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En Algérie, le hirak peine à investir un champ politique en ruines

Créer des partis, investir ceux qui existent déjà ou trouver des formules alternatives : comment le hirak peut-il investir le champ politique ? Les avis divergent sur sa capacité et sa vocation à s’organiser
Manifestante au centre-ville d'Alger, le mardi 17 décembre 2019 (AFP)

Lundi 16 décembre, des députés du Parti des travailleurs (PT) ont décidé de soutenir le président Abdelmadjid Tebboune, élu jeudi 12 décembre lors d’un scrutin fortement contesté. Aussitôt la position de ces élus annoncée, la direction du même parti a dénoncé « cette minable opération », qui « ne trompe personne ».

Cette crise du Parti des travailleurs n’est qu’un énième épisode de la déliquescence du champ politique

Selon la direction du Parti des travailleurs, ces « agissements » ont été menés « avec la complicité du président de l’Assemblée populaire nationale» (APN, chambre basse du Parlement), alors que, depuis le 28 mars 2019, après une démission définitive, le parti n’a plus de groupe parlementaire.

À cette époque, le parti était dirigé (en fait depuis sa création, en 1989), par Louisa Hanoune, qui purge actuellement une peine de quinze ans de prison prononcée par le tribunal militaire de Blida pour complot contre l’État.

Cette crise du Parti des travailleurs n’est qu’un énième épisode de la déliquescence du champ politique, entamée depuis de longues années, et qui se poursuit malgré le sursaut que constitue le hirak, cette contestation populaire née le 22 février et qui se poursuit avec des marches pacifiques tous les vendredis et certains jours de semaine.

L’alliance présidentielle est morte

Dans la même journée du lundi 16 décembre, des dirigeants du Rassemblement national démocratique (RND) ont demandé le départ du président du parti, Azzeddine Mihoubi, après sa défaite humiliante à la présidentielle du 12 décembre.

Pour eux, le résultat obtenu par M. Mihoubi (7,28 % des voix), est « catastrophique », d’autant plus que leur candidat a été également soutenu par le FLN. FLN et RND forment la majorité parlementaire actuelle, et constituaient le cœur de l’alliance présidentielle, sur laquelle s’appuyait formellement l’ancien président Abdelaziz Bouteflika.

Le candidat Azzedine Mihoubi, secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND), salue ses partisans lors d’un meeting à Alger, le 4 décembre 2019 (AFP)

Le résultat insignifiant obtenu par le candidat soutenu par ces deux partis montre l’ampleur du décalage qui existe entre une vie politique formelle et la réalité de la société algérienne. 

De plus, il faut rappeler que deux anciens secrétaires généraux du FLN, Djamel Ould Abbes et Mohamed Djemaï, ainsi que l’ancien président du RND Ahmed Ouyahia, sont en détention pour des affaires de corruption, le dernier ayant déjà été condamné à quinze de prison pour sa gestion lorsqu’il était Premier ministre.

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Le Front des forces socialistes (FFS) est de son côté entré en crise peu après la disparition de chef historique Hocine Aït-Ahmed. Deux directions se disputent le parti, tout en s’accusant mutuellement d’avoir abandonné la ligne historique du parti. Ceci pour bien noter que la tourmente actuelle n’épargne ni les partis proches du pouvoir ni ceux de l’opposition.

En un mot comme en cent, le champ politique algérien est dévasté, en ruines. Aucun parti n’est aujourd’hui en mesure d’influer de manière conséquente sur l’opinion. Cette situation était visible depuis des années. Elle s’est brutalement confirmée dès le début du hirak, le 22 février.

Avant le début du hirak, plusieurs partis avaient tenté de mobiliser les Algériens, en appelant à manifester et en organisant des rassemblements. Ils avaient drainé très peu de monde.

Visiblement, les Algériens refusaient de suivre les partis, dont beaucoup étaient considérés comme des organisations de politiciens véreux, soucieux d’intégrer le pouvoir, quand ils ne constituaient pas de simples appendices des réseaux de corruption.

Le champ politique algérien est dévasté, en ruines. Aucun parti n’est aujourd’hui en mesure d’influer de manière conséquente sur l’opinion

Par contre, l’appel du 22 février n’était pas l’émanation des partis. Il s’agissait d’appels relayés sur les réseaux sociaux, mais dont personne ne peut affirmer formellement la paternité.

Ce fut le déferlement qui condamna les partis : les Algériens exprimaient leur colère, leur rejet du cinquième mandat que devait briguer le président Abdelaziz Bouteflika, ainsi que leur rejet du système politique en place ; mais ils le faisaient en dehors des formations politiques reconnues.

Cette manière de faire condamnait aussi bien les institutions, qui avaient gravement failli dans la gestion des affaires du pays, que les partis, incapables de mobiliser la rue et de canaliser la colère populaire.

« Le peuple et l’armée sont seuls »

Cette situation avait été décrite de manière alarmante par l’ancien chef de gouvernement Mouloud Hamrouche. « Le peuple et l’armée sont seuls. Il ne faut pas qu’ils se tournent le dos, ni qu’ils se trouvent face à face », avait-il écrit.

La formule de Mouloud Hamrouche ne condamne pas seulement les partis. Elle résonne aussi durement pour le président élu : sur quelles forces politiques va-t-il compter pour appliquer son programme, alors que la rue est toujours en ébullition ?

