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Humilié en Afghanistan, l’empire américain traverse une crise terminale

Malgré les parallèles entre les retraits de Saïgon et de Kaboul, il existe une différence majeure : un nouveau contexte mondial est en place et cette fois-ci, l’hégémonie américaine ne survivra pas
Le président américain Joe Biden fait le point sur la situation en Afghanistan, le 22 août 2021 (AFP)
Le président américain Joe Biden fait le point sur la situation en Afghanistan, le 22 août 2021 (AFP)

« Le Vietnam est un cas à part, que ce soit sur le plan culturel, historique ou politique. J’espère que les États-Unis ne répéteront pas ailleurs les bévues qu’ils ont commises au Vietnam. »

C’est ce qu’écrivait en 1965 le regretté intellectuel pakistanais Eqbal Ahmad, l’un des grands gourous des questions liées au colonialisme, à l’hégémonie et à la résistance, dans son essai rédigé pour The Nation, intitulé « 1965-1975 : How to Tell the Rebels Have Won ».

Il y prodiguait des conseils objectifs aux planificateurs de Washington. Hélas, non seulement ces conseils n’ont pas été suivis, mais il est désormais absurde de qualifier leurs erreurs impériales en cascade de simples « bévues ».

Chaque nation a ses propres spécificités objectives et subjectives. Ce sont elles qui, en fin de compte, définissent et situent le pays dans le système mondial, sur le plan géostratégique. 

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Objectivement, les Vietnamiens ne constituaient qu’une nation du tiers-monde parmi d’autres. Cependant, la redoutable résistance organisée contre la suprématie incontestée des États-Unis était l’élément subjectif frappant et particulièrement caractéristique du Vietnam à cette époque.

L’insurrection vietnamienne dirigée par le Viet Cong était fortement armée et soutenue par les deux autres mastodontes mondiaux de l’époque, l’Union soviétique et la Chine. Ce n’était pas un secret. 

Et malgré le lourd bilan humain encaissé par le Vietnam, notamment trois à cinq millions de morts et une nation rasée, la guerre aérienne et terrestre brutale menée pendant plus d’une décennie par les Américains n’a pas permis de vaincre la résistance. Du moins, pas sur le plan militaire. 

Cependant, politiquement parlant, le message de Washington a été envoyé, clairement et à haute voix. Si une nation du tiers-monde ou du Sud ne se soumettait pas au grand dessein souhaité par les Américains pour le monde, elle en paierait le prix fort. 

Même si les Vietnamiens ont réussi à humilier les États-Unis sur le plan militaire, le pays a été complètement détruit au fil des ans par des bombardements à grande échelle.

L’expansionnisme par d’autres moyens

Quel type d’indépendance et de souveraineté pouvait-on avoir à une époque où cette hégémonie débridée des États-Unis était à peine entamée ? 

La domination mondiale des États-Unis a continué de se manifester à travers des coups d’État et des guerres par procuration dont les Américains ne se sont pas privés – avec un certain succès du point de vue de leurs ambitions impériales – pendant les décennies suivantes. 

Le « syndrome du Vietnam » n’a pas fait fléchir l’interventionnisme mondial des États-Unis. Cet expansionnisme s’est simplement poursuivi par d’autres moyens, indirects. 

Et, de toute façon, ce « syndrome » a été de courte durée. Il était déjà surmonté au moment du déploiement militaire américain à grande échelle de la guerre du Golfe (1990-1991). 

Les scénarios de Saïgon en 1975 et de Kaboul en 2021 sont remarquablement similaires, malgré les différences idéologiques considérables des forces politiques locales concernées

Les scénarios de Saïgon en 1975 et de Kaboul en 2021 sont remarquablement similaires, malgré les différences idéologiques considérables des forces politiques locales concernées. 

Dans les deux cas, l’humiliation totale subie par les États-Unis n’est que trop palpable. Néanmoins, il existe une différence cruciale : ces deux événements se déroulent dans des contextes mondiaux très différents. Et il s’agit là d’un élément caractéristique de la reprise de l’Afghanistan par les talibans. 

