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L’Effet Lucifer de Hicham Lasri : du théâtre de l’absurde à Brian de Palma

L’artiste pluridisciplinaire marocain Hicham Lasri sort cette année son quatrième roman, L’Effet Lucifer, tout aussi insolent et inspiré que ses précédents opus
Hicham Lasri présente son nouveau roman (éditions Onze/Youness Hamiddine)
Hicham Lasri présente son nouveau roman (éditions Onze/Youness Hamiddine)

Hicham Lasri, né en 1977 à Casablanca, est essentiellement connu pour ses films de cinéma, de The End (2011) à Jahilya (2018), en passant par C’est eux les chiens (2013), The Sea Is Behind (2014), Starve Your Dog (2015) et HEAdbANG LULLABY (2017), et en attendant ses deux prochains longs métrages prévus respectivement pour 2022 et 2023.

Couronnés de succès et régulièrement présentés à l’international, ses films, pièces de théâtre, romans, romans graphiques, séries et autres web-séries se distinguent par leur poésie, leur insolence et leur extravagance.

Lasri y revendique un héritage de la culture pop et d’un certain cinéma américain. Son œuvre reflète l’identité plurielle d’un Maroc post-Hassan II situé au cœur de profonds bouleversements sociaux, politiques et culturels.

Lasri débute sa carrière en rédigeant et publiant des critiques de films, des pièces de théâtre et des fictions littéraires. Il publie ainsi en 2002 un recueil de deux nouvelles, Passé simplifié / Futur décomposé.

En 2009, il présente son premier roman, le science-fictionnesque Stati© : roman à facettes.

En 2015, son deuxième roman, Sainte Rita, raconte une histoire d’amour entre deux femmes confrontées à une réalité marocaine qui n’est pas la leur.

En 2020 paraît son troisième roman, L’Improbable Fable de Lady Bobblehead, récit extravagant d’un homme qui se fait voler son âme et qui entame un voyage aux confins de la métaphysique pour la retrouver.

Littérature, théâtre et cinéma

Ces œuvres sont de véritables rêveries diurnes dont le récit et la mise en page recèlent de « faux raccords » qui officient comme autant de mises en abyme.

Il en est de même dans le quatrième roman du trublion marocain, L’Effet Lucifer, paru aux éditions Onze en juin, qui étale les échanges verbaux de deux anges d’épaule, le vétéran Mounir et le novice Hakim, qui passent une journée éprouvante en compagnie de leur humain, Hicham, un coolie (porteur en Inde et en Chine) dont les tribulations sentimentales et les magouilles professionnelles ne sont pas de tout repos.

Moins prégnante que dans ses trois précédents romans, cette grammaire parasitaire renvoie ainsi le lecteur à sa propre condition de tourneur de pages

À un moment du récit, les deux anges d’épaule discutent d’une citation proférée par Mounir.

« Il y a un sous-texte », dit ce dernier ; « Sous le texte, il n’y a que la page blanche », répond Hakim ; « Lis entre les lignes », rétorque Mounir ; « entre les lignes, c’est toujours le blanc de la page », achève Hakim… Un peu plus loin, las de cette discussion qui ne mène nulle part, Mounir propose : « Sautons au chapitre suivant… On s’enlise ici… »

Ces petites mises en abyme sont comme un défi lancé au lecteur pour mieux appréhender la distanciation critique qui gouverne l’écriture de Lasri.

Moins prégnante que dans ses trois précédents romans, cette grammaire parasitaire renvoie ainsi le lecteur à sa propre condition de tourneur de pages ainsi qu’à sa responsabilité de citoyen culturel : lire un livre, c’est lire aussi entre les lignes.

Toujours de ce point de vue strictement formel, L’Effet Lucifer se veut assez proche du théâtre.

Le fait que son action se passe essentiellement sur les deux épaules de l’humain Hicham et que chaque réplique de l’un des deux anges soit précédée de la mention de son nom renvoie en effet à une certaine théâtralité de son dispositif : une scène « unique » (quand bien même Hicham se déplace partout dans la ville de Casablanca) et une action principalement relayée par les commentaires des deux anges qui octroient au récit un statut de long dialogue quasi ininterrompu.

Cette théâtralité fait sens lorsque l’on se rappelle que Lasri est également l’auteur d’authentiques pièces de théâtre : (K)Rêve le haïtiste ou Pétition pour la création d’un hôpital pour les poupées cassées (2006), Larmes de joie un jour de zamzam et Crissements de dents de cafard dans un champ de bataille passé à l’eau de javel ou la Légende du 11e doigt de Ash (réunies en un seul ouvrage en 2007), ainsi que Les Invisibles et FAQ (à paraître).

Comme pour certains de ses films, ces pièces se déroulent souvent en huis clos, dans des lieux qui font office d’interzones pour des personnages en transition géographique mais aussi et surtout existentielle : depuis les épaules de Hicham, Mounir est blasé de sa condition, son ancien collègue Lotfi a basculé humain, Hakim franchira à son tour le pas…

Ces partis pris d’écriture et de mise en scène trouvent leur origine dans nombre d’œuvres du théâtre dit de l’absurde, où les personnages parlent beaucoup. Mounir et Hakim se crêpent ainsi l’auréole tout en philosophant avec ironie et contradiction sur la vie, la mort, l’amour, etc.

Vers la lumière

Un des passages les plus mémorables de L’Effet Lucifer semble néanmoins inspiré par le cinéma. Hakim, gêné de devoir regarder Hicham en train de faire l’amour à sa nouvelle conquête, retire ses yeux de leurs orbites, mais l’un d’eux lui échappe et atterrit dans le vagin de la jeune femme.

« Hakim se retrouve à avoir deux images qui se mélangent en surimpression dans sa tête : la scène monstrueuse de Hicham affalé de tout son poids sur la pauvre Gironde et une image macroscopique de sa verge qui élargit l’auréole vaginale de la demoiselle… » Un travail sur le double point de vue et sur le « montage » qui évoque notamment, et non sans malice, les fameux split-screens de Brian de Palma !

Fidèle aux préoccupations comico-trasho-existentialistes qui irriguent son œuvre depuis ses débuts, Lasri rejoue ainsi Les Ailes du désir (1987), le célèbre film de Wim Wenders dans lequel deux anges invisibles cherchent le sens et la beauté dans les voix intérieures des habitants de Berlin qu’ils croisent sur leur chemin.

L’auteur délocalise ce concept dans une Casablanca poisseuse et corrompue où les anges ne volent pas.

Leur désir, lui, est réduit à de la jalousie pour une auréole plus brillante (Mounir qui envie la fraîcheur de Hakim) ou à de hautes ambitions carriéristes (Hakim qui souhaite atterrir sur l’épaule du Boss-tout-Puissant).

Quant à Hicham, il est paresseux, magouilleur et coureur de jupons. Mounir et Hakim ne parviennent pas à déterminer si ses actions sont bonnes ou mauvaises et si elles le mènent plutôt vers le Paradis ou vers l’Enfer.

La prise de conscience de ses mauvaises actions envers la Gironde finit cependant par conduire Hicham à l’éveil d’un sentiment amoureux. On y retrouve bien là le ton de Lasri : de prime abord misanthrope et insolent, il est également très attaché à ses personnages, dont il révèle progressivement l’humanité et à qui il offre toujours la possibilité d’un avenir meilleur.

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