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La complicité occidentale avec le règne de la terreur en Égypte

La détention sans inculpation par l’Allemagne d’un journaliste détracteur du président Sissi s’inscrit dans un modèle de complicité occidentale avec la guerre menée par l’Égypte contre la démocratie

Pourquoi Ahmed Mansour, journaliste d’Al-Jazeera, a-t-il été arrêté par les autorités allemandes en vertu d’un mandat d’arrêt égyptien et détenu pendant trois jours, avant d’être libéré sans inculpation ?

Le célèbre présentateur égypto-britannique, qui anime l’émission en langue arabe « Bela Hodod » (« Sans frontières ») sur Al-Jazeera, a déclaré en conférence de presse ce mardi que le gouvernement allemand n’a toujours pas été en mesure d’expliquer pourquoi il avait été arrêté et détenu.

Selon les premiers rapports, les autorités allemandes ont arrêté Mansour en vertu d’un « mandat d’arrêt international » et d’une demande d’extradition en provenance d’Egypte. Bien sûr, il n’existe pas de mandat d’arrêt international.

Une décision politique

Ces affirmations vagues ont été suivies d’une explication plus officielle, formulée par un porte-parole du gouvernement allemand, selon laquelle le mandat d’arrêt égyptien a été délivré par l’intermédiaire du système de « notice rouge » d’Interpol. En octobre 2014, Mansour a été condamné par contumace – sans procès – à la suite d’une fausse accusation, selon laquelle il aurait torturé un avocat sur la place Tahrir en 2011.

Interpol a cependant confirmé qu’aucune notice de ce type n’avait été émise pour Mansour et qu’il avait refusé de délivrer le mandat demandé par le Caire.

L’Allemagne n’a pas signé de traité d’extradition avec l’Égypte, et n’est de ce fait nullement contrainte de prendre en compte cette demande. Alors pourquoi a-t-elle décidé d’accéder à la demande ?

Selon la publication allemande Zeit Online, avant de prendre sa décision d’arrêter et de maintenir Mansour en détention, l’Office fédéral allemand de police criminelle a pris l’initiative de demander au ministère allemand de la Justice et à l’office fédéral allemand des Affaires étrangères d’étudier l’affaire concernant Mansour. C’est seulement après ces examens que Mansour a été détenu à l’aéroport de Berlin-Tegel. Il ne fait ainsi aucun doute qu’il s’agissait d’une décision politique.

Un État de terreur

Au milieu de l’année 2013, le chef de l’armée de l’époque, Abdel Fattah al-Sissi, a lancé un coup d’État contre le premier gouvernement démocratiquement élu d’Égypte, présidé par le chef des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Au mois d’août de cette même année, le régime de Sissi a délibérément massacré 817 manifestants en grande partie non armés qui protestaient contre le renversement de Morsi.

Mais Sissi ne vise pas que les activistes des Frères musulmans. Son régime a également emprisonné des activistes laïcs, dont certaines des plus importantes figures appelant à une réforme libérale, pour avoir participé à des manifestations de rue « non autorisées ».

Jusqu’à présent, au moins 2 600 personnes ont été tuées en Égypte, en grande partie suite à la violente répression orchestrée par la police et les forces de sécurité ; près de la moitié étaient des partisans de Morsi.

Le ciblage de Mansour par le régime du président Sissi est le dernier d’une longue série de mesures punitives contre les journalistes, en particulier contre Al-Jazeera, que les autorités égyptiennes accusent d’être une façade pour les Frères musulmans.

Peter Greste et deux autres journalistes d’Al-Jazeera, Mohamed Fadel Fahmy et Baher Mohamed, ont été arrêtés et détenus par les autorités égyptiennes pour des reportages d’information jugés « préjudiciables à la sécurité nationale » en décembre 2013. Greste a également été accusé d’être associé aux Frères musulmans avant d’écoper d’une peine de sept ans de prison, chef d’accusation qu’il avait décrit comme étant « absurde ». Il a finalement été libéré en février dernier.

