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L’islamisme, facteur d’intégration, de pacification et de démocratisation

Contrairement au discours dominant, l’islamisme et l’islam politique peuvent promouvoir l’engagement civique et la démocratie, contrer la radicalisation et le séparatisme, et aider à l’intégration des musulmans
Une Tunisienne brandit un drapeau du parti Ennahdha (AFP)

La « guerre contre le terrorisme » de l’après 11 septembre 2001 a dès le départ stimulé l’islamophobie dans le monde occidental en jetant la suspicion sur tous les musulmans, soupçonnés d’être des djihadistes potentiels ou des « sympathisants du djihad ». Elle a désormais été dramatiquement élargie en une guerre contre « l’islamisme », « l’islam politique » et « l’islamogauchisme ».

Dans certains pays dont la France, devenue tristement le principal laboratoire européen en matière d’expérimentations islamophobes depuis les premières affaires de foulard islamique en octobre 1989, ces chasses aux sorcières à répétition débouchent sur de véritables politiques d’État, qui plus est souvent émulées par d’autres pays européens.

Ainsi, en un parfait copier-coller de la controverse sur « l’islamogauchisme » dans les universités françaises, le Danemark a annoncé vouloir lui aussi lutter contre le « militantisme excessif », la « pseudoscience » et le « gauchisme identitaire » dans ses propres universités.

S’appuyant sur des « théories » de la radicalisation pour le moins douteuses, […] cette diabolisation de « l’islamisme » vise désormais à bannir, censurer, interdire voire criminaliser toute forme d’« islam politique », même celles qui n’en sont pas

S’appuyant sur des « théories » de la radicalisation pour le moins douteuses, comme celle de la « courroie de transmission », et sur des concepts frelatés (gateway drug theory, « djihadisme d’atmosphère » ou « sas d’entrée ») promus par une petite poignée d’intellectuels et d’universitaires surmédiatisés (et surévalués), basée sur des notions simplistes et largement invalidées par la recherche (« l’islamisme comme antichambre du djihadisme », etc.), cette diabolisation de « l’islamisme » vise désormais à bannir, censurer, interdire voire criminaliser toute forme d’« islam politique », même celles qui n’en sont pas.

Loin de se limiter à l’extrémisme violent, cette entreprise dont les cibles ne cessent de s’élargir et de se multiplier vertigineusement  rassemble gouvernements, grands médias, think tanks et certains universitaires dans une commune sécurisation délétère de l’islam et des musulmans, perçus comme une menace existentielle pour la sécurité nationale et plus largement la « civilisation occidentale ».

Cette opération procède par un grossier amalgame ou « continuum », fortement imprégné de paranoïa et de complotisme, entre conservatisme religieux, fondamentalisme, radicalisation, islam politique, islamisme, communautarisme, séparatisme, extrémisme non violent, extrémisme violent et terrorisme djihadiste (avéré ou soi-disant « potentiel »).

Conséquence de cette confusion fallacieuse entre des phénomènes qualitativement différents et irréductibles les uns aux autres : le simple conservatisme religieux ou l’orthopraxie, comme l’accent mis sur la prière, la barbe « salafiste » ou les codes vestimentaires, sont immédiatement perçus comme une « première étape » ou un « signe avant-coureur » du djihadisme, et de plus en plus traités comme tels par l’État. Mais uniquement lorsqu’il s’agit de musulmans, le deux poids, deux mesures assurant que juifs ou chrétiens restent, eux, protégés de ce genre de généralisations et de fausses équations.

Assaut systématique

Plus récemment, cette approche éradicatrice s’en est prise ouvertement aux formes d’engagement civique parfaitement légales et pacifiques lorsqu’elles sont le fait de musulmans, y compris lorsque cet activisme ou ce militantisme s’inscrivent pleinement dans les cadres démocratiques et institutionnels de nos nations.

