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Nobel de littérature : le scandale Peter Handke

La polémique ne cesse d’enfler autour de l’attribution du prix Nobel de littérature à l’Autrichien Peter Handke
L’écrivain autrichien Peter Handke à Chaville, dans la banlieue parisienne, le 10 octobre 2019, après avoir reçu le prix Nobel de littérature 2019 (AFP)

Dès l’annonce du prestigieux lauréat, jeudi 10 octobre, des voix se sont élevées en Bosnie, au Kosovo et en Albanie pour dénoncer l’attribution du Nobel de littérature à l’Autrichien Peter Handke, admirateur de Slobodan Milošević et « négationniste » des crimes durant les guerres dans l’ex-Yougoslavie.

« Je n’aurais jamais pensé avoir envie de vomir à cause d’un prix Nobel », a même écrit le Premier ministre albanais Edi Rama sur son compte Twitter.

Šefik Džaferović, membre de la présidence collégiale de Bosnie, a déclaré quant à lui que la décision de décerner le prix Nobel à Handke était « scandaleuse et honteuse ».

« Il est honteux que le comité du prix Nobel passe facilement outre le fait que Handke justifiait les actions de Milošević et qu’il le protégeait lui et ses co-exécuteurs, Radovan Karadžić et Ratko Mladić, qui ont été condamnés [par la justice internationale] pour les plus graves crimes de guerre, dont le génocide », a déclaré Šefik Džaferović dans un communiqué, estimant que le comité était « moralement entièrement déboussolé ».

« Un admirateur de Milošević ​​​​​​et un négationniste »

Le metteur en scène bosnien Dino Mustafic s’est indigné sur Twitter : « Le prix Nobel Handke a nié le génocide à Srebrenica et assisté aux funérailles de Milošević ​​​​​».

L’acteur bosnien Nermin Tulic, grièvement blessé lors du siège de Sarajevo par les forces serbes (1992-1995, 11 000 morts), a commenté cette décision en postant sur son compte Twitter un émoticône qui vomit. 

Bida Smajlović, 64 ans, survivante du massacre de Srebrenica de 1995, montre le nom de son mari gravé parmi les autres victimes du massacre, au centre commémoratif de Potočari, en mars 2016 (AFP)

Survivant de Srebrenica où plus de 8 000 hommes et adolescents musulmans ont été exécutés en quelques jours, en 1995, par les forces serbes, Emir Suljagić, professeur de relations internationales à Sarajevo, a exprimé son dépit en anglais : « Un admirateur de Milošević et un négationniste de premier plan obtient le prix Nobel de littérature... Quelle époque... » Le massacre de Srebrenica est considéré comme un génocide par la justice internationale.

L’écrivain de Sarajevo Ahmed Burić est plus mesuré, expliquant que le soutien de Handke au président serbe Milošević est surtout le signe qu’« il n’allait pas bien » : « Les critères littéraires devraient être au-dessus de la politique. Certains de ses textes des années 1980 sont vraiment des chefs-d’œuvre », a-t-il souligné sur Radio Free Europe.

Peter Handke s’était rendu en 2006 aux funérailles de Milošević, décédé en prison alors qu’il attendait son jugement pour crimes de guerre et contre l’humanité

En 1996, un an après la fin des conflits en Bosnie et en Croatie, Peter Handke avait publié un pamphlet qui avait suscité la polémique, Justice pour la Serbie

Il avait également vivement condamné, en 1999, les bombardements occidentaux sur la Serbie pour forcer Slobodan Milošević, homme fort de Belgrade durant toute cette période, à retirer ses troupes du Kosovo.

« Quelle est cette sympathie pour les meurtriers ? »

Peter Handke s’était rendu en 2006 aux funérailles de Milošević, décédé en prison alors qu’il attendait son jugement pour crimes de guerre et contre l’humanité : « Le monde, le soi-disant monde sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie. Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Slobodan Milošević », avait-il dit.  

De grand noms de la littérature mondiale se sont également exprimés sur le choix de l’académie suédoise. 

L’Américaine Joyce Carol Oates, lauréate potentielle, a écrit sur Twitter.

Traduction : « Quelle est cette sympathie pour les meurtriers et non pour les victimes ? Généralement, les écrivains sont instinctivement du côté des opprimés et des sans défense. Cela semble juste déroutant pour de nombreux observateurs, et ce n’est pas très différent du déni de l’Holocauste »

« J’ai écrit il y a vingt ans sur les idioties de Handke », écrit le Britannique Salman Rushdie. Tout comme Susan Sontag, très mobilisée dans la défense de Sarajevo pendant son siège par les forces serbes, Salman Rushdie avait vigoureusement critiqué l’Autrichien à la parution de son Justice pour la Serbie en 1996.

« J’imagine que l’appétit du comité Nobel pour le scandale n’avait pas été rassasié », a ironisé le Britannique Hari Kunzru.  

Enfant de Sarajevo, ville qu’il avait quittée juste avant la guerre, le romancier américain d’origine bosnienne, Aleksandar Hemon, ne cache pas sa colère : « Peter Handke est un négationniste du génocide. Il n’a jamais cessé de soutenir Milošević​​​​​​​. Quelle honte ! », a-t-il déclaré à l’AFP.

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Un signal aux suprémacistes

« Avec [Handke], les académiciens suédois mettent un orteil du côté obscur de la force et pénètrent dans une étrange zone grise, qu’ils ont peu l’habitude de fréquenter. Quel signal envoie un tel prix ? Que dit-il de la nouvelle académie, qui promettait d’être exemplaire et surtout de la valeur du Nobel de littérature aujourd’hui ? Faut-il l’interpréter comme un changement de cap ? », s’interroge l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur

Pour le journaliste et écrivain américain Peter Maas, « Peter Handke a le droit de croire ce qu’il veut croire. Il peut mentir et dissimuler autant qu’il le souhaite. C’est son droit. Mais je ne peux tout simplement pas croire que l’académie suédoise a fait ce qu’elle a fait ». 

« Bien que Stockholm se trouve à une grande distance de la Bosnie, elle n’est pas très éloignée de la Norvège où, en 2011, le terroriste Anders Breivik a tué 77 personnes, dont de nombreux enfants dans un camp d’été. Obsédé par les Balkans, Breivik écrivit un manifeste de 1 500 pages qui évoquait et louait fréquemment les ultranationalistes serbes qui étaient les marionnettes de Milošević​​​​​​​​​​​​​​ », poursuit Peter Maas dans sa tribune. 

Résonnances avec la vague de violence actuelle

« S’engager pour la défense des Serbes qui se sont déchaînés en Bosnie n’est pas, dans notre culture d’aujourd'hui, un acte d’ignorance inoffensif contre lequel un comité de remise des prix n’a aucune responsabilité. Ces sentiments favorables au génocide alimentent une vague de violence qui nous afflige », regrette l’auteur américain.

« Le choix du prix Nobel intervient à un moment où les suprémacistes blancs violents considèrent les Serbes des années 1990 comme des avatars héroïques de ce qui doit être fait dans notre monde. Il est stupéfiant que le comité Nobel saisisse ce moment pour honorer un écrivain autrichien qui défend ces criminels de guerre et se représente en leur nom », poursuit Peter Maas.

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