Dix-huit journalistes ont été emprisonnés en Égypte sous Sissi, un record depuis 1990 selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), qui conclut que le régime se sert du « prétexte de la sécurité nationale pour réprimer les droits de l’homme, dont la liberté de la presse ».

L’Allemagne tire profit de la situation

Rien de tout cela n’a empêché l’Allemagne de souhaiter tirer profit de la junte de Sissi depuis son arrivée au pouvoir entachée de sang.

Plus tôt ce mois-ci, en conférence de presse, la chancelière Angela Merkel a partagé une tribune avec l’ancien chef de l’armée égyptienne : « [...] Il y a des choses pour lesquelles nous avons une opinion différente. Cela inclut, par exemple, que personne ne devrait en aucun cas être condamné à mort, même si cela concerne une activité terroriste. »

Toutefois, elle a ajouté ensuite : « Je pense que si nous voulons être partenaires et résoudre des questions complexes, nous devons être en mesure de parler de ces choses [...] Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas coopérer très étroitement sur d’autres questions. »

Le ministère fédéral allemand de l’Économie et de l’Énergie a été prompt à accueillir la signature d’un contrat de 8 milliards d’euros pour la construction de trois usines de gaz naturel et de douze parcs éoliens en Égypte par Siemens, géant allemand du secteur de la technologie.

À peine deux semaines avant la visite de Sissi à Berlin, l’Égypte avait condamné à mort le président déchu Mohamed Morsi et plus de cent autres dirigeants des Frères musulmans.

Merkel n’avait cependant rien à dire au sujet des 2 600 Égyptiens qui avaient déjà été assassinés, la plupart par le régime de Sissi, sans même un procès, ni à propos des plus de 41 000 Égyptiens arrêtés, inculpés et condamnés (d’après les groupes égyptiens de défense des droits humains), dont 300 avocats, entre juillet 2013 et mai 2014, ni même au sujet de l’utilisation par Sissi de la loi draconienne de 2002 sur les associations pour rejeter les demandes d’enregistrement légal des organisations de la société civile, pour ensuite geler leurs avoirs, bloquer leurs financements, confisquer leurs biens et même les faire fermer en masse.

De même, Merkel n’avait rien à dire à propos de l’interdiction de voyager imposée par le régime de Sissi à Mohamed Lotfy, directeur exécutif de la Commission égyptienne pour les droits de l’homme et les libertés (ECRF), ce qui l’a empêché de voyager du Caire à Berlin le 2 juin pour s’exprimer à l’occasion d’une rencontre au parlement allemand portant sur la situation alarmante des droits de l’homme en Égypte. Cette table ronde aurait coïncidé avec la visite officielle de Sissi.

Dans une lettre adressée au procureur général d’Égypte, William Nicholas Gomes, chercheur au Centre for Applied Human Rights de l’université de York, a écrit : « Lotfy a été détenu plusieurs heures à l’aéroport et son passeport a été confisqué avant qu’il soit autorisé à rentrer chez lui. Selon les avocats de l’ECRF, les services de sécurité de l’État ont informé Mohamed Lotfy que son passeport allait être transmis au Service de sécurité nationale (NSS). Lorsque le défenseur des droits de l’homme a demandé si l’interdiction de voyager faisait suite à une décision du procureur général, un officier en civil lui a expliqué que cette interdiction était imposée pour des "raisons de sécurité". Le défenseur des droits de l’homme a également été informé qu’il serait convoqué pour interrogatoire par le NSS à une date ultérieure. »

L’épisode entier montre ainsi que, loin d’accroître les possibilités de répondre à la répression brutale lancée par l’Égypte contre la dissidence et la liberté de parole dans le pays, le partenariat énergétique germano-égyptien a permis le contraire en donnant un nouvel élan à l’Allemagne pour agir comme une extension de facto de l’État policier de plus en plus draconien de Sissi.

Une bousculade pour les ressources énergétiques

Ceci n’est pas surprenant, étant donné le contexte géopolitique plus large du contrat énergétique germano-égyptien avec Siemens. Selon le ministre de l’Électricité de Sissi, ce contrat fait partie des nombreux autres accords poursuivis avec des partenaires occidentaux dans le but d’atténuer la crise de l’énergie en Égypte.

