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INTERVIEW – Omar Brouksy : « Les institutions françaises s’aplatissent face au régime marocain »

Comment l’élite française parvient-elle à influencer la politique de l’État face au Maroc ? Le journaliste et professeur de droit marocain évoque les enjeux et les conséquences de ces « liaisons dangereuses »
Le président français Emmanuel Macron rencontre le roi du Maroc Mohammed VI au Palais royal, à Rabat, le 14 juin 2017 (Reuters)

Après un premier livre très critique sur la monarchie, Mohammed VI derrière les masques, Omar Brouksy publie en septembre, aux éditions Nouveau Monde, La République de sa Majesté.

Du passé d’Emmanuel Macron au Maroc à l’affaire Hammouchi (le patron des renseignements marocains) en passant par les contrats de Jamel Debbouze, le journaliste et professeur de droit constitutionnel à l’Université de Settat (Casablanca), propose une enquête sur l’influence de ces nombreuses personnalités du monde politique et culturel français, incarnation d’une certaine idée de l’idylle franco-marocaine, entretenue par des hommes et des femmes de l’ombre recrutés pour « protéger » l’image de la monarchie.

Dans un entretien avec Middle East Eye, il explique quels enjeux sous-tendent ces « liaisons dangereuses pour l’idéal démocratique ».

Omar Brouksy est journaliste et professeur de droit constitutionnel à l’Université de Settat (Casablanca) (Facebook)

Middle East Eye Vous présentez votre livre comme une enquête sur l’influence d’une partie de l’élite politique, économique et médiatique française, non pas sur les relations d’État à État. De quelle manière l’influence de cette élite s’exerce-t-elle et jusqu’à quel point est-elle capable de peser ?

Omar Brouksy : En effet, cette élite a des intérêts personnels, économiques, politiques très importants au Maroc. Elle traverse tous les secteurs : la politique, les affaires, la culture, etc… et son influence à travers les médias est énorme.

Quand quelqu’un comme Jamel Debbouze dit quelque chose de positif sur le roi du Maroc, cela a bien plus d’influence que si un homme politique le dit. De même, quand Bernard-Henri Lévy écrit que le Maroc est la meilleure des démocraties dans la région et que la monarchie est très ouverte, cela pèse.

Pourtant, on sait que tous les pouvoirs sont en réalité concentrés entre les mains du roi, que la femme hérite la moitié de ce qu'hérite l'homme, que les Marocaines ne peuvent pas se marier avec des non-musulmans, que plus de 400 personnes sont aujourd'hui en prison pour avoir manifesté pacifiquement dans le Rif, etc.

Cette relation, très sophistiquée, rappelle la connivence qui existait entre cette même élite française et le régime de Ben Ali

Le problème, c’est que cette influence affaiblit de nombreuses valeurs, comme la tolérance, le respect des libertés individuelles, la séparation du politique et du religieux… au profit des courants conservateurs, elle affaiblit le courant démocratique et laïc dans son bras de fer avec les mouvements conservateurs.

Cette relation, très sophistiquée, rappelle la connivence qui existait entre cette même élite française et le régime de Ben Ali. Souvenez-vous, quand, au début de la révolution tunisienne, Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, avait proposé le savoir-faire français à la police tunisienne « pour régler les situations sécuritaires »...

Les forces de sécurité marocaines interviennent pour disperser une manifestation des partisans du hirak, venus devant le parlement, à Rabat, pour demander la libération du leader du mouvement, Nasser Zefzafi, le 8 juillet 2017 (AFP)

MEE Vous écrivez que contrairement à François Hollande, Emmanuel Macron est « rentré plus facilement dans le moule du Palais et de son entourage ». Comment ?

OB : Emmanuel Macron connaît très bien le Maroc, en particulier le système financier contrôlé par le Palais car en 2012, lorsque Xavier Beulin [homme d’affaires et syndicaliste décédé en 2017] a racheté 41 % de Lesieur-Cristal [leader de l’huile alimentaire] à la Société nationale d’investissement appartenant au roi, l'actuel président était banquier-associé chez Rothschild. 

Lors de sa visite en tant que président, en juin 2017, il a été accueilli comme un membre de la famille royale. Très attendu sur le dossier du hirak, il s’est conduit comme un véritable porte-parole sinon comme un avocat de Mohammed VI, en disant en conférence de presse qu’il ne craignait pas « une volonté de répression mais plutôt une réponse dans la durée et sur les causes profondes de ce qui est advenu » et qu’il avait entendu le roi « préoccupé par le sort de cette région qui lui est chère ».

Avec François Hollande, dès le début, il y a eu de la méfiance. On disait au Maroc qu’il avait un tropisme algérien, ce qui avait suscité une frilosité chez les diplomates comme au Palais. Même si, au niveau de la relation d’État à État, il a opté pour la continuité, notamment sur la question du Sahara occidental, Hollande n’était pas Nicolas Sarkozy : il n’aurait jamais accepté de passer ses vacances dans les palais du roi.

L'ex-président français François Hollande accueille le roi du Maroc Mohammed VI à l'Élysée, à Paris, le 2 mai 2017 (AFP)

MEE Si Emmanuel Macron s’est rendu au Maroc moins de 24 heures après son élection, c’est sans doute, comme vous le soulignez, « pour tordre le cou à la sempiternelle question : auquel des deux pays – le Maroc ou l’Algérie – le nouveau président français réservera-t-il sa première visite ? » Comment le Maroc a-t-il vécu le fait que le candidat Macron se rende en Algérie uniquement ?

OB : Cela a été très mal vécu, en particulier par la communauté franco-marocaine, très importante puisqu’elle représente 50 000 personnes, dont pour plus de la moitié, des binationaux. Ils étaient nombreux à avoir de la sympathie pour Macron, comme l’ont montré les votes [Au Maroc, Emmanuel Macron a obtenu 92,2 % des voix]. Mais à ce moment, le Palais ne pensait pas qu’il pourrait gagner.

MEE Quels sont les dossiers qui plombent, encore aujourd’hui, la relation diplomatique ?

OB : Aucun. Malgré des crises diplomatiques saisonnières, la relation d’État à État, à l’instar de celle entre Paris et Alger est bonne. Et quand il y a une crise, elle n’est pas le fait de l’Exécutif.  

À LIRE : INTERVIEW – Naoufel Brahimi el-Mili : « Il n’y a que dans le secret qu’Alger et Paris s’entendent »

On l’a vu avec l’affaire Hammouchi [la justice française a demandé en 2014 à auditionner le patron des renseignements marocains, objet de plusieurs plaintes déposée par une ONG pour faits présumés de torture]. C’est la justice française, indépendante, qui a décidé. L’Exécutif n’a pas eu d’autre solution que de faire appel à Elizabeth Guigou, un des grands soutiens de la monarchie, pour qu’elle impose un protocole additionnel à la convention d’entraide judiciaire entre Paris et Rabat – protocole qui oblige un juge français à se dessaisir de tout dossier impliquant un dignitaire marocain au profit d’un juge marocain. Il faut savoir que ce texte a pu être élaboré avec des conseillers du roi. 

Voilà comment les institutions souveraines de la Ve République s’aplatissent face au régime marocain.

Malgré des crises diplomatiques saisonnières, la relation d’État à État, à l’instar de celle entre Paris et Alger est bonne

MEE Dans le livre, vous citez un ancien agent de la DGSE qui affirme que la coopération sécuritaire entre la France et le Maroc a toujours bien fonctionné, avec ces derniers temps, des résultats moins probants qui s’expliquent par le fait que les suspects sont nés en France. Comment se passe cette coopération ? 

OB : Le ménage à trois – Maroc, Algérie, France – en matière de coopération sécuritaire est risible. Alger et Rabat se font concurrence pour montrer que la coopération de l’une est meilleure que l’autre. Après l’attaque contre Charlie Hebdo, les Algériens ont dit : ‘’Alger avait prévenu Paris’’. Après l’attaque du Bataclan, ce sont les Marocains qui ont dit : ‘’Nos services avaient informé Paris qu’Abaoud se trouvait en France’’.

Mais aujourd’hui, les principaux circuits de l’EI passent par la Turquie et non plus par le Maghreb. La radicalisation ne se fait plus dans les mosquées, mais devant les écrans, sur internet. Les rapports entre les trois États sont donc en train de changer. La coopération devient plus limitée parce que les terroristes potentiels n’ont pas de lien avec leur pays d’origine. Les Algériens et les Marocains n’ont plus autant d’informations à donner.

Des officiers de police français devant le café du Bataclan après l'attaque revendiquée par l'EI, le 13 novembre 2015 (AFP)

MEE Diriez-vous que la qualité de la relation franco-marocaine, à l’instar de la relation franco-algérienne, est une relation sujette aux susceptibilités diplomatiques que seul le partenariat économique est en mesure de surpasser ?

OB : Les intérêts économiques sont importants, mais aux yeux d’Emmanuel Macron au Maroc, le plus important, ce sont les enjeux culturels.

Une de ses missions principales, c’est de faire en sorte que le français reste la langue de l’élite, et donc une langue influente. Ce qu’elle est, malgré les quarante ans d’arabisation de l’école commencée avec Hassan II. Depuis le début, l’élite marocaine a fait sortir ses enfants de l’école publique pour la confier à la mission française.

Si l’élite de demain continue à parler français, si elle est imprégnée de culture française, alors il sera beaucoup plus facile de conquérir les marchés

Aujourd’hui, 38 000 élèves marocains sont inscrits à la mission française, la plus importante dans le monde – bien après le Canada, par exemple – et il existe une vingtaine d’instituts français. La France est le premier partenaire économique du Maroc, qui compte 700 à 800 sociétés ou filiales de sociétés françaises, ce qui représente plus de 80 000 emplois.

L’enjeu ? Si l’élite de demain continuer à parler français, si elle est imprégnée de culture française, alors il sera beaucoup plus facile de conquérir les marchés. 

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