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L’Arabie saoudite peut-elle développer une industrie nationale de l’armement de grande ampleur d’ici 2030 ?

Riyad, qui est l’un des plus grands importateurs d’armes au monde, souhaite qu’au moins la moitié de ses acquisitions d’armes provienne de sources locales d’ici à la fin de la décennie
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, qui est également ministre de la Défense, a annoncé son plan de réforme économique « Vision 2030 » en avril 2016 (AFP)

Alors que l’Arabie saoudite prévoit de développer considérablement sa modeste industrie de l’armement au cours de la prochaine décennie, les prix bas du pétrole et l’économie plombée par une pandémie risquent de freiner le royaume. 

En début d’année, Riyad a annoncé un investissement de plus de 20 milliards de dollars dans son industrie nationale de l’armement, avec pour objectif de consacrer environ 50 % de son budget militaire à des sources locales à l’horizon 2030. La construction d’un plus grand nombre de systèmes d’armement sur place réduirait naturellement la nécessité pour l’Arabie saoudite d’importer la grande majorité de son matériel militaire, de ses munitions et de ses pièces de rechange, comme c’est le cas actuellement. 

À l’heure actuelle, le pays riche en pétrole est l’un des plus grands importateurs d’équipements militaires au monde. La forte dépendance du royaume en matière de systèmes d’armement, notamment vis-à-vis des États-Unis et des pays occidentaux, peut parfois s’avérer désavantageuse. 

« L’objectif de passer de 2 % de dépenses intérieures en 2018 à 50 % en 2030 est irréaliste »

– Emily Hawthorne, analyste pour le réseau RANE

L’administration Biden, par exemple, a gelé plusieurs milliards de dollars de ventes d’armes à Riyad en raison de sa guerre dévastatrice au Yémen et a envisagé de lui vendre uniquement des armes « défensives » à l’avenir. 

Néanmoins, les États-Unis continuent d’aider activement le royaume à renforcer ses capacités défensives et à soutenir ses efforts en vue d’une production locale.

Peu après l’entrée en fonction de Joe Biden, Saudi Arabian Military Industries (SAMI), une société publique active dans la défense, a lancé une joint-venture avec le géant américain de l’aérospatiale et de la défense Lockheed Martin. Selon un communiqué de SAMI, cette joint-venture « développera des capacités locales avec le transfert de technologies et de connaissances et la formation d’une main-d’œuvre saoudienne à la fabrication de produits destinés aux forces armées saoudiennes et à la fourniture de services à ces dernières ».

Lockheed Martin aide également l’Arabie saoudite à mettre en place un système de défense antimissile d’un coût de 15 milliards de dollars, alors que le royaume fait face à des attaques de missiles et de drones lancées par les Houthis depuis le Yémen voisin. 

« Un objectif lointain et improbable »

En 2019, les États-Unis ont conclu un accord de coproduction avec l’Arabie saoudite prévoyant la production dans le royaume de composants clés des armes « à guidage de précision » Paveway de fabrication américaine.

Comme l’a rapporté le New York Times, l’accord « a suscité des inquiétudes quant à la possibilité pour les Saoudiens d’accéder à une technologie qui leur permettrait de produire leur propre version des bombes américaines à guidage de précision ». 

« L’Arabie saoudite a fait beaucoup de progrès dans le développement de son industrie nationale de l’armement, notamment en ce qui concerne les systèmes d’armement terrestres, l’électronique et les bombes intelligentes », indique à Middle East Eye Emily Hawthorne, analyste pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord pour Stratfor, du réseau RANE.

« En revanche, l’objectif de dépenser 50 % du budget militaire du royaume au niveau national reste lointain et improbable. »

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Emily Hawthorne souligne que le royaume reste fortement dépendant des sources étrangères et des importations pour « ses armes technologiquement avancées, ses avions et ses navires ».

« Même si Riyad a réussi à détourner une partie de l’argent autrefois destiné aux importations vers le développement d’alternatives nationales et en a récolté les fruits au niveau des emplois pour les Saoudiens, l’objectif de passer de 2 % de dépenses intérieures en 2018 à 50 % en 2030 est irréaliste si Riyad souhaite maintenir ses capacités et conserver un arsenal composé des meilleurs équipements », estime-t-elle. 

Les Émirats arabes unis, voisins de l’Arabie saoudite, ont réalisé des progrès significatifs dans le développement et la fabrication d’armes au niveau local, principalement par le biais de leur conglomérat public de défense, le groupe EDGE.

EDGE a récemment dévoilé des munitions rôdeuses de fabrication locale, également appelées drones kamikazes ou « suicide ». Son PDG a également exprimé l’objectif de l’entreprise d’intégrer la chaîne d’approvisionnement du programme de la cinquième génération du F-35 Joint Strike Fighter et même de développer des missiles pour le chasseur furtif américain. 

« Je pense que l’Arabie saoudite sera en mesure de faire des progrès similaires à ceux d’EDGE au niveau des armes légères, de l’artillerie et du renforcement des capacités technologiques dans le royaume », indique Emily Hawthorne. 

