser les anciens colons esclavagistes, « ont coûté au développement économique d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de pertes sur deux siècles, soit une à huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020 ».

Traduction : « Haïti est le seul pays au monde où les descendants d’esclaves ont été contraints de payer des réparations aux descendants de leurs maîtres pendant des générations. Personne ne savait exactement combien Haïti payait à la France – et à quel prix pour son avenir – jusqu'à présent. »

Si la publication est largement partagée et commentée sur les réseaux sociaux, un silence complet prévaut tant du côté des autorités en place à Port-au-Prince que du côté de ses opposants. 

« Les politiciens haïtiens ont la fâcheuse tendance à ne fonctionner que dans le présent », a réagi lundi auprès de l’AFP l’historien haïtien Pierre Buteau. 

« Les hommes et femmes politiques ne s’intéressent qu’à la lutte pour le pouvoir », déplore-t-il. 

Thierry Burkard, ambassadeur de France à l’époque, admet qu’il y avait « un peu » de lien entre l’éviction de M. Aristide et ses revendications pour la restitution de cette dette 

La frilosité des dirigeants haïtiens à embrasser cette cause peut également s’expliquer par l’interventionnisme occidental dans le passé récent du pays des Caraïbes.

En 2003, le président Jean-Bertrand Aristide avait fait de la question de cette dette de l’indépendance son cheval de bataille, chiffrant, au centime près, le montant perçu par la France à plus de 21 milliards de dollars.

Confronté à une insurrection armée et une révolte populaire, qui dénonçait des violations des droits humains, il est évincé du pouvoir en février 2004, sous forte pression américaine, française et canadienne. 

De l’argent pour la tour Eiffel

Interrogé près de deux décennies plus tard par le New York Times, Thierry Burkard, ambassadeur de France à l’époque, admet qu’il y avait « un peu » de lien entre l’éviction de M. Aristide et ses revendications pour la restitution de cette dette. 

En déclarant son indépendance le 1er janvier 1804, Haïti se retrouve au ban des nations d’un monde alors dominé par les puissances esclavagistes. 

Deux partisans pro-Jean-Bertrand Aristide lors d’un rassemblement au centre-ville de Port-au-Prince le 5 mars 2004, alors qu’Aristide a fui le pays sous la pression d’un mouvement rebelle armé et de la communauté internationale. (AFP/Yuri Cortez)
Deux partisans pro-Jean-Bertrand Aristide lors d’un rassemblement au centre-ville de Port-au-Prince le 5 mars 2004, alors qu’Aristide a fui le pays sous la pression d’un mouvement rebelle armé et de la communauté internationale (AFP/Yuri Cortez)

« La façon avec laquelle, pendant un siècle et demi, Haïti a dû payer à la France pour avoir voulu être libre, […] c’est toute l’insertion internationale d’Haïti qui a été compromise », a analysé l’économiste français Thomas Piketty à la sortie, en 2019, de son livre Capital et idéologie dans lequel il évoque largement la problématique de la dette haïtienne de l’indépendance. 

Les paiements exigés par la France ont autant privé l’économie haïtienne de ressources vitales à son essor qu’ils ont permis à son ancienne métropole de prospérer. 

Le New York Times a ainsi montré comment, à la fin du XIXe siècle, la banque CIC a rapatrié en France, via des emprunts toxiques censés aider Port-au-Prince à purger sa dette, les revenus de la jeune banque nationale haïtienne. 

Ces capitaux ont, par la suite, permis à l’établissement bancaire parisien de financer notamment la construction de la tour Eiffel. 

L’actuelle maison-mère du CIC a réagi lundi aux révélations du média américain. 

« Parce qu’il est important d’éclairer toutes les composantes de l’histoire de la colonisation – y compris dans les années 1870 –, la banque mutualiste financera des travaux universitaires indépendants pour faire la lumière sur ce passé », a annoncé le Crédit Mutuel dans un communiqué de presse.

À travers son travail d’enquête, le New York Times remet également en lumière le pillage des réserves d’or haïtiennes par les soldats américains au début du XXe siècle.

« 17 décembre 1914. Huit Marines américains franchissent le seuil de la banque nationale d’Haïti en début d’après-midi et en ressortent les bras chargés de caisses en bois remplies d’or. Valeur de la cargaison : 500 000 dollars », rapporte le journal.

Ces faits ont précédé l’invasion d’Haïti par l’armée américaine, qui a occupé le pays de juillet 1915 à août 1934. 

Les États-Unis ont gardé le contrôle direct des finances haïtiennes plus d’une décennie après le départ de ses troupes.

Par Amélie Baron.

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