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Naoufel Brahimi el-Mili : « Il n’y a que dans le secret qu’Alger et Paris s’entendent »

Les accords d’Évian, signés le 19 mars 1962, marquent la fin de sept ans de guerre entre la France et l’Algérie. Naoufel Brahimi el-Mili explique combien, depuis l’indépendance, la relation entre les deux pays est restée tourmentée
Le président français François Mitterrand, en voyage officiel en Algérie, et le président algérien Chadli Bendjedid discutent pendant une visite du site archéologique de Tipasa, à l'ouest d'Alger, le 9 mars 1989 (AFP)

Tractations secrètes et coups tordus, coopérations constructives et bruyantes mésententes : la relation entre Paris et Alger, c’est tout un roman ! C’est d’ailleurs un peu comme tel que se lit le livre de Naoufel Brahimi el-Mili, France-Algérie : 50 ans d’histoires secrètes (éd. Fayard), dans un premier tome consacré à la relation bilatérale.

Alors que l’Algérie s’invite régulièrement, et comme le précise l’auteur « de manière hystérisée » dans la politique intérieure française – on l’a vu très récemment avec la polémique suscitée par Emmanuel Macron lorsqu’il a qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » – le politologue, enseignant à Sciences Po Paris rappelle que les deux pays sont trop proches historiquement, économiquement et socialement pour être totalement indépendants l’un de l’autre.

« Entre eux, même les guerres de l’ombre ne finissent pas trop mal. C’est la marque de fabrique des rapports entre Paris et Alger. Et ce, que l’on soit de gauche ou de droite à Paris, militaires ou faux civils à Alger », résume-t-il au fil de dizaines d’anecdotes diplomatico-historiques. « Alger et Paris, finalement, s’entendent très bien mais il ne faut pas que cela se sache trop ».

Middle East Eye : Comme l’ont dit l’ancien président Houari Boumédiène et Abdelaziz Bouteflika, « les relations entre la France et l’Algérie ne peuvent être banales : elles sont soit bonnes, soit mauvaises ». Vous relevez qu’elles sont bonnes quand elles sont secrètes, et beaucoup plus conflictuelles quand elles sont publiques…

Naoufel Brahimi el-Mili : Autant du côté algérien les choses sont claires – le pouvoir a mis la France dehors et il tient sa légitimité de la révolution – autant du côté français, le traumatisme de la guerre d’Algérie n’a pas été exorcisé.

« C’est dans les arcanes que réside la clé permettant le décryptage des rapports entre Paris et Alger »

Prenez par exemple les États-Unis : les Américains ont été traumatisés par la guerre du Viêt Nam, mais la société a réussi exorciser cela par le cinéma, notamment. Je pense à des films comme « Le Retour » en 1978, à « Rambo » dont le titre original est « First blood » en 1982 ou même à des films satyriques sur le sujet. Les Français, eux, ont fait des films sectoriels, sur les appelés, les pieds noirs, etc. mais aucun film de fond, ni aucun film satyrique alors qu’ils l’avaient fait pour la Seconde Guerre mondiale. Ce que même les Algériens ont osé avec « Hassan Terro » [l’histoire comique d’un faux combattant pris dans l’engrenage de la Bataille d’Alger et qui finit en héros] !

Mais Alger et Paris se parlent toujours et très franchement quand c’est dans le grand secret. Nombreuses sont les histoires qui peuplent les coulisses des relations entre les deux pays. Et c’est dans les arcanes que réside la clé permettant le décryptage des rapports entre Paris et Alger.

Ce dimanche 19 mars, le président Abdelaziz Bouteflika a rappelé dans un message que « la fête de la victoire est la consécration d’une lutte acharnée contre le colonialisme français » (AFP)

MEE : Selon vous, dans laquelle de ces deux configurations la relation franco-algérienne se trouve-t-elle aujourd'hui ?

NBM : Techniquement, la relation est bonne parce d’un côté comme de l’autre, il ne se passe rien. L’Algérie attend que le nouveau président français soit élu – et c’est la raison pour laquelle, l’ambassadeur algérien en France [rappelé en décembre] n’a, par exemple, pas été remplacé.

Les dossiers de contentieux ont été réglés, pour la plupart d’entre eux [sur les essais nucléaires ou sur l’accord bilatéral de 1968] par des accords cadres, comme le protocole juridique qui s’est appliqué à l’affaire des moines Tibhirine, qui a permis au juge Trévidic de se rendre en Algérie pour une autopsie des corps des moins assassinés. Tout le problème de l’accord cadre, c’est qu’il n’est pas adapté aux cas particuliers et qu’entre la France et l’Algérie, il n’y a que des cas particuliers !