En 1996, il avait fallu deux ans au mouvement naissant des talibans pour vaincre une bande de seigneurs de la guerre avant d’imposer son règne sur le pays depuis Kaboul. 

Le nouveau mouvement des « étudiants » était soutenu ouvertement et pleinement par le Pakistan, par tous les moyens, y compris militaires. Non seulement les talibans n’ont pas bénéficié cette fois-ci d’un soutien comparable de la part d’Islamabad ou d’une autre capitale, mais ils ont également dû affronter un ennemi beaucoup plus redoutable sur le papier : des forces de sécurité et militaires afghanes lourdement entraînées et armées, dont les effectifs dépassaient largement les 300 000 hommes. Et bien sûr, les frappes aériennes américaines. 

Des passagers attendent d’être évacués par les avions de l’US Air Force à l’aéroport de Kaboul, le 25 août 2021 (AFP/Donald R. Allen)
Des passagers attendent d’être évacués par les avions de l’US Air Force à l’aéroport de Kaboul, le 25 août 2021 (AFP/Donald R. Allen)

Nous avons été directement témoins de la rapidité étonnante avec laquelle cette insurrection pachtoune a pris le contrôle de l’Afghanistan une fois que le début de la fin de l’occupation occidentale a été officiellement annoncé. 

À Saïgon, le gouvernement fantoche américain a duré trois bonnes années après le retrait des États-Unis en 1972. Et même le régime fantoche soviétique à Kaboul a duré trois bonnes années après le retrait des Soviétiques en 1989. Le gouvernement d’Ashraf Ghani, quant à lui, s’est effondré avant même l’échéance du retrait américain. 

Les « rebelles modérés » de Syrie

Pour accentuer encore ce constat, il convient de noter que les talibans d’aujourd’hui, contrairement à ceux des années 1990, doivent plus ou moins à eux-mêmes ce qu’ils ont accompli en Afghanistan, en particulier lorsque l’on compare ce résultat avec l’absence de succès des « rebelles modérés » en Syrie, par exemple. 

Financée à coups de centaines de millions (voire de milliards) de dollars et armée jusqu’aux dents par un ensemble d’acteurs régionaux et occidentaux (principalement les États-Unis), cette opposition par procuration pas si modérée que ça n’a pas pu faire tomber le régime de Bachar al-Assad

Quelle que soit l’importance du soutien apporté par la Russie et l’Iran/le Hezbollah au gouvernement syrien, il n’est en rien comparable à l’ampleur des deux décennies d’occupation occidentale de l’Afghanistan. 

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Le pays a connu vingt ans de frappes aériennes des États-Unis et de l’OTAN, subi des opérations au sol menées par près de 150 000 soldats étrangers, vu débarquer autant voire encore plus de mercenaires et de prestataires privés, assisté à l’armement et à la formation de l’Armée nationale afghane (ANA) et de forces de sécurité, dans le cadre d’une entreprise chiffrée au total à environ deux milliards de dollars. 

Tout cela pour qu’en fin de compte, le fief fantoche soutenu par Kaboul perde le pouvoir de manière extrêmement rapide et embarrassante dès qu’elle a dû faire face seule à une certaine forme de résistance.

La signification politique plus large des événements actuels en Afghanistan est ce qui les distingue de la chute de Saïgon en 1975. La guerre et la défaite militaire au Vietnam, comme l’a noté Eqbal Ahmad, ont été une bévue colossale des États-Unis. 

Au-delà de son importance géopolitique, la guerre du Vietnam a eu un coût humain tragique aux proportions énormes

Au-delà de son importance géopolitique, la guerre du Vietnam a eu un coût humain tragique aux proportions énormes. 

Mais les États-Unis ont facilement survécu à cette défaite militaire – encore une fois, politiquement parlant. Ils ont conservé leur statut hégémonique de superpuissance mondiale qui « menait la barque ». Un pays qui rêve d’indépendance et de souveraineté peut opposer une résistance vaillante à l’imperium américain, mais même si cette résistance « gagne », comme ce fut le cas pour le Viet Cong, son pays aura été réduit à l’état de paysage lunaire. 