Cependant, tempère-t-elle, Riyad « est encore loin d’avoir établi les connexions dont EDGE dispose pour l’exportation de ces produits vers des clients régionaux ».

« Une transformation militaire »

Kirsten Fontenrose, directrice de l’initiative consacrée à la sécurité au Moyen-Orient du think tank Atlantic Council, souligne que le royaume « connaît une transformation militaire qui dure depuis des années ».

Le projet a fait « pas mal de progrès » grâce à l’intérêt personnel du prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane pour le ministère de la Défense et au fait que « sa direction au jour le jour [soit] confiée à KBS [Khaled ben Salmane al-Saoud, vice-ministre saoudien de la Défense] ».

Le prince héritier ambitionne de bâtir un secteur de production d’armement plus robuste pour le royaume. 

« L’Arabie saoudite tente de négocier âprement l’achat de plates-formes de haute technologie, auprès des États-Unis mais aussi de la Russie »

– Kirsten Fontenrose, membre du think tank Atlantic Council

« Depuis plusieurs années, l’Arabie saoudite tente de négocier âprement l’achat de plates-formes de haute technologie, auprès des États-Unis mais aussi d’autres pays comme la Russie – c’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous n’avons pas vu de missiles de défense aérienne S-400 russes en Arabie saoudite –, dans le but d’intensifier le “transfert de technologie”, par lequel la société vendeuse ou le pays vendeur apprend aux Saoudiens à produire localement des composants essentiels du système », indique Kirsten Fontenrose à MEE

« Le succès d’une industrie locale en dépendra. »

Kirsten Fontenrose précise que Riyad doit parvenir à imiter EDGE et l’industrie locale émiratie de l’armement, qui connaît une croissance rapide. 

« Aux Émirats, la croissance d’EDGE est catalysée par une stratégie qui commence par un retour en arrière dans le système éducatif visant à préparer les Émiratis dès le niveau universitaire à intégrer potentiellement le secteur de la défense, explique-t-elle. Ce modèle peut être imité si l’Arabie saoudite choisit de suivre cette voie, mais ce n’est pas instantané. »

« Compte tenu des statistiques universitaires en Arabie saoudite, il est intéressant de constater que si cela devait arriver, la majorité de ces futurs employés seraient des femmes. »

Un besoin d’autosuffisance

Les États-Unis retirent progressivement leurs forces du Moyen-Orient, y compris du territoire saoudien. 

Washington a annoncé à la mi-juin une réduction de ses troupes et de ses unités de défense aérienne déployées au Moyen-Orient, y compris de ses batteries de missiles de défense Patriot. Les États-Unis ont également annoncé le retrait d’un système antimissile THAAD d’Arabie saoudite.

La coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen a toutefois indiqué que la réduction des moyens militaires américains dans le royaume n’affecterait pas ses capacités de défense.

« Cela n’affectera pas les défenses aériennes saoudiennes », a déclaré à la presse Turki al-Maliki, porte-parole de la coalition.

« Nous partageons avec […] nos alliés une bonne compréhension de la menace dans la région. Nous avons la capacité de défendre notre pays. »

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Cette évolution, associée au désir général du royaume de réduire sa dépendance à l’égard des sources étrangères pour l’achat d’armes, constitue probablement le principal moteur de l’ambitieux projet de défense de Riyad pour 2030.

Kirsten Fontenrose estime que la perspective imminente d’un retrait américain du Moyen-Orient a sans aucun doute « renforcé le sentiment d’urgence ».

Selon elle, les Saoudiens considèrent qu’il est « nécessaire d’améliorer rapidement et concrètement leurs processus décisionnels, leurs processus d’acquisition, leurs programmes de formation et leur expertise en matière de formulation de stratégies, afin d’être mieux à même de combler les lacunes qu’un retrait américain pourrait engendrer ».

Par ailleurs, le royaume « estime avec perspicacité que la meilleure façon de maintenir un engagement étroit avec les États-Unis est de faire en sorte que cet engagement paraisse naturel aux yeux du personnel américain en rotation constante affecté au dossier saoudien. À cette fin, ils ont récemment créé un poste de ministre adjoint de la Défense consacré aux affaires exécutives, le premier poste de supervision civile responsable de la politique militaire et de défense ».

Au cours de l’année, l’Arabie saoudite prévoit « de commencer à restructurer son armée de manière à reproduire le modèle américain des Service Staffs et des Unified Geographic Combatant Commands », indique Kirsten Fontenrose.

Emily Hawthorne précise pour sa part que l’objectif saoudien d’autosuffisance est « lié à la dépendance du royaume vis-à-vis des sources d’armement étrangères en général, pas seulement américaines, ainsi qu’au désir du gouvernement d’affecter une plus grande part de sa population à des emplois technologiquement avancés et bien rémunérés ».

« Les calculs de l’Arabie saoudite concernant son besoin d’autosuffisance sont fortement tributaires du risque de conflit avec l’Iran », ajoute-t-elle. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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