La production interne de pétrole classique en Égypte a atteint un sommet en 1996, et la baisse des recettes de l’État a contraint le dictateur qui a précédé Sissi, Hosni Moubarak, à réduire les subventions alimentaires et pétrolières, ce qui a exacerbé la hausse des prix et déclenché des protestations nationales qui ont abouti aux soulèvements de 2011.

« M. Sissi voit la crise de l’énergie en Égypte comme un risque majeur pour sa présidence », observe le Wall Street Journal, « des pannes de courant fréquentes pendant les mois d’été caniculaires pouvant ébranler la confiance de l’opinion publique en sa capacité à administrer la nation ».

Les bienfaiteurs occidentaux de Sissi sont clairement du même avis. Il y a deux mois, l’Égypte a signé un gros contrat d’une valeur de 12 milliards de dollars avec British Petroleum (BP) et une autre firme énergétique britannique, BG Group, pour développer les ressources de gaz offshore de l’Égypte aux fins de la consommation intérieure. En outre, il y a un an, BG Group a signé un accord non contraignant avec des entreprises opérant en Israël (Nobel Energy et Delek) pour fournir du gaz israélien en Égypte sur une période de quinze ans.

Des sources du secteur industriel confirment qu’Israël envisage d’exporter son gaz vers les marchés internationaux à travers l’Égypte. Un document officiel du représentant du Quartet, Tony Blair, montre également que les planificateurs occidentaux souhaitent que le gaz égyptien et israélien alimente les territoires palestiniens occupés, tandis que les ressources de gaz offshore inexploitées de Gaza Marine pourraient être consacrées aux « ventes de gaz » et être exportées vers d’autres alliés régionaux comme la Jordanie.

Jusqu’à présent, l’Égypte a signé pour un total de 158 milliards de dollars d’accords et de mémorandums d’entente avec des sociétés internationales, dont beaucoup sont axés sur l’énergie.

Outre l’Allemagne, la Grande-Bretagne et Israël, l’Égypte a également signé depuis mars 2015 un contrat d’1,8 milliard de dollars avec la Chine pour développer le réseau de transport d’électricité égyptien, un contrat de 2,4 milliards de dollars avec des entreprises saoudiennes et émiraties pour développer des stations solaires et éoliennes, un contrat de 7 milliards de dollars avec l’Arabie saoudite pour développer une centrale à charbon et un contrat de 5 milliards de dollars avec le géant italien du pétrole Eni pour développer les ressources pétrolières de l’Égypte sur quatre ans.

La « stabilité » au prix de la démocratie

Pendant ce temps, Sissi s’est approprié la rhétorique de la « guerre contre le terrorisme » employée par ses bienfaiteurs occidentaux pour légitimer sa répression brutale de la dissidence politique et de l’activisme dans la société civile.

Alors que Sissi se présente comme un rempart de la stabilité régionale face à la montée de l’extrémisme islamiste, l’Occident s’est empressé de consolider sa tyrannie, principalement par le biais de contrats énergétiques, mais aussi, semble-t-il, en étant directement complice des violations des droits de l’homme commises par Sissi dans son pays pour écraser l’opposition politique.

L’Occident n’a tiré aucun enseignement de la chute de Moubarak, si ce n’est l’idée de continuer à reproduire le même schéma.

Un document de la Maison Blanche soumis le 12 mai et signé par le secrétaire d’État John Kerry fait état d’un soutien à la reprise de l’allocation annuelle américaine d’1,3 milliard de dollars à l’Egypte, sous forme principalement d’aide militaire, malgré une reconnaissance de l’absence de progression vers la démocratie et de la pente « négative » observée par les défenseurs des droits de l’homme en Égypte. Le prétexte avancé est que c’est « important pour l’intérêt des États-Unis en matière de sécurité nationale ».

Par conséquent, le même jour que la libération tardive et sans inculpation d’Ahmed Mansour, les États-Unis ont annoncé le déblocage de 575 millions de dollars d’aide militaire à destination de l’Égypte, principalement pour des contrats de défense existants.

Le même jour, le ministre de l’Intