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Les dernières heures de Qasem Soleimani

Comment le plus puissant des généraux iraniens a été suivi et piégé par ses ennemis de Damas à Beyrouth avant son élimination à Bagdad ? Récit
La mort de Qasem Soleimani a amené ses proches à se demander si l’un d’eux avait trahi le général iranien (Reuters)
Par Suadad al-Salhy à BAGDAD, Irak

Dès sa descente de l’appareil de la compagnie syrienne privée Cham Wings, sur le tarmac de l’aéroport de Bagdad, Qasem Soleimani a rencontré un visage familier.

À ce moment-là, quelque chose n’allait pas. Au-dessus d’eux se trouvait un drone américain en vol stationnaire et prêt à frapper

Si Abou Mahdi al-Mouhandis, chef adjoint des paramilitaires irakiens du Hachd al-Chaabi, était un allié de longue date du général iranien, il était aussi un ami proche.

Il était accompagné d’un comité d’accueil restreint et de deux véhicules, prêts à amener le chef de la force al-Qods des Gardiens de la révolution au domicile de la zone verte d’al-Mouhandis, son adresse habituelle dans la capitale irakienne, selon les dirigeants chiites du pays.

À ce moment-là, quelque chose n’allait pas. Au-dessus d’eux se trouvait un drone américain en vol stationnaire et prêt à frapper, et dans quelques minutes, les deux hommes seraient morts.

« Dispositif de sécurité optimal »

Soleimani et al-Mouhandis figuraient sur la liste des personnes les plus recherchées par les États-Unis depuis des années. Mais ils évitaient d’utiliser les technologies modernes et observaient de strictes mesures de sécurité pour rester hors de portée des États-Unis, témoignent à Middle East Eye les dirigeants de factions armées proches des deux hommes.

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Le nombre de personnes ayant accès aux deux responsables était strictement limité, et globalement, les deux avaient fait des efforts pour rester discrets lors de leurs déplacements.

« Leur dispositif de sécurité était optimal. Ils ont toujours voyagé sans avoir de date à l’avance et sans annoncer leur destination, et ils utilisaient des lignes aériennes régulières », affirme à MEE un dirigeant proche de Mouhandis.

« Ils ne passaient pas par les canaux officiels habituels pour tamponner leurs passeports dans les aéroports. Ils n’utilisaient pas de smartphones et se déplaçaient dans des voitures ordinaires avec le moins d’accompagnateurs possible », ajoute cette source. Comme toutes les personnes interviewées, il témoigne sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité.

« Dans l’ensemble, il était difficile de les suivre. Mais les aéroports de Damas et de Bagdad regorgent de sources de renseignement pro-américaines, et à cause de cela, ils ont été traqués. »

Un rendez-vous à Beyrouth

Selon des responsables irakiens familiers des mouvements de Soleimani, l’homme chargé de diriger les forces armées iraniennes à l’étranger disposait de plusieurs points d’entrée en Irak couramment utilisés.

Parfois, comme ce vendredi, il atterrissait à l’aéroport international de Bagdad. D’autres fois, il arrivait plutôt à Nadjaf ou traversait l’Iran au poste frontière de Munthiriya, dans le gouvernorat de Diyala, à environ 120 km à l’est de Bagdad.

De plus en plus, il survolait la région du Kurdistan irakien, au nord, avant de se rendre au sud de Bagdad en voiture.

Aucune de ces autres routes n’aurait sauvé Soleimani, assure à MEE un chef du Hezbollah, mouvement libanais soutenu par l’Iran, car il a été trahi par « son itinéraire au cours des 36 dernières heures ».

« Il semblerait qu’il ait été étroitement surveillé depuis son arrivée à Damas depuis Téhéran, jeudi, jusqu’à son assassinat à Bagdad vendredi », explique un responsables du Hezbollah.

« Il semblerait qu’il ait été étroitement surveillé depuis son arrivée à Damas depuis Téhéran, jeudi, jusqu’à son assassinat à Bagdad vendredi »

- Un responsable du Hezbollah

Soleimani était arrivé à l’aéroport de Damas jeudi matin. Il n’a rencontré personne dans la capitale syrienne et est passé directement de l’avion à une voiture qui l’a transporté jusqu’à Beyrouth, où il a rencontré le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah.

« Ils sont restés assis pendant des heures à discuter des derniers développements en Irak, en particulier les frappes aériennes américaines qui ont récemment frappé Kataeb Hezbollah [groupe paramilitaire irakien] et l’attaque de l’ambassade américaine à Bagdad il y a quelques jours », raconte à MEE ce responsable du Hezbollah habitué à ce genre de discussions.

Le but des pourparlers, selon les Libanais, était d’aider à coordonner le travail des factions armées soutenues par l’Iran dans la région et de les préparer à toute confrontation avec les États-Unis.

Les discussions ont également eu lieu, précise-t-il, « pour résoudre les problèmes en suspens entre certaines factions, en particulier celles liées à Nasrallah ».

L’arrivée à Bagdad

Soleimani n’a pas passé plus de temps que nécessaire à Beyrouth et est retourné à Damas ce soir-là en suivant les mêmes procédures.

À l’aéroport de Damas, Soleimani est monté à bord d’un vol Cham Wings à destination de Bagdad, aux côtés d’autres passagers. Le vol devait partir à 20 h 20, mais pour des raisons inconnues, le décollage a été retardé à 22 h 28, selon les données publiques de la compagnie.

À peu près au même moment, al-Mouhandis recevait des informations suggérant que son ami allait bientôt atterrir en Irak. Ce responsable du Hachd al-Chaabi avait reçu une note très courte ne détaillant que la compagnie aérienne et l’heure d’arrivée.

Al-Mouhandis, un des hommes les plus puissants en Irak, porte-parole de l’Iran dans le pays, était connu pour rouler dans Bagdad dans une voiture décapotable. Mais pas cette nuit.

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Au lieu de cela, il a convoqué Mohammed Redha, un proche collaborateur responsable des arrangements du Hachd al-Chaabi à l’aéroport, et lui a ordonné de le rejoindre jusqu’au terminal et de se préparer pour un invité spécial.

L’aéroport international de Bagdad est soumis à des mesures de sécurité strictes depuis 2003 et sa sécurité est gérée par la société britannique G4S sous la supervision des services de renseignement et de la sécurité nationale irakiens.

Les forces antiterroristes irakiennes, en coopération avec les États-Unis, sont quant à elles chargées de sécuriser le périmètre de l’aéroport, son espace aérien et les routes qui y mènent.

Les mesures de sécurité exigent que les passagers ordinaires entrant et sortant de l’aéroport passent par plusieurs points de contrôle déployés le long de dix kilomètres de route entre la place Abbas ben Firnas, le dernier point que les véhicules personnels peuvent atteindre, et les halls de départ.

Quant aux voyageurs et aux fonctionnaires qui disposent d’une escorte spéciale, ils sont autorisés à passer sur des routes VIP, qui ne demandent rien d’autre que d’informer un point de contrôle de l’identité des voyageurs et de l’immatriculation et des caractéristiques des véhicules.

Toute information qui atteint ce point est partagée avec la sécurité de l’aéroport, la sécurité nationale et le renseignement, ainsi qu’avec G4S.

Al-Mouhandis était considéré par les États-Unis et ses rivaux irakiens comme l’homme le plus dangereux d’Irak, l’exécutant des volontés iraniennes. Il est surveillé par les Américains depuis des années, et ce n’était un secret pour personne que Redha ne transportait que Mouhandis.

Des chefs proches de Muhandis ont affirmé à MEE que tout le monde savait que le leader du Hachd al-Chaabi ne se déplaçait jamais à l’aéroport pour recevoir un invité autre que Soleimani.

Une source américaine au fait des derniers développements affirme à MEE que les Américains avaient reçu des informations selon lesquelles Soleimani était en route pour Bagdad et que al-Mouhandis le recevrait à l’aéroport et l’emmènerait chez lui dans la zone verte fortifiée.

Trois responsables de la sécurité irakiens et plusieurs dirigeants du Hachd al-Chaabi ont confirmé que tel était le plan.

Le piège est tendu

Le voyage de Damas à Bagdad a duré une heure et cinq minutes, selon les données publiques de Cham Wings. L’avion a atterri à 12 h 32, heure de Bagdad.

Soleimani et ses deux compagnons, dont l’un était son gendre, n’ont pas dû trop attendre, al-Muhandis et son entourage souhaitant partir et ne pas rendre la réunion plus visible. Les agents de la sécurité nationale ont examiné les documents de voyage des invités et récupéré leurs bagages.

Le minibus Hyundai Starks et le Toyota Avalon ne sont pas allés loin avant que trois explosions ne secouent la périphérie ouest de Bagdad.

Selon un rapport de sécurité nationale vu par MEE, les explosions ont touché l’aéroport de Bagdad à 1 h 45 et les premières enquêtes ont conclu que trois missiles téléguidés avaient été tirés sur les deux véhicules.

La Hyundai Starks, se déplaçant à environ 100/120 mètres de l’autre véhicule, a été frappée en premier avec un missile.

Une deuxième missile a raté de peu la Toyota, qui a tenté de s’éloigner. Un troisième tir a terminé le travail.

La carcasse d’une voiture qui appartiendrait à Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mouhandis, aperçue près de l’aéroport international de Bagdad (Reuters)

Les autorités irakiennes ont eu besoin de plusieurs heures pour identifier les victimes, dont certaines avaient été complètement calcinées.

Soleimani, cependant, fut facile à repérer grâce à une grande bague distinctive qu’il portait à sa main gauche, incrustée d’une pierre rouge foncé, précisent des responsables de la sécurité à MEE.

« L’opération a été effectuée par drone. C’était une opération très importante, précise et non improvisée. Et les informations que nous avons recueillies ont révélé que le drone planait en attendant leur départ », raconte à MEE un éminent dirigeant du Hachd al-Chaabi.

Ce leader du Hachd explique aussi que l’opération américaine a été mise en péril quand deux voitures ont dépassé le convoi de Soleimani alors qu’il se dirigeait vers l’aéroport, bien que le drone ait toutefois été en mesure de cibler les véhicules.

« Nous savons que les Américains pourchassaient les deux hommes depuis longtemps, mais sans succès. Il est clair qu’ils [les Américains] ont recruté des personnes proches des deux pour suivre leurs mouvements et déterminer le lieu et le moment de l’assassinat », ajoute le chef paramilitaire.

« Les chefs des factions armées sont maintenant terrifiés parce qu’ils ne savent pas dans quelle mesure les Américains les ont infiltrés, et ils ne savent pas ce qui va se passer ensuite. »

Traduit de l’anglais (original).

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