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Algérie-Soudan : une histoire de rente, d’armée et de transition

Une économie fragilisée par le pétrole, des manifestants déterminés à ne pas céder, et une relation particulière entre l’armée et la population : qu’est-ce qui rapproche Khartoum et Alger ?    
Les organisateurs de la contestation au Soudan réclament la dissolution du Conseil militaire de transition, à la tête du pays depuis la destitution d’Omar el-Béchir (AFP)
Par Mélanie Matarese à ALGER, Algérie

Sous la pression de la rue et de l’armée, les présidents de l'Algérie et du Soudan – Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis près de vingt ans et Omar el-Béchir, depuis près de trente ans – ont été poussés au départ. Même si les contextes sont très différents, il existe des parallèles intéressants.

La rue ne veut pas céder

Pendant qu’à Alger, des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans tout le pays pour un huitième vendredi consécutif, vendredi 12 avril, rejetant toute élection conduite par le système actuel, à Khartoum, le mouvement de contestation ne faiblit pas non plus.

Des milliers de Soudanais campent toujours devant le QG de l’armée à Khartoum pour faire pression sur les militaires. Les barricades des sit-in ont été remontées, le lieu de rassemblement n’a pas changé, seuls les slogans ont été modifiés : fini les invectives contre Béchir, maintenant c’est le Conseil militaire qui est pointé du doigt. « Nous continuerons à organiser nos sit-in jusqu’à la satisfaction de nos demandes », a affirmé Omar el-Digeir, l’un des chefs de l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation. 

À Alger, la résistance prend de nouvelles formes : plusieurs maires ont annoncé qu’ils n'organiseraient pas la présidentielle du 4 juillet et plusieurs ministres ont été chassés par les habitants lors de visites en régions. Dans le collimateur des manifestants : les « 3B », Abdelkader Bensalah, le chef d'État par intérim, Noureddine Bedoui, le chef du gouvernement, et Tayeb Belaïz, le président du Conseil constitutionnel.

« Comme les Algériens, les Soudanais ont une série de noms qu’ils associent à un système et dont ils ne veulent plus entendre parler. Les gens ne voulaient pas qu’Ahmed Awad Ibn Auf [le général qui a renversé Omar el-Béchir avant de démissionner deux jours plus tard] parce qu’il était identifié comme un des hommes du président déchu », explique à Middle East Eye Ahmed Abdelaziz, un Algéro-soudanais à Alger. 

Mais à la différence de l’Algérie, ces revendications sont portées par une classe politique et une société civile très actives, même si affaibilies par trente ans de répression. « Il y a des islamistes, des communistes, des démocrates : l’opposition est très variée et dispose d’une base réelle », poursuit Ahmed Abdelaziz, « tout comme les associations qui font partie du tissu social traditionnel, que le pouvoir soudanais a toujours regardé comme un acteur social et non pas politique, contrairement au pouvoir algérien. »

« Il est important de noter que le facteur clé qui a déclenché ce soulèvement est le consensus national et la solidarité de l’Association des professionnels soudanais, un organisme réunissant des médecins, des avocats, des enseignants et des ingénieurs », rappelle la réalisatrice britanno-soudanaise Taghreed Elsanhouri dans MEE

Lundi matin à l’antenne de France Inter, l’éditorialiste Pierre Haski a salué « l’intelligence politique collective remarquable des manifestants ». « À Alger, ils ont déjoué tous les pièges des reculs successifs du pouvoir, ne se contentant pas de la victoire devenue symbolique du départ d’un président qui ne présidait déjà plus, et refuse que le système organise tout seul des élections. Les Soudanais ont fait tomber deux présidents en deux jours et sont toujours dans la rue, faute de transition acceptable. » 

Des économies fragilisées par une hyperdépendance au pétrole

La chute des cours du brut à partir de 2014 a montré de manière très concrète la fragilité de l’économie algérienne, dépendante à 97 % des recettes tirées de ses exportations d’hydrocarbures : selon le think tank indépendant Nabni, pour rembourser les dettes et combler le déficit, le gouvernement s’est endetté auprès de la Banque centrale en imprimant de la monnaie à hauteur de près de 35 % du PIB en moins de deux ans. 

Le Soudan a, lui, beaucoup souffert de la division avec le Soudan du Sud où se trouvent les trois quarts des réserves de pétrole. Le déficit que ce changement a creusé dans les rentrées en devises a entraîné une terrible inflation et des pénuries, sur fond de corruption généralisée – dans le dernier rapport de Transparency International, le Soudan se classe troisième des pays les plus corrompus d'Afrique. 