En fin de compte, une telle nation serait politiquement et économiquement contrainte de se soumettre à nouveau à l’ordre mondial dirigé par les États-Unis.

Le déclin précipité de l’Amérique

Et c’est là ce qui différencie la défaite de Saigon en 1975 de celle de Kaboul en 2021. Au cours des dernières décennies, les États-Unis sont passés d’un déclin constant en tant que puissance hégémonique à un déclin précipité. Les guerres désastreuses en Irak et en Afghanistan ont encore validé cette évaluation.

Ainsi, ce qui s’est produit en Afghanistan n’est pas qu’une « bévue » impériale de plus. C’est une mise à nu de la crise terminale traversée par l’empire, à travers sa séquence d’événements surprenante et son aspect spectaculaire. 

Ces dernières semaines depuis la montée en puissance des talibans, dont le paroxysme a été la prise de Kaboul par les talibans, ne représentent rien de moins que la phase finale de l’imperium américain d’après-guerre. 

« Le monde est définitivement devenu multipolaire, compte tenu notamment de l’essor phénoménal de la Chine. » Sur cette photo, l’horizon urbain de Shanghai (AFP)
« Le monde est définitivement devenu multipolaire, compte tenu notamment de l’essor phénoménal de la Chine. » Sur cette photo, l’horizon urbain de Shanghai (AFP)

Plutôt que de nous contenter d’examiner les deux événements en tant que tels – Saïgon en 1975 et Kaboul en 2021 –, nous devons évaluer la position structurelle objective des États-Unis dans le monde avant et après chaque intervention militaire. 

Et c’est là que réside le cœur de la question. Les États-Unis étaient totalement dominants avant et après la bévue vietnamienne. Même après celle-ci, le monde était toujours divisé entre l’Occident vainqueur et le reste du monde. La prospérité était toujours principalement l’apanage de New York, Londres, Berlin et ainsi de suite.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La chute de Kaboul est le symptôme et le produit de plusieurs décennies d’un grave processus d’affaiblissement de la puissance, de l’autorité et de la légitimité – en bref, de l’hégémonie – des États-Unis. 

Le monde est définitivement devenu multipolaire, compte tenu notamment de l’essor phénoménal de la Chine. On assiste à un profond décentrement de l’Occident dans le système mondial qu’il tente de dominer depuis plus de cinq siècles. En d’autres termes, le monde n’adhère plus nécessairement au mantra stipulant que « l’Occident sait/est le meilleur ». 

Et en 2021, la prospérité existe à Doha, Shanghai, Singapour et ainsi de suite.

Le retrait des forces américaines à Kaboul ne sonne donc peut-être pas seulement le glas symbolique de l’exceptionnalisme et de l’expansionnisme américains, des discours et des processus qui définissent la nation depuis sa naissance. Il pourrait également s’agir de l’une des dernières pages du chapitre de l’histoire eurocentrique qui a sans doute commencé en 1492.

Il pourrait également s’agir de l’une des dernières pages du chapitre de l’histoire eurocentrique qui a sans doute commencé en 1492

La montée en puissance du militarisme américain au début de ce siècle s’apparente aux hurlements du roi de la jungle, destinés à compenser et à dissimuler sa blessure et son affaiblissement irréversibles. 

Le lion inquiet est peut-être dans un déni partiel, mais au fond de lui, il sait que ses actes de démence ne sont plus seulement des erreurs ou des bévues, mais la suite logique de sa décrépitude.

Après Saïgon en 1975, le shérif américain a pu remonter ses manches et se remettre à diriger le monde. Après Kaboul en 2021, il sera contraint un peu trop tard de reconnaître qu’il n’est plus le seul shérif.

- Junaid S. Ahmad enseigne la religion et la politique mondiale au Centre d’études islamiques et décoloniales à Islamabad (Pakistan), dont il est le directeur.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Junaid S. Ahmad teaches Religion and World Politics and is the Director of the Center for the Study of Islam and Decoloniality, Islamabad, Pakistan
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