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Élections en Turquie : après vingt ans de règne de l’AKP, une épreuve de force s’annonce

Ces dernières années, les modifications apportées au régime électoral ont incité divers acteurs de l’échiquier politique à s’unir
Recep Tayyip Erdoğan, qui a vu sa popularité entamée par la crise économique qui frappe la Turquie, a promis jeudi 11 mai de doubler le salaire des fonctionnaires, après avoir initialement promis mardi une hausse de 45 % (AFP/Adem Altan)
Recep Tayyip Erdoğan, qui a vu sa popularité entamée par la crise économique qui frappe la Turquie, a promis jeudi 11 mai de doubler le salaire des fonctionnaires, après avoir initialement promis mardi une hausse de 45 % (AFP/Adem Altan)

Les Turcs se préparent à voter, ce dimanche 14 mai, pour des élections présidentielle et législatives. Il pourrait s’agir du scrutin le plus crucial, et certainement de l’un des plus disputés, de ces vingt dernières années.

L’Alliance de la nation, menée par le Parti républicain du peuple (CHP), peut-elle vaincre l’Alliance populaire menée par le parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP) ? 

Les électeurs choisiront leur président parmi trois candidats – et non plus quatre, Muharrem İnce ayant annoncé jeudi 11 mai le retrait de sa candidature – lors d’une élection à deux tours.

« Je retire ma candidature », a déclaré Muharrem İnce, jeudi 11 mai, lors d’une conférence de presse. Il était crédité de 2 à 4 % des intentions de vote dans les dernières enquêtes d’opinion (AFP/Adem Altan)
« Je retire ma candidature », a déclaré Muharrem İnce, jeudi 11 mai, lors d’une conférence de presse. Il était crédité de 2 à 4 % des intentions de vote dans les dernières enquêtes d’opinion (AFP/Adem Altan)

Ils éliront par la même occasion le Parlement. Toutefois, si le chef du CHP Kemal Kılıçdaroğlu a plusieurs points d’avance sur le président Recep Tayyip Erdoğan dans les derniers sondages, ces chiffres sont loin d’être concluants, étant donné que de nombreux électeurs sont toujours indécis

Mais il est assez clair qu’en sa 21e année de règne, l’AKP n’a jamais été aussi proche de perdre une élection.

La transition de la Turquie vers un régime super présidentiel en 2018 est étroitement corrélé à une chance accrue de perdre le pouvoir pour les sortants. Le changement a engendré deux transformations substantielles dans la politique turque. 

Dans l’alliance de l’opposition, toutes les franges de la société turque

La première fut institutionnelle, donnant aux politiques de partis et au système électoral une logique majoritaire qui encourage les coalitions entre les partis.

De plus, le code électoral turc a été modifié de sorte qu’il est désormais possible pour les partis politiques de participer aux élections en formant officiellement des coalitions. Ces coalitions permettent aussi à des petits partis politiques de contourner le seuil électoral élevé en Turquie.

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Si ces amendements ont été conçus pour conforter le pouvoir d’Erdoğan et l’exécutif, ils ont engendré d’importantes conséquences inattendues. 

La transition vers une politique majoritaire, ainsi que les modifications apportées au régime électoral, ont incité divers acteurs de tout l’échiquier politique à s’unir. En améliorant les chances des petits partis d’influencer les résultats, le nouveau système a également permis l’émergence et la persistance de partis qui représentent des factions diverses de la société. 

Ces partis ont pu à leur tour trouver leur place au sein de l’alliance de l’opposition, augmentant significativement la crédibilité de l’assertion selon laquelle elle comprend toutes les franges de la société turque. 

Ces dynamiques institutionnelles ont façonné le champ de la concurrence lors des élections législatives en 2018 et des élections locales en 2019.

L’opposition a utilisé le schisme autoritarisme contre démocratie comme facteur d’unité dans les élections pour rassembler des groupes politiques disparates sur le plan idéologique.

Ce faisant, l’opposition a su en grande partie surmonter les limites du clivage entre conservateurs et laïcs qui dominait la politique turque depuis vingt ans sous la direction de l’AKP.

L’opposition a su en grande partie surmonter les limites du clivage entre conservateurs et laïcs qui dominait la politique turque depuis vingt ans sous la direction de l’AKP

Lors des élections locales en 2019, l’Alliance de la nation a usé de ce qu’on pourrait qualifier de stratégie de populisme inversé.

Cette nouvelle stratégie, qui s’est poursuivie lors de la présente campagne électorale, reposait sur trois piliers : éviter une confrontation directe avec Erdoğan et les valeurs populaires qu’il représente ; redéfinir la notion de « peuple » en y incluant toutes les franges de la société turque ; et promettre une redistribution financière pour tous les groupes défavorisés.

Les questions telles que la politique étrangère, domaine dans lequel les sortants ont un avantage stratégique clair, ont été mises de côté. 

Grâce à cette stratégie, l’Alliance de la nation a remporté des victoires majeures dans les villes métropolitaines de Turquie et fut un concurrent sérieux du bloc politique au pouvoir lors des élections municipales en 2019.

La victoire à Istanbul, où l’élection à la mairie d’Ekrem İmamoğlu a mis fin à l’hégémonie de l’AKP dans la capitale culturelle et économique de Turquie, fut particulièrement importante. 