C’est d’ailleurs la décision du gouvernement de tripler le prix du pain qui a fait sortir les Soudanais le 19 décembre. Puis les revendications ont rapidement changé : les manifestant ont demandé le départ du régime.   

« Les Émiratis et les Saoudiens sont très offensifs dans leurs investissements. Mais cet argent ne vient pas sans contrepartie… »

- Ahmed Abdelaziz, Algéro-saoudien

Aujourd’hui, le Soudan mise sur la production d’or – en 2017, le pays est devenu le troisième producteur mondial, prenant la place au Mali, après l’Afrique du Sud et du Ghana – qui ne rapporte toutefois pas encore assez (400 millions de dollars en 2017). 

« Le Soudan compte surtout sur les pays du Golfe », ironise un diplomate algérien, contacté par MEE, en évoquant la dernière décision de la Ligue arabe de prêter au Soudan 300 000 millions de dollars du Fonds monétaire arabe.

« Les Émiratis et les Saoudiens sont aussi très offensifs dans leurs investissements », confirme Ahmed Abdelaziz. « Mais cet argent ne vient pas sans contrepartie : l’armée saoudienne participe toujours à la coalition contre le Yémen… » Des milliers de paramilitaires, membres des Forces de soutien rapide (RSF), un corps qui recrutait à l’origine dans les tribus arabes du Darfour, passé en 2016 de la tutelle du renseignement à celle de l’armée soudanaise, ont ainsi été envoyés par le Soudan au Yémen, rapportait MEE en janvier.

Le chef-adjoint du Conseil militaire, Mohamad Hamdan Daglo, surnommé « Himeidti », figure controversée accusé de violations des droits humains dans la région du Darfour, a rappelé lundi que les troupes soudanaises au sein de la coalition militaire conduite par l’Arabie saoudite qui combat au Yémen y « resteront jusqu’à ce que la coalition atteigne son but ». Il s’agissait là de la première annonce de politique extérieure formulée par le Conseil militaire, dans la continuité par rapport à la ligne d’Omar el-Béchir.

Entre l’armée et les Soudanais, un lien fort

« Si le Conseil militaire de transition parvenait à mettre en place un gouvernement civil, on reviendrait à une situation comme le Soudan n’en a pas connu depuis son indépendance », explique Ahmed Abdelaziz. « En 1956, l’indépendance avait été proclamée par le Parlement ! Mais le gouvernement sera renversé par un coup d’État militaire en 1958, le premier d’une longue série. » Omar el-Béchir était lui-même arrivé au pouvoir par un coup d’État en 1989.

Gouvernés depuis des années par des militaires, les Soudanais ont donc tissé avec l’armée une relation particulière. C’est entre les mains du Conseil militaire de transition que les représentants de la contestation ont remis leurs revendications, c’est devant le QG de l’armée qu’hommes, femmes et enfants ont choisi de se rassembler tous les jours, et c’est l’armée qu’ils ont encore appelée « en soutien » dans leur opposition à Omar el-Béchir. 

Pour Bastien Renoui, ancien correspondant au Soudan, il n’est d’ailleurs pas exclu que « les jeunes Soudanais, très connectés, voyant ce qui se passait en Algérie, aient été poussés à rester devant le GQ de l’armée les six premiers jours du sit-in ». 

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En Algérie aussi, l’imaginaire collectif a fait de l’armée un « rempart institutionnel » auquel l’élite et la classe politique font régulièrement appel. Ali Benflis avait déclaré en 2017 qu’il ne pouvait y avoir de « sortie de crise sans une transition garantie par l’armée » et l’an dernier, Abderrezak Makri, le leader du MSP (islamistes), avait créé la surprise en demandant à Ahmed Gaïd Salah de contribuer à « régler la crise qui secoue le pays » en vue d’une « transition démocratique ». 

« La différence de taille entre le Soudan et l’Algérie, c’est tout de même qu’aucun militaire algérien n’est poursuivi par la Cour pénale internationale », tient à souligner le diplomate algérien. « Au Soudan, on a assisté à un coup d’État alors qu’Ahmed Gaïd Salah [le chef d’état-major de l’armée algérienne] fait attention à ce que l’armée s’en tienne au cadre de ce que prévoit la Constitution. »

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