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En Algérie, les militants mozabites de Ghardaïa dénoncent « une guerre sans merci de l’appareil judiciaire »

Le jugement du procès de Kamel Eddine Fekhar et de huit de ses compagnons est attendu ce mardi 26 novembre. La plaie des événements qui ont secoué la région demeure béante
Les forces de sécurité algériennes montent la garde sur une crête qui domine la ville algérienne de Ghardaïa le 18 mars 2014, suite aux incidents intercommunautaires (AFP)

Ils sont en tout neuf personnes à faire l’objet de poursuites judiciaires : Kamel Eddine Fekhar (décédé le 28 mai 2019), Aouf Hadj Brahim, Salah Dabouz, Noureddine Daddi Nounou, Hammou Mosbah, Nacereddine Cheikhbelhadj, Khodir Babaz et Mohammed Dabouz. 

Plusieurs chefs d’accusations ont été retenus contre eux, dont : « provocation directe d’un attroupement armé », « outrage à un fonctionnaire pendant l’exercice de ses fonctions », « diffamation, jet de discrédit sur les décisions juridictionnelles », « association de malfaiteurs » et « assistance aux criminels dans le but de préparer un délit, discrimination, exclusion ».

Nous sommes à Ghardaïa, une région située dans cette étroite vallée du M’zab, aux portes du désert, à 600 km au sud d’Alger, où des heurts communautaires entre Mozabites (musulmans berbérophones de rite ibadite) et les populations musulmanes arabophones de rite malékite sont fréquents depuis plusieurs années.

La réouverture de ce procès nous rappelle que la situation demeure toujours très tendue

Pour rappel, l’affaire remonte au mois de mars, lorsque le tribunal criminel de Ghardaïa a condamné à dix ans de prison ferme deux individus, Idriss Khiat et Noureddine Tichaabt, accusés du meurtre d’un notable mozabite, Omar Allout. 

À l’époque, le jugement avait déclenché une protestation et une remise en cause des décisions de justice ainsi que des déclarations publiques, notamment sur les réseaux sociaux, allant à l’encontre de ces décisions. La suite tragique est connue de tous : le militant des droits humains Kamel Eddine Fekhar, placé en détention provisoire à partir du 31 mars 2019, est décédé fin mai 2019, à la suite d’une longue grève de la faim.

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Plusieurs mois sont passés depuis cet événement qui a marqué la région du M’zab et secoué le pays tout entier. Cependant, la réouverture de ce procès, malheureusement à titre posthume pour Kamel Eddine Fekhar, nous rappelle que la situation demeure toujours très tendue.

Pour B.A, un militant mozabite qui a requis l’anonymat, « la disparition de Kamel Eddine Fekhar, et en l’absence d’une autre personnalité charismatique de son envergure, a laissé la région en général et, plus particulièrement, la communauté mozabite, dans une grande incertitude sur le plan politique car le défunt représentait la figure de l’opposant le plus farouche et le plus déterminé face au système ».  

Il affirme à Middle East Eye que « l’horizon demeure sombre en présence d’une autorité religieuse locale toujours conciliante à l’égard de l’autorité politique et d’une jeunesse mozabite qui aspire à un avenir meilleur mais qui manque de leadership ».

« Un état de siège qui ne dit pas son nom »

Kacem Soufghalem, militant mozabite et ancien codétenu de Kamel Eddine Fekhar, affirme quant à lui que « le M’zab vit un état de siège qui ne dit pas son nom et qui ne cesse de se prolonger. Depuis plus de 60 ans, la région vit au rythme des violences périodiques, avec à chaque fois son lot de morts, de blessés, de prisonniers et, surtout, de haine. » 

Il affirme à MEE que « la particularité des derniers événements réside dans leur médiatisation ». Pour lui, bien que la région connaisse une certaine accalmie en ce moment, « une guerre sans merci continue à être menée d’une main de maître contre les militants mozabites par l’appareil judiciaire à Ghardaïa ».

Selon lui, « tout Mozabite peut être chargé de lourdes accusations sans le moindre fond de dossier. » Il cite à titre d’exemples le cas de Kamel Eddine Fekhar, celui de l’avocat Salah Dabouz, celui du le syndicaliste Aouf Hajbrahim, ainsi que celui de Mohamed Babandjar qui croupit en prison depuis quinze ans et qui, selon lui, « a observé plusieurs grèves de faim avec comme seule revendication : un procès équitable ».

La crise persistante dans le M’zab est symptomatique de la crise du modèle de la nation et de l’absence d’institutions politiques légitimes permettant la représentation des intérêts des citoyens, la gestion des conflits et l’expression pacifique des revendications

Sur les raisons de cette succession d’événements dans le M’zab depuis quelques années, Maître Nourredine Ahmine, un avocat qui a défendu les activistes mozabites, affirme qu’elles sont surtout d’ordre politique : « Il y a d’abord la nature du système qui ne permet aucune exception. C’est-à-dire que la représentation au niveau local doit être conforme à celle qui domine à l’échelle nationale. C’est la raison pour laquelle, il y a eu les événements de Berriane (2008-2010), Guerrara et Ghardaïa (2013-2015). En 2008, le président d’APC [équivalent du maire] de Berriane était un militant du RCD. À Ghardaïa, le parti d’opposition le plus influant était le FFS. Pour le pouvoir, cette situation est inadmissible. » 

Par ailleurs, l’avocat parle de « l’émergence d’une jeunesse hyperpolitisée qui mène un double combat : le combat citoyen et pour le changement du mode de fonctionnement de leur communauté ». 

« Enfin, il y a le problème de la dilapidation du foncier local et la corruption à grande échelle qui l’a accompagnée », ajoute-t-il. 

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Salah Dabouz, avocat de Kameleddine Fekhar, est à son tour poursuivi par la justice (Facebook)

Début septembre, l’avocat Salah Dabouz, l’une des personnes poursuivies dans l’actuel procès, a été agressé à l’arme blanche par des individus encagoulés.

Le 20 novembre, les services de sécurité de la wilaya de Ghardaïa ont arrêté un individu qui est apparu sur une vidéo, largement relayée sur les réseaux sociaux, brandissant une kalachnikov avec laquelle il menaçait de mort ceux qui boycotteront les élections présidentielles du 12 décembre.

Indiscutablement, l’accalmie que connaît la région actuellement demeure très fragile et certains observateurs craignent qu’il ne suffise d’un nouvel événement déclencheur pour que la région s’embrase à nouveau. Pour le moment, cette crainte est démentie. 

Ce qui est certain, en revanche, c’est que la crise persistante dans le M’zab est symptomatique de deux points fondamentaux : la crise du modèle de la nation en Algérie, et de l’absence d’institutions politiques légitimes permettant la représentation des intérêts des citoyens, la gestion des conflits et l’expression pacifique des revendications.

En effet, de nombreux activistes mozabites accusent les autorités de manquer d’impartialité dans leur gestion des événements et estiment que leur communauté est victime d’une double discrimination, à la fois ethnique et confessionnelle. Ce qui ne manquera pas de nourrir le ressentiment et d’accroître le risque de nouveaux conflits.

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