Un obstacle pour relever les défis économiques

La confiance de l’opinion publique dans la capacité de l’opposition à diriger, ainsi que l’assurance de l’opposition, ont été significativement accrues par ces victoires aux municipales.

Plus important encore, elles ont permis à l’opposition d’abattre la barrière psychologique qui faisait de l’AKP un opposant imbattable.

Le second changement né de la transition de 2018 vers un régime hyperprésidentiel est lié à la désinstitutionalisation et à la dé-démocratisation de la politique turque.

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Le nouveau système, qui a accordé au président des superpouvoirs exécutifs et auquel il manquait toute forme de contre-pouvoirs, n’a pas tardé à détruire les institutions fonctionnelles de la Turquie.

Le système s’est avéré être non seulement une voix vers la dé-démocratisation pour la Turquie, mais aussi un obstacle pour relever les défis économiques croissants.  

Par le passé, les solides résultats économiques de l’AKP furent un facteur clé de son succès électoral durable ainsi que l’utilisation efficace des mécanismes de redistribution formels et informels.

Ce fut crucial pour la capacité de l’AKP à forger une coalition électorale allant au-delà des classes. Aujourd’hui, le déclin de la croissance économique, associé à l’explosion de l’inflation, font qu’il est plus probable pour les partisans de l’AKP de faire défection sur la base de l’insatisfaction démocratique et économique – bien que ce soit un processus lent. 

Bien que l’AKP soit le plus grand parti de Turquie, la désintégration constante de sa base électorale fait qu’il lui est plus difficile d’obtenir les 50 % + 1 des voix nécessaires à la présidentielle.

En 2018, l’AKP avait obtenu lors des élections générales 43 % des suffrages, tandis que son principal allié de coalition, le Parti d’action nationaliste (MHP) avait recueilli 11 % des voix. Actuellement, selon un certain nombre de sondages, le soutien du MHP se monte à environ 7 % tandis que l’AKP est à 35 %

Bien que l’AKP soit le plus grand parti de Turquie, la désintégration constante de sa base électorale fait qu’il lui est plus difficile d’obtenir les 50 % + 1 des voix nécessaires à la présidentielle

Toutefois, les sentiments contre Erdoğan au sein de l’électorat ne se traduisent pas nécessairement en soutien direct pour l’Alliance de la nation, qui a besoin du soutien du Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde) pour garantir une majorité parlementaire.

L’Alliance du travail et de la liberté menée par le HDP a récemment déclaré son soutien à Kemal Kılıçdaroğlu, en faisant le principal favori. 

Ce soutien électoral important requiert néanmoins l’Alliance de la nation pour parvenir à un équilibre délicat car cette collaboration risque de s’aliéner les électeurs nationalistes.

La présence du Bon Parti à tendance nationaliste dans cette alliance ne suffit pas à satisfaire les électeurs qui veulent des politiques plus belliqueuses sur les sujets tels que l’immigration et la question kurde.

Un champ de bataille

Sachant cela, l’actuel gouvernement joue la carte nationaliste et se sert des sentiments contre le HDP pour éloigner les électeurs indécis de l’opposition et accroître sa base de soutien parmi celles et ceux qui attachent de l’importance à la « sécurité de l’État ».

Le discours du gouvernement se concentre sur le fait de présenter l’opposition comme une alliance de « traîtres et de terroristes », avec le parti pro-kurde HDP ayant secrètement un siège à la table. En effet, l’Alliance de la nation est généralement appelée la Table des six et Erdoğan l’a rebaptisée la Table des sept.  

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La présence de Sinan Oğan, et dépit du retrait de Muharrem İnce, fait qu’il est encore plus improbable pour Erdoğan et Kılıçdaroğlu de remporter une majorité au premier tour.

Quoi qu’il en soit, la société turque reste profondément divisée, même lorsqu’il s’agit d’un événement aussi dévastateur que le récent tremblement de terre qui a tué plus de 55 000 personnes.

Un récent sondage indique que moins de 40 % des répondants étaient satisfaits de la façon dont le gouvernement a géré la catastrophe – néanmoins, il y avait des dissensions significatives le long des lignes partisanes : plus de 90 % des électeurs de l’AKP sont satisfaits tandis que plus de 95 % des électeurs du CHP sont insatisfaits.

Ces chiffres montrent pourquoi la prochaine élection turque est considérée comme un champ de bataille.

De nombreux électeurs ont arrêté leur choix et ne changeront pas d’avis, qu’importe ce qui se passe. Mais le choix de ceux qui sont de plus en plus mécontents, à la fois des sortants et de l’opposition, aura un effet énorme sur le résultat.

- Evren Balta est professeure de relations internationales et présidente de la Faculté de relations internationales au sein de l’Université Özyeğin à Istanbul (Turquie). Ses recherches sont axées sur le populisme, la politique étrangère et la nationalité. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages parmi lesquels Global Security Complex (2012), Age of Precariousness (2019), et The American Passport in Turkey: National Citizenship in the Age of Transnationalism (2020).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Evren Balta is a Professor of International Relations and Chair of the International Relations Department at Özyeğin University in Istanbul, Turkey. Her main research interests are populism, foreign policy and citizenship. She is the author of Global Security Complex (2012), Age of Precariousness (2019), and The American Passport in Turkey: National Citizenship in the Age of Transnationalism (2020).
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