Mais le hirak est lui aussi interpellé. Comment investir le champ politique ? En créant des partis alternatifs, en investissant ceux qui existent déjà, ou en allant à des formules alternatives, avec notamment le recours systématique aux réseaux sociaux ?

Première manifestation, le 22 février 2019, contre un cinquième mandat pour Abdelaziz Bouteflika (AFP)

Dès le début de la contestation, s’est posée la question épineuse de savoir s’il fallait structurer la contestation ou non. Les principales figures apparues avec le hirak ont prudemment évité de se prononcer, de peur de provoquer des clivages. L’avocat Mustapha Bouchachi revient ainsi systématiquement sur le caractère pacifique de la contestation et la nécessité de sa poursuite, mais il évite de parler d’organisation.

Quelques partis ont tenté de s’engouffrer dans le hirak, en participant aux marches, mais l’accueil des manifestants a été tiède, parfois franchement hostile. Ils ont été pour la plupart conspués. 

Partisans de l’organisation contre mouvement spontané

Au début de l’été, Saïd Sadi avait proposé une démarche pour structurer le hirak et en faire une organisation parallèle, jusqu’à création de structures de rechange aux institutions actuelles.

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Lundi, Zoubida Assoul, présidente de l’Union pour le changement (UPC, moderniste laïc), a appelé le hirak à « s’auto-organiser, afin d’élaborer sa propre plateforme de revendications ».

Ammar Koroghli, un contributeur prolixe dans les médias, a plaidé « pour des états généraux et des élections par la base » au sein du hirak. Selon lui, des élections pourraient se tenir « au niveau de chaque wilaya [préfecture], voire de chaque commune, à même de permettre l’émergence de représentants élus parmi les plus jeunes et les plus aptes à prendre les rênes du pouvoir ».

Les opposants à la structuration du hirak avancent des arguments variés : crainte de zaïmisme (culte de la personnalité), crainte que les dirigeants soient arrêtés, risque de division, difficulté de trouver des personnalités consensuelles quand il faudra négocier, etc.

Il y a aussi un autre non-dit : la crainte des représentants potentiels du hirak d’être pris à partie par des activistes et des blogueurs virulents, dont la seule ligne de conduite est un radicalisme qui frise le nihilisme. Pour eux, tout ce qui ne fait pas preuve d’une intransigeance absolue, selon le slogan « yetnehaw gaa » (qu’ils partent tous), est accusé de traîtrise.

Le blogueur Said Ait-Ali Slimane refuse lui aussi le modèle classique d’organisation du hirak.

Un dirigeant du FFS déplore : « Certains veulent transformer le hirak en une organisation de masse », à la manière des organisations satellites du FLN

« Le hirak ne peut pas être comprimé dans un front, un rassemblement, un parti, ou toute autre organisation politique. Il est la société civile en action », écrit-il en précisant toutefois : « Libre aux citoyens d’appartenir ou non à des organisations politiques ou à des associations catégorielles ».

Plus ambitieux, il estime que « la société civile veut construire son État ». « Le hirak, c’est l’engagement individuel d’Algériennes et d’Algériens aspirant à la liberté et à la fin des privilèges. C’est cette adhésion individuelle libre et responsable qui est la source de la diversité, de l’union et de la solidarité du mouvement populaire du 22 février ».

Dans la même logique, un dirigeant du FFS, Hassen Ferli, déplore : « Certains veulent transformer le hirak en une organisation de masse », à la manière des organisations satellites du FLN.

Un autre ancien Premier secrétaire du FFS, Ahmed Betatache, envisage une autre évolution. Estimant que « les marches ne peuvent à elles seules concrétiser nos revendications », il estime qu’il « appartient à tous de rejoindre le militantisme partisan, syndical ou associatif ». Il invite les partis à s’ouvrir aux militants du hirak, et demande aux militants qui ne se retrouvent pas dans les organisations actuelles de créer de nouveaux partis ou syndicats.

Tebboune sera-t-il tenté ?

Le président élu Abdelmadjid Tebboune se trouve lui aussi face à une équation impossible à résoudre. Il ne peut s’appuyer sur son parti, le FLN, ni sur ceux qui soutiennent traditionnellement le pouvoir.

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Ces formations constituent des boulets plutôt que des atouts. Mais face à une rue en ébullition, il est contraint de rechercher des appuis.

Sera-t-il tenté de créer son propre parti ? Formé dans des schémas politiques à l’ancienne, il peut être tenté de rééditer ce qu’avaient fait avant lui les présidents Mohamed Boudiaf et Liamine Zeroual.

Le premier avait suscité la création du Rassemblement patriotique national (RPN), parti éphémère disparu avec son initiateur. Le second avait parrainé le RND, qui avait drainé une partie de la bureaucratie et des réseaux de pouvoir, avant de s’effondrer au lendemain du 22 février.

Mais toutes ces appréciations négligent une tendance de fond : l’Algérie, comme d’autres pays, subit une désaffection marquée envers les partis traditionnels. Elle n’arrive pas encore à intégrer et à s’adapter au poids des réseaux sociaux comme nouveaux faiseurs d’opinion.

Par ailleurs, le hirak était plus un sursaut moral et éthique qu’un mouvement politique. De par sa nature, il est impossible à intégrer dans un moule, aussi innovant soit-il.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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