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Au lieu de réprimer les manifestants, voici ce que devrait faire la monarchie marocaine

Dans la région marocaine du Rif, longtemps négligée, seules des réformes gouvernementales radicales étoufferont les protestations qui pourraient facilement dégénérer en une agitation autrement plus grave

Les révoltes actuelles, qui ont éclaté en octobre dernier dans la région du Rif (au nord-ouest du Maroc), sont les plus graves depuis les manifestations du Mouvement du 20 février, en 2011. À la base, elles sont motivées par des revendications socio-économiques, mais pourraient facilement, si cette escalade se poursuit, nourrir des bouleversements politiques plus sérieux.

Les autorités ont réagi aux protestations actuelles par la répression, ce qui pourrait seulement mener à une nouvelle escalade et risquer de renforcer les exigences des manifestants

Depuis plusieurs décennies, le gouvernement central néglige cette région, ce qui a conduit les résidents locaux à se méfier des institutions publiques. Vu les tensions actuelles, la réaction des autorités, qui ont opté pour la répression, ne pourrait que mener à une nouvelle escalade, et risque d’intensifier les exigences des manifestants.

Impossible de savoir si ces événements provoqueront encore plus d’agitation, mais ce dont on peut être sûr, c’est que les relations entre manifestants et autorités sont tendues, d’autant plus que les partis gouvernementaux ont prétendu que ces rébellions sont conduites par « les séparatistes », et « financées » par des « agents étrangers ».

C’est la mort horrible de Mouhcine Fikri qui a déclenché les protestations. Ce jeune poissonnier fut, en octobre dernier, écrasé dans une benne à ordures pendant qu’il essayait de récupérer ses marchandises du camion où la police les avait jetées après les avoir confisquées.

Novembre 2016 : pendant une manifestation dans la capitale, à Rabat, les membres du Mouvement du 20 février brandissent des fusées éclairantes pour exiger que justice soit rendue à Mouhcine Fikri (AFP)

Les circonstances précises de la mort du malheureux sont encore inconnues, mais des rumeurs circulent : un agent de police aurait ordonné le meurtre, en disant « Tahan Moo » (et en tweetant aussi #طحن_مو, ce qui, littéralement, signifie « Écrase sa mère ». Quelles que soient les circonstances exactes, cet acte a suscité dans tout le pays une grande indignation contre les abus incessants des autorités.

Après la mort de Fikri, le roi Mohammed VI a exigé l’ouverture d’une enquête approfondie, qui n’a conduit qu’à l’arrestation de quelques fonctionnaires. Cela n’a pas calmé la colère des manifestants, qui ont réagi en exigeant des changements radicaux, dont une réforme politique et le lancement de programmes de construction d’hôpitaux et d’universités, ainsi que l’accroissement des investissements dans la région de Rif – qui souffre d’un taux élevé de chômage chez les jeunes.

Défiance historique

Cependant, les raisons plus profondes des manifestations en cours sont à chercher dans l’histoire politique de la région. Au début des années 1920, au temps du protectorat où Français et Espagnols se partageaient le contrôle du pays, la région du Rif (supervisée par Madrid) a déclaré son indépendance du Maroc et instauré la République du Rif.

Cette nouvelle république était dirigée par Abdelkrim al-Khattabi, politicien célèbre et chef militaire qui avait mené une révolte contre la colonisation du Rif par l’Espagne.

Photo (datant de février 1948) d’Abdelkrim al-Khattabi, ancien chef (avec son frère) de la rébellion dans le Rif (AFP)

Après des années de guerre entre Rifains et Espagnols (rejoints par les Français), la république fut vaincue et la monarchie en repris le contrôle. Ses relations avec le gouvernement central sont restées tendues, même après la déclaration de son indépendance par le Maroc en 1956, et surtout après la répression sanglante des révoltes du Rif en 1958 et en 1959.

Ces événements historiques pèsent lourd dans la mémoire des Rifains, qui, depuis des décennies, s’estiment opprimés et marginalisés. Les événements récents n’ont fait qu’alimenter les anciens griefs ancrés dans cette région.

Corruption et autoritarisme

Il existe cependant d’autres raisons, plus profondes et pas seulement historiques, à l’indignation actuelle : la colère des citoyens marocains envers l’autoritarisme croissant dans le pays ainsi que les abus de pouvoir et la corruption de l’administration.