L’exclusion des mères voilées des sorties scolaires sous le faux prétexte que leur hijab violerait la séparation des églises et de l’État alors qu’elles ne sont ni fonctionnaires ni auxiliaires d’un service public mais de simples parents d’élèves volontaires pour accompagner les enfants, et la dissolution d’ONG humanitaires et anti-racistes sur la seule et unique base de déclarations du ministre de l’Intérieur selon lesquelles ces associations seraient « islamistes » (ce qui en soi ne constitue même pas un crime) ne sont que deux exemples de cette offensive gouvernementale cynique, méthodique et réfléchie contre les droits constitutionnels des musulmans.

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Comme l’explique Myriam François pour MEE, cette problématisation sans répit de l’islam et des musulmans est due « à un refus d’étendre la solidarité sociale à l’ensemble de ceux qui composent la nation française. À la place, on trouve un racisme sous-jacent et irrésolu qui refuse de reconnaître pleinement les individus français noirs et arabes comme des égaux. Enraciné dans le suprémacisme blanc et grimé en ‘’défense de la nation’’, ce nationalisme est blanchi et teinté de socialisme ». Et surtout de « Républicanisme ».

Le philosophe Jacques Rancière pousse l’analyse plus avant. Il voit dans cette nouvelle guerre contre « l’islam politique » une tentative de, « premièrement, ghettoïser davantage la partie la plus pauvre et la plus fragile de la population, la faire apparaître comme une population arriérée naturellement vouée au fanatisme et au terrorisme, pour produire la plus large adhésion contre elle ; deuxièmement, criminaliser toute lutte sociale et toute action en faveur des populations issues de l’immigration en la présentant comme auxiliaire de ce terrorisme. »

De telles politiques sont non seulement cyniques et profondément anti-démocratiques mais aussi contre-productives, puisque l’engagement civique dans la vie d’une nation, y compris sa vie politique, constitue un facteur positif bien connu d’intégration des minorités et de pacification des colères et frustrations qui, sans ces possibilités d’engagement, pourraient chez certains s’exprimer dans des formes et à travers des canaux bien plus « radicaux ».

Conséquence de cette confusion fallacieuse entre des phénomènes qualitativement différents : le simple conservatisme religieux ou l’orthopraxie sont immédiatement perçus comme une « première étape » ou un « signe avant-coureur » du djihadisme, et de plus en plus traités comme tels par l’État

La recherche a en effet démontré depuis bien longtemps que la participation civique, qu’elle soit ou non motivée par la religion, loin de représenter la menace que certains fantasment (uniquement lorsqu’elle provient de musulmans), est au contraire un puissant vecteur d’intégration qui aide à consolider le sens de l’appartenance, de la citoyenneté et de l’identification à une nation.

En décourageant voire en interdisant des formes légitimes d’engagement civique, politique ou militant, nos gouvernements risquent donc de favoriser les phénomènes qu’ils prétendent combattre, comme la radicalisation ou le « séparatisme ». En empêchant les musulmans de devenir des acteurs politiques autonomes dans leurs propres pays, ils ne peuvent que les pousser à se sentir exclus, discriminés et indésirables, générant frustration, colère, amertume et désillusion, forces négatives que d’autres chercheront à récupérer.

Différences radicales mais ignorées

Dans le climat d’intimidation actuel contre tout ce qui est expression politique des musulmans, rares sont les voix qui ont le courage de nous rappeler que plutôt que d’être censuré, interdit ou regardé avec peur et suspicion, « l’islam politique », y compris ses variétés critiques qui cadrent mal avec les normes politiques de nos sociétés ou même s’y opposent, devrait être encouragé, débattu ou simplement toléré.

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Après tout, en démocratie, la dissension, les visions du monde alternatives et les défis envoyés à l’ordre existant ne sont pas simplement normales, légales et légitimes, elles sont saines pour des sociétés libres. Par contre, la criminalisation des courants et mouvements islamiques/istes est probablement la plus mauvaise des politiques, car ces traitement discriminatoires qui ciblent exclusivement l’expression politique islamique sont exactement ce qu’attendent de nous des organisations comme l’État islamique (EI), de telles politiques étant en effet susceptibles de pousser les musulmans dans leurs bras, par dépit, colère et frustration.

De plus, les représentations fallacieuses et paresseuses de « l’islamisme » comme un monolithe systématiquement toxique pour la démocratie – son antithèse supposée – ignorent la diversité des mouvements islamistes, les différences radicales et les divergences irréconciliables qui les séparent souvent, ainsi que les mutations et évolutions internes, souvent dramatiques, de mouvements comme les Frères musulmans, le nouvel épouvantail de l’Europe.

De telles politiques sont non seulement cyniques et profondément anti-démocratiques mais aussi contre-productives, puisque l’engagement civique dans la vie d’une nation, y compris sa vie politique, constitue un facteur positif bien connu d’intégration des minorités et de pacification des colères et frustrations

Il faut donc continuer à répéter que si une organisation terroriste comme l’EI est bel et bien « islamiste », cela est aussi le cas d’un mouvement parfaitement démocratique comme Ennahdha en Tunisie. Les deux sont « islamistes », et pourtant, leurs divergences radicales sur à peu près tout les rendent totalement et à jamais irréconciliables.

L’ignorance totale dans des pays comme la France de la recherche sur l’islamisme et l’islam politique (deux choses d’ailleurs différentes mais encore une fois considérées à tort comme synonymes, les formes islamiques d’engagement politique étant plus nombreuses et variées que « l’islamisme » dont elles ne partagent d’ailleurs pas toujours les idéologies ou les objectifs) garantit que ces termes repoussoirs signifient simplement dans le débat public « mauvais », « dangereux », « barbare ». Une sorte d’anti-Occident comme on parle d’anti-matière, à éviter absolument.

Saad al-Katatni (3e), membre haut placé des Frères musulmans et ancien président du Parlement égyptien, aux côtés de son collègue Sobhy Saleh lors de leur procès, le 2 décembre 2018 (AFP)
Saad al-Katatni (3e), membre haut placé des Frères musulmans et ancien président du Parlement égyptien, aux côtés de son collègue Sobhy Saleh lors de leur procès, le 2 décembre 2018 (AFP)

Cette rhétorique manichéenne permet surtout aux gouvernements et médias occidentaux d’éliminer sans plus d’explications tout ce à quoi l’on attache l’étiquette « islamiste », et d’opérer ces purges et chasses aux sorcières au nom de la démocratie et de la « défense de notre nation » (ou civilisation, ou valeurs, etc.)

Selon Jocelyne Cesari, une des meilleures islamologues au monde, le faux récit selon lequel l’islam politique conduirait à la violence ou à l’extrémisme ignore le fait avéré que si certaines formes d’islamisme peuvent effectivement, dans certaines circonstances bien spécifiques, constituer un portail (gateway) vers le radicalisme et l’extrémisme violent ou non violent, d’autres types d’islamisme ou d’islam politique peuvent à l’inverse « ouvrir une porte vers des visions du monde plus démocratiques et pluralistes ».

Ruptures et réformes

Dans son ouvrage L’Islamisme au pouvoir, Anne-Clémentine Larroque a montré qu’une fois au gouvernement, les partis et mouvements islamistes ont tendance à se modérer, à se réformer et à rompre avec les idéologies et groupes plus radicaux, surtout les djihadistes, car ceux-ci représentent alors « le baiser de la mort » pour des partis de gouvernement. De tels phénomènes invalident l’équation simpliste « islamisme = extrémisme violent » ou la pseudo-théorie du « sas », « passerelle », « continuum » ou « terreau » selon laquelle l’un mènerait à l’autre.

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D’autres experts sur l’islam internationalement reconnus comme John L. Esposito, peut-être le plus grand universitaire mondial en études islamiques, ont montré que la quête de la justice sociale, économique et politique est au centre du projet islamiste et que ce projet est en fait une des caractéristiques majeures communes à la majorité des partis et mouvements islamistes.

Plusieurs cas de partis islamistes au pouvoir ont prouvé factuellement que si on leur en donne la chance, ils peuvent se montrer parfaitement capables et désireux de respecter les règles démocratiques.

Le cas tunisien d’Ennahdha, dont l’esprit civique devrait servir d’exemple à nombre de nos propres partis, n’est aucunement le seul cas ou « l’exception qui confirme la règle », comme les hystériques de l’anti-islamisme veulent le faire croire.

Avant le tournant autocratique du président turc Recep Tayyip Erdoğan à la suite du coup d’état militaire manqué de juillet 2016 et les purges massives qui lui ont succédé, le parti AKP au pouvoir était également – et pourrait le redevenir, beaucoup diront – un modèle de conduite démocratique, grâce auquel des millions de Turcs exclus jusqu’alors de la vie politique de leur pays purent y accéder. L’AKP sut aussi donner aux minorités marginalisées du pays, y compris les Kurdes, des droits civiques et une reconnaissance officielle dont ils avaient été privés avant son accès au pouvoir.

Depuis 2002, l’AKP, parti de synthèse tout à la fois islamo-conservateur, démocratique, pro-capitaliste et néo-libéral sur le plan économique, a également pulvérisé le cliché mensonger selon lequel « avec les islamistes, c’est un seul vote, une seule fois », puisqu’il se soumet systématiquement à la loi du bulletin de vote depuis bientôt vingt ans, au risque de perdre le pouvoir et au prix de défaites cuisantes.

Islamismes démocratiques conservateurs et progressistes

Autre exemple probant : l’Égypte sous le président Morsi et les Frères musulmans.  

Aussi brève que fût son administration, abruptement interrompue par le coup d’État militaire du général Abdel Fattah al-Sissi – un des despotes totalitaristes les plus sanglants de la planète, ce qui ne l’empêche pas de bénéficier du soutien inconditionnel de l’Europe et des États-Unis, qui dans le même temps blâment hypocritement les « islamistes » pour leur déficit démocratique –, le règne des Frères musulmans a présidé malgré sa brièveté à une expansion démocratique substantielle et qualitative de ce pays.

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En utilisant pour cela l’Index Polity IV, un des outils majeurs des sciences politiques pour mesurer les taux de démocratie, d’autoritarisme, et leurs fluctuations, les politologues Shadi Hamid et Meredith Wheeler ont démontré que sous Morsi, l’Égypte avait bel et bien entamé sa transition démocratique.

Bien qu’imparfaite étant donné la situation impossible dans laquelle se trouvait Morsi (dont le court règne fut délibérément saboté à tous les niveaux par les forces militaires qui lui étaient dès le départ hostiles), l’Égypte est devenue bien plus ouverte, pluraliste et démocratique qu’elle ne l’avait jamais été auparavant sous des régimes non islamistes et même anti-islamistes, à commencer par celui de Nasser, et bien entendu infiniment plus démocratique qu’elle ne le sera après Morsi sous la tyrannie sanglante de Sissi.

N’en déplaise à nos groupthinkers, c’est donc bien gouvernée par un parti islamiste élu que l’Égypte a connu la période la plus démocratique de toute son histoire.

Enfin, si des figures comme Rached Ghannouchi ou Mohammed Morsi peuvent être décrites comme des démocrates islamistes conservateurs, il existe également au sein des islamismes démocratiques une tendance authentiquement progressiste, tendance en expansion déjà très bien théorisée que seules l’ignorance et la diabolisation grossière de nos médias, gouvernements et intellectuels nous empêchent de connaître.

- Alain Gabon est professeur des universités américaines et maître de conférence en « French Studies » à l’université Wesleyenne de Virginie (Virginia Beach, États-Unis). Spécialiste du XXe siècle, il a écrit de nombreux articles sur, entre autres sujets, l’islam et les musulmans en France et dans le monde, pour des médias grands publics et alternatifs ainsi que des revues universitaires. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par l’auteur.

Dr Alain Gabon is Associate Professor of French Studies and chair of the Department of Foreign Languages & Literatures at Virginia Wesleyan University in Virginia Beach, USA. He has written and lectured widely in the US, Europe and beyond on contemporary French culture, politics, literature and the arts and more recently on Islam and Muslims. His works have been published in several countries in academic journals, think tanks, and mainstream and specialized media such as Saphirnews, Milestones. Commentaries on the Islamic World, and Les Cahiers de l'Islam. His recent essay entitled “The Twin Myths of the Western ‘Jihadist Threat’ and ‘Islamic Radicalisation ‘” is available in French and English on the site of the UK Cordoba Foundation.
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