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En Israël, le meurtre de sang-froid de Palestiniens n’a pour écho que le silence

Des dizaines de Palestiniens non armés, y compris des enfants, ont été assassinés depuis la fin de l’offensive israélienne de mai. Néanmoins, tout cela est désormais tellement banal que les médias israéliens et l’armée l’évoquent à peine
Ruba al-Tamimi réconfortée par son fils Mahmoud, alors qu’ils pleurent son autre fils Muhammad lors du cortège funèbre à Deir Nizam, à l’ouest de la ville de Ramallah en Cisjordanie occupée, le 24 juillet 2021 (AFP)

En apparence, la situation est relativement calme ces derniers jours dans les territoires occupés par les Israéliens. Pas de victime israélienne, quasiment aucune attaque en Cisjordanie et absolument aucune en Israël même. Gaza est relativement calme depuis la fin de la dernière offensive d’Israël là-bas, l’opération Gardien du mur.

En Cisjordanie, le train-train désespérant du quotidien se poursuit pendant cette soi-disant période de calme – ironie suprême quand on fait attention à ces chiffres terribles : depuis mai, plus de quarante Palestiniens ont été tués en Cisjordanie.

En l’espace d’un weekend fin juillet, l’armée israélienne a tué quatre Palestiniens, dont un enfant de 12 ans. Parmi ces quarante, deux venaient du même village, Beita, qui a dernièrement perdu six de ses habitants : cinq manifestants non armés et un plombier qui aurait été appelé pour réparer un robinet quelque part. Aucun des quatre tués fin juillet ne constituait une quelconque menace pour la vie de soldats israéliens ou de colons.

L’utilisation de balles réelles contre ces personnes était interdite, sans parler du fait de viser pour tuer, comme l’ont fait les soldats israéliens qui les ont abattus. Quatre êtres humains ou, si vous préférez, quarante êtres humains, dont les familles ont vu leur monde s’effondrer, des gens avec des projets, des rêves et des désirs ; tous soudainement supprimés par quelque jeune soldat israélien si nonchalamment et si brutalement.

En Israël et dans les territoires occupés, le plus grand danger est la routine
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Si tout cela ne suffisait pas, notez ceci : les médias israéliens ont à peine couvert ces morts. Aucun des deux principaux titres israéliens n’ont mentionné la mort d’un adolescent de 12 ans à Beit Omar, entre Bethléem et Hébron ; et les deux plus grandes chaînes de télévision privées n’ont pas pris la peine d’en parler non plus.

Autrement dit, la mort d’un garçon de 12 ans – Mohammed al-Alami, parti faire des courses avec son père et sa sœur lorsque des soldats israéliens ont arrosé leur voiture de balles, tuant ce garçon qui, comme son père, n’avait rien fait de mal – a été de toute évidence jugée sans importance et sans intérêt par certains médias israéliens.

Indifférence au meurtre

C’est la seule explication possible à cette inattention généralisée face à un meurtre. Rappelez-vous que tous ces autres meurtres depuis mai ont à peine été signalés, ont encore moins fait l’objet d’enquêtes, et vous entreverrez le portrait de la répression israélienne et du déni de l’occupation via la version du « Dôme de fer » présentée par les médias, avec l’aimable autorisation de la presse libre, dans toute son abjection. 

Ce sombre tableau de l’armée et de son mode opératoire brutal a été épargné aux Israéliens, protégés par une presse mutique. Protégés par ce silence, ce déni et cette répression, même les politiciens israéliens et les généraux n’ont pas à expliquer ou même à s’intéresser au fait qu’il ne se passe rarement une semaine sans victimes palestiniennes dans les territoires occupés, même pendant cette période de calme relatif.

Si les soldats tiraient sur les animaux errants avec autant de nonchalance que sur les Palestiniens, il y aurait un déluge d’indignation et ces soldats seraient poursuivis et sévèrement punis

Ainsi, il y a quelques jours encore, aucun responsable militaire n’avait fait la moindre critique du comportement de ces soldats, sans parler de l’évocation de poursuites ou d’ouverture d’une enquête sérieuse. C’est seulement après une série d’articles et d’éditos dans Haaretz que le chef d’état-major de l’armée, le général Aviv Kochavi – considéré comme une personnalité ayant des valeurs morales –, a « demandé de faire baisser la température ». Pas un ordre, une requête. Aucune poursuite et aucune enquête, juste une vague déclaration de bonnes intentions pour l’avenir. 

Derrière tout cela se dissimule le mépris pour la vie des Palestiniens. En Israël, rien n’a moins de valeur que la vie d’un Palestinien. Cela va des ouvriers du bâtiment qui tombent comme des mouches sur les sites de construction en Israël sans que personne ne s’en soucie aux manifestants non armés dans les territoires occupés abattus par les soldats sans que personne ne bronche.

Il y a un dénominateur commun : la conviction en Israël que la vie des Palestiniens ne vaut pas grand-chose. Si les soldats tiraient sur les animaux errants avec autant de nonchalance que sur les Palestiniens, il y aurait un déluge d’indignation et ces soldats seraient poursuivis et sévèrement punis. Mais ils ne font que tuer des Palestiniens, alors quel est le problème ?

Lorsqu’un soldat israélien abat un enfant palestinien d’une balle dans la tête ou un adolescent palestinien ou un manifestant ou un plombier d’une balle dans le cœur, la société israélienne reste muette et apathique. Elle se contente des explications fumeuses et parfois des mensonges éhontés du porte-parole de l’armée, omettant l’expression de tout scrupule moral concernant la nécessité de tuer.

Il y a tant de victimes sur lesquelles j’ai enquêté et écrit dans les journaux qui n’ont éveillé aucun intérêt particulier.

Mort d’un plombier

Shadi Omar Lofti Salim (41 ans), plombier prospère qui vivait à Beita dans le centre de la Cisjordanie, est parti de chez lui dans la soirée du 24 juillet en direction de la route principale où se situe la valve du réseau d’approvisionnement en eau du village, après la découverte d’un problème.

Il a garé sa voiture en bord de route et s’est dirigé vers cette valve, une clé anglaise rouge à la main. Il était 22 h 30. Tandis qu’il approchait de la valve, des soldats à proximité ont soudainement ouvert le feu et l’ont abattu. Ils ont plus tard affirmé qu’il courait vers eux en tenant une barre de métal. La seule barre de métal était la clé anglaise rouge laissée derrière lui au sol avec son paquet de cigarette et une tache de sang, déjà sèche lorsque qu’on est arrivé là-bas quelques jours après sa mort.

Des Palestiniens se dispersent après des tirs de gaz lacrymogènes par les forces israéliennes pendant une manifestation contre l’avant-poste de Givat Eviatar dans le village de Beita, au nord de la Cisjordanie occupée, le 13 août 2021 (AFP)
Des Palestiniens se dispersent après des tirs de gaz lacrymogènes par les forces israéliennes dans le village de Beita, au nord de la Cisjordanie occupée, le 13 août 2021 (AFP)

Une semaine plus tard dans ce même village, les soldats ont tué Imad Ali Dweikat (37 ans), ouvrier du bâtiment, père de quatre jeunes filles et d’un garçon de deux mois. C’était pendant la manifestation hebdomadaire du vendredi. Les habitants de Beita manifestent chaque semaine depuis deux mois environ contre l’établissement d’un avant-poste illégal sur les terres du village. Cette colonie, Givat Eviatar, a été construite officieusement, puis vidée de ses habitants par Israël, mais la quarantaine de structures érigées rapidement à cet endroit n’a pas été détruite. Cette terre n’a pas été rendue à ses propriétaires, qui ne sont pas autorisés à s’en approcher.

Depuis que Givat Eviatar a été lancée il y a plus de dix semaines, cinq manifestants palestiniens ont déjà été tués par des soldats. Aucun des cinq n’était suffisamment près pour mettre en danger la vie des soldats d’une quelconque manière, même si les manifestants jetaient des pierres et brûlaient des pneus pour protester contre l’accaparement de leur terre.

Les habitants sont déterminés à continuer à résister jusqu’à ce que leur terre leur soit rendue, et en attendant, le sang coule, semaine après semaine.

Abattu au hasard

Dweikat buvait un verre d’eau lorsqu’un sniper israélien l’a choisi, apparemment au hasard, et lui a tiré en plein cœur à plusieurs centaines de mètres de distance. La balle a explosé dans son corps, endommageant ses organes internes et Dweikat est mort sur place, du sang s’écoulant de sa bouche. Ali, son nouveau-né, est déjà orphelin.

Tous ces décès sont des exécutions. Il n’y a pas d’autre terme pour les décrire

Quelques semaines plus tôt, les soldats avaient tiré sur un adolescent, Muhammad Munir al-Tamimi, dans un autre village contestataire, Nabi Saleh, et l’avaient tué. Tamimi avait 17 ans et c’est la cinquième victime dans ce petit village ces dernières années. Tout le monde là-bas appartient à la famille Tamimi et, depuis des années maintenant, ils résistent au vol de leurs terres par les colonies environnantes.

Tous ces décès sont des exécutions. Il n’y a pas d’autre terme pour les décrire. Tirer sur des manifestants non armés, des adolescents, des enfants, un plombier, un ouvrier du bâtiment, des gens qui manifestent publiquement afin de récupérer leur propriété et leur liberté est un crime. Il y a très peu de régimes dans ce monde où des manifestants non armés se font abattre – excepté Israël, « seule démocratie du Moyen-Orient », où cela n’affecte pas la tranquillité d’esprit des gens.

Même les récriminations qu’on entend ici et là face à ces meurtres systématiques tiennent au fait que cela pourrait engendrer une détérioration de la situation en général. Sur la question de la légalité et en particulier de la moralité du meurtre d’innocents, personne ne pipe mot.

Israël est considéré comme une démocratie, enfant chéri du monde occidental avec des valeurs semblables. Quarante civils non armés tués ces deux derniers mois et demi, quatre tués rien que la dernière semaine de juillet, constituent un témoignage douloureux quoique muet du fait que, même s’il est toujours considéré comme une démocratie, Israël n’est pas jugé de la même manière que les autres pays.

- Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son dernier livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Gideon Levy is a Haaretz columnist and a member of the newspaper's editorial board. Levy joined Haaretz in 1982, and spent four years as the newspaper's deputy editor. He was the recipient of the Euro-Med Journalist Prize for 2008; the Leipzig Freedom Prize in 2001; the Israeli Journalists’ Union Prize in 1997; and The Association of Human Rights in Israel Award for 1996. His new book, The Punishment of Gaza, has just been published by Verso.
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