À LIRE : France-Algérie : la fin de la guerre de la mémoire ? 

MEE : Vous évoquez les "valises" d'argent qui traversent la Méditerranée en période électorale, dans la tradition des porteurs de valise pendant la guerre d'indépendance. Les candidats à la présidentielle française qui se rendent à Alger pour faire campagne sont tous accusés de venir y chercher de l'argent. Quelle est la part de réalité et la part de mythe ? 

NBM : Aujourd’hui, cela ne fait plus, je peux vous l’assurer. Les Algériens ne pensent même pas donner un dinar, dévalué. Quant à l’homme politique français, il ne pense pas encaisser un seul euro. La dernière affaire remonte à 1987. Le 14 janvier, Le Canard enchaîné publiait des fac-similés de factures présentées comme des notes de financement de partis politiques français par l’Algérie. Le montant des virements effectués par le canal de l’Amicale des Algériens en Europe via la paierie générale de l’ambassade de France à Paris, selon l’hebdomadaire, s’élèverait à 50 millions de francs. Cette allégation n’a toutefois pas été prouvée : dans le procès intenté par l’Algérie contre l’hebdomadaire satyrique ce dernier avait fait prévaloir sa bonne foi, et le tribunal ne s’est pas prononcé sur le fond.

Les relations franco-algériennes sont aussi dépendantes du poids de la mémoire : François Hollande lors de la journée nationale d'hommage aux harkis en septembre 2016 (Élysée)

En revanche, lorsque des contrats mirifiques sont signés d’État à État, on peut toujours trouver de la déperdition d’argent en cours de route, surtout pour les contrats qui touchent les équipements sensibles : énergie, équipements militaires et paramilitaires… Ce sont des mesures d’accompagnement. Ce genre de transaction échappe aux Macron, Juppé, et Montebourg… mais peut-être pas aux « Robert Bourgi » [avocat d’origine libanaise qui fut un des hommes de l’ombre de la Françafrique] version Françalgérie !

MEE : On a l'impression qu'au cours des années - et vous le racontez notamment avec Valéry Giscard d'Estaing en 1975 - que le Maroc de variable d'ajustement. Est-ce que vous pouvez expliquer comment ? 

NBM : C’est une variable structurante ! On parle de relation bilatérale à tort : la relation franco-algérienne est un ménage à trois avec le Maroc. Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, sont restés pro-Marocains. Pour l’anecdote, Jean-Marc Ayrault, à l’époque où il était maire de Nantes, avait accueilli dans sa ville des colonies d’enfants Saharaouis. Lorsqu’il est devenu ministre des Affaires étrangères, il a défendu les positions pro-marocaines de l’État…

« À la différence de Rabat, Alger ne développe pas de politique de communication efficace, et tarde encore à structurer un lobby »

Dans cette relation triangulaire, l’axe Paris-Alger fonctionne toutefois de manière très différente de l’axe Paris-Rabat. Disons-le, la Mamounia [hôtel de luxe à Marrakech où descendent les hommes politiques, les hommes d’affaire et les stars] est un ministère français bis des Affaires étrangères. Le Maroc est prêt à acheter des équipements français si on leur apporte des financements qu’ils ne seront pas obligés de rembourser. À l’inverse, il faut le dire, les contrats avec l’Algérie ne coûtent rien au contribuable français. Mais d’un autre côté, Alger ne développe pas de politique de communication efficace, et tarde encore à structurer un lobby.

Pour Naoufel Brahimi el-Mili, la relation franco-algérienne est en réalité un ménage à trois avec le Maroc - ici le roi Mohammed VI (AFP)

MEE : Jusqu'à quand la France et l'Algérie resteront une obsession l'une pour l'autre ? Est-ce que c'est une fatalité ? Une question de générations ?

NBM : Je suis pessimiste. Avec internet, de moins en moins de choses restent secrètes et donc cela n’augure rien de bon pour la relation bilatérale. Je ne crois pas que la solution viendra du changement de générations de politiques, mais de la société. Si la société française exorcise le traumatisme dont je parlais auparavant, l’État suivra.

Par ailleurs, l’équation algérienne est désormais un sujet de politique intérieure française notamment par le poids électoral des Franco-algériens – on considère qu’il y a 5 millions de potentiels binationaux en France et en Algérie – qui manque hélas d’homogénéité pour pouvoir influer un peu.

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