Les protestations coïncidaient avec, et ont été provoquées par, l’impasse politique longue de six mois qui a commencé après les élections d’octobre.

L’absence de gouvernement a depuis entravé toute possibilité d’une véritable prise en compte des manifestants et de leurs demandes. Cette absence a aussi laissé un vide, rempli par le ministère de l’Intérieur qui a pris des mesures répressives semblables à celles constatées lors des affrontements du 5 février, pendant un sit-in à Al Hoceima.

Quand des rebellions similaires éclatèrent un an plus tôt à Tanger, le Premier ministre d’alors, Abdelilah Benkirane, est allé à la rencontre de la population locale pour négocier une solution permettant de désamorcer les tensions. Malheureusement, le Premier ministre actuel, Saâdeddine el-Othmani, n’a pas assez de charisme pour mener à bien une telle initiative.

La corruption ne se limite pas aux petits pots-de-vin qui gangrènent l’administration publique du Maroc. On la retrouve dans le modèle économique politique du pays

Les protestations ont aussi été provoquées par la corruption structurelle du pays. En 2016, le Maroc s’est classé 90e sur les 176 pays figurant à l’indicateur de perception de la corruption publié par Transparency International.

La corruption ne se limite pas aux petits pots-de-vin qui gangrènent l’administration, et par laquelle les fonctionnaires profitent personnellement de la bureaucratie. On la retrouve aussi dans le modèle économique politique du Maroc, fondé sur copinage et privilèges des rentiers plutôt que sur méritocratie et transparence.

Les manifestants ont fait de la mort de Fikri un cas d’école de la corruption structurelle du pays. Tout en admettant qu’il ne possédait pas l’autorisation d’exercer exigée par le ministère de la Pêche maritime (difficile à obtenir pour un petit entrepreneur), ils soutiennent que son décès est à mettre au compte de l’impunité ainsi que des abus de pouvoir et de l’État de droit.

La corruption n’est qu’une facette des dysfonctionnements des institutions publiques. Ironiquement, juste deux semaines avant la mort de Fikri, le roi Mohammed prononçait un discours au parlement où il exigeait la réforme de l’administration, en la mettant en garde d’exploiter les citoyens.

Le roi a fortement critiqué les défauts de l’administration publique, son manque d’efficacité, et l’a accusée de ne pas fournir les services que les citoyens sont en droit d’attendre d’elle. Cependant, ce discours n’a en rien dissuadé les fonctionnaires d’abuser de leur pouvoir.

Dialogue plutôt que répression ?

Devant les protestations actuelles dans le Rif, il ne s’agit plus simplement de conduire une enquête objective et fiable sur la mort de Fikri, mais bien de s’efforcer d’apporter des réponses aux griefs à long terme de cette région.

Il est urgent que la monarchie choisisse non plus la répression mais le dialogue. En signe de bonne volonté, la monarchie devrait prendre en compte les exigences formulées par les manifestants d’annuler un décret royal de 1958, faisant de la province d’Al Hoceima (partie du Rif) une zone militaire. Cette décision symbolique démontrerait que la monarchie a décidé de tourner la page des malentendus et pourrait même attirer les investissements dans cette région.

À long terme, seules des réformes politiques et économiques radicales seront à même d’apaiser la colère des manifestants. Le gouvernement devrait surtout prendre ses responsabilités et gérer efficacement l’administration publique. Il est indispensable que le palais cesse d’intervenir dans la vie politique au quotidien, ce qui arrive quand les positions clés sont distribuées sur la base du copinage.

Cela ne sera réalisable qu’avec l’adhésion tant du palais que du gouvernement.

- Mohammed Masbah, chercheur associé au Programme MENA de Chatham House, est aussi jeune chercheur associé au Crown Center, spécialiste des Études du Moyen-Orient aux États-Unis. Il était auparavant chercheur non-résident au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient ainsi qu’à l’Institut allemand pour les Affaires internationales et de sécurité (SWP). Les recherches du Dr Masbah portent sur le Salafisme, l’Islam politique, l’autoritarisme et les actions politiques des jeunes en Afrique du Nord. Il a obtenu son doctorat en Sociologie à l’université Mohammed V à Rabat.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le 18 mai 2017, des Marocains prennent part à une manifestation contre la corruption, la répression et le chômage qui frappent la ville d'al-Hoceima, au nord du Maroc (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

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