La harissa, or rouge tunisien, patrimoine culturel immatériel de l’humanité
Les piments rouges mis à sécher en grappes le long d’une route de campagne sont l’un de mes premiers souvenirs de la Tunisie lorsque j’ai visité la terre natale de mon père, à l’âge de 8 ans. Tendus le long d’un fil en guirlande, les piments brunis par le soleil ondulaient au rythme de la brise près de Gafsa. Ils marquaient le début d’une préparation culinaire nationale, la harissa.
Avec notamment la baguette de pain française, le raï algérien et la culture du thé en Turquie, l’UNESCO a approuvé ce 1er décembre l’inscription de la harissa tunisienne sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité au registre des « savoirs, savoir-faire et pratiques culinaires et sociales ».
On retrouve la harissa dans le couscous, le sandwich fricassé, le ragout ojja, le kefteji ou encore le plat de pâtes épicé dénommé makrouna. Plus rarement, la harissa est aussi proposée en tant que mise en bouche accompagnée de pain, à la manière du houmous levantin.
Middle East Eye revient sur ce condiment épicé à base de piments rouges qui relève les sauces et plats préférés des Tunisiens.
Un savoir-faire ancestral qui s’adapte à la modernité
Les piments séchés au soleil sont à la base de la harissa tunisienne. Après le séchage, ceux-ci sont évidés, épépinés et décortiqués, puis rincés et égouttés. Puis vient la phase du broyage. C’est cette purée issue d’un hachoir qui forme la base de la harissa. Celle-ci contient typiquement des piments rouges, de l’ail, du carvi, de la coriandre et du sel.
D’autres épices, comme le cumin, peuvent être ajoutées selon les goûts, mais aussi de l’huile d’olive. Ces composants sont malaxés dans la purée de piments produites. La purée est parfois écrasée à la main, à l’aide d’un mortier et d’un pilon. La harissa peut aussi être préparée à partir de piments fraichement cueillis, sans étape de séchage.
Les piments nécessaires à la harissa, qu’ils soient de type fins allongés (piment oiseau) ou plus trapus, sont principalement produits dans la région du cap Bon, la pointe nord-est de la Tunisie, mais également dans le Sahel, le Kairouanais ou Sidi Bouzid, entre autres.
Les femmes s’occupent du tri des piments et de les rassembler en collier grâce à une corde afin de faciliter le processus de transport et séchage. Outre la production individuelle et familiale, la harissa offre des possibilités d’emploi pour les femmes dans l’artisanat et la micro-entreprise.
Faite maison, la harissa peut être conservée durant des mois. Dans ma famille, elle est mise dans une coupole et agrémentée d’huile d’olive, gardée précieusement couverte dans le garde-manger de notre cuisine.
La harissa rappelle aussi un terroir et des particularités locales. À Nabeul, ville côtière qui accueille depuis 2015 le Festival annuel de la harissa, l’arrivée du printemps lance la saison de la harisset mayou, une version de la harissa parfumée et verdie, agrémentée de saveurs printanières : feuilles d’arbres fruitiers (figuiers, néfliers, caroubiers, etc.) et aromatiques (coriandre, marjolaine, verveine, etc.). Elle rehausse un plat lui aussi saisonnier et local, la ojja mayou, une omelette si particulière.
Plus au sud, à Gabes, le hrous diffère légèrement de la harissa en ce qu’il ajoute des oignons aux piments. Lié à un festival agraire de mise en conserve pour l’hiver, ce rituel ancestral rappelle les coutumes rurales qui lient les communautés.
La harissa, entre souvenirs intimes et symbole national
La harissa est un puissant symbole de générosité, d’échange et de convivialité. Dans de nombreuses familles encore, les plats sont servis en commun et chacun se sert selon sa faim. La table est le lieu privilégié du partage.
Les Tunisiens, au pays comme à l’étranger, ont un attachement particulier pour la harissa faite maison, qui évoque de nombreux souvenirs familiaux. Pour Chams, un Tunisien désormais expatrié à New York, la harissa évoque immédiatement sa grand-mère, originaire du cap Bon. Il se souvient que celle-ci « choisissait les piments et les séchait dans la cour de la maison. Elle faisait toute sorte de variétés : harissa arbi, harissa mayou, hrous. »
Désormais, sa mère perpétue la tradition, en hommage à un savoir-faire qui s’est intimement transmis de mère en fille. « À chaque fois que je rentre, j’en prends avec moi », confie-t-il à MEE.
La couleur écarlate de la harissa rappelle évidemment le rouge du drapeau national. La harissa constitue un élément identitaire fédérateur de la Tunisie, à une époque traversée par les soubresauts et divisions politiques post-révolutionnaires et la montée de la crise économique.
D’ailleurs, un nouveau jeu de société 100 % tunisien, appelé Harissa, s’appuie sur le visuel familier du piment rouge afin de fédérer familles et amis autour d’un quiz ludique et divertissant sur la tunisianité.
Selon les croyances et superstitions, les piments atténuent le mauvais œil et invitent à la baraka, la chance. Les pendentifs de corail portés par de nombreux Tunisiens ont justement la forme d’un piment.
Une reconnaissance de plus en plus internationale
Les traditions orales font remonter les origines de la harissa aux morisques – ces musulmans d’Espagne qui se sont convertis au catholicisme entre 1499 et 1526 – et à leur connaissance des piments, un fruit acquis par le commerce transatlantique.
L’occupation espagnole au XVIe siècle de la région de Tunis ainsi que l’expulsion des morisques d’Espagne au XVIIe ont initié puis développé l’implantation du piment et de la harissa en Tunisie.
Avant la pandémie de covid-19, la Tunisie produisait environ 1 000 tonnes par jour de boîtes de conserve de harissa. Car la harissa s’exporte. On trouve les tubes, conserves et pots de verre du condiment tunisien dans la plupart des enseignes de grande distribution françaises mais également à l’international, comme chez Trader Joe’s aux États-Unis.
La harissa est également prisée des stars de la gastronomie partout dans le monde. La marque de bien-être et lifestyle Goop de l’actrice américaine Gwyneth Paltrow a récemment confectionné un « guide cuisine » pour la harissa.
Le magazine culinaire en ligne tunisien Mangeons bien propose, lui, de revisiter les recettes traditionnelles qui incluent la harissa. Son fondateur Abdel Aziz Hali introduit notamment un couscous au paprika, piments rouges et harissa fraiche par le chef tunisien Nordine Labiadh installé à Paris, ou encore une fricassée farcie à la mayonnaise au tourteau-curry, à la harissa fumée, à l’œuf haché et à la dulse, recette signée par le chef nabeulien et ancien élève de l’institut d’élite des arts culinaires Paul Bocuse Youssef Gastli.
Depuis 2014, un Food Quality Label Tunisia, gage de qualité créé à l’initiative de la Direction générale des industries agro-alimentaires, tente de conserver la marque d’une recette traditionnelle 100 % tunisienne. La reconnaissance de l’UNESCO vient aujourd’hui confirmer cette qualité et cette pratique ancestrale.
La harissa est sortie d’un carcan familial et ethnique pour s’ouvrir à d’autres expériences culinaires et s’adapter à d’autres palais. Il est désormais possible de trouver à l’étranger de nombreuses adaptations et variantes, par exemple la « harissa marocaine » ras el-hanout ou encore la harissa parfumée à la rose ou aux abricots, ce qui ne manque pas d’irriter les puristes tunisiens qui tiennent à leur recette traditionnelle.
Toujours est-il que pour déguster l’« or rouge » tunisien, mieux vaut suivre ce petit conseil : si la harissa vous brûle la langue, soulagez-vous avec un morceau de pain et surtout pas une gorgée d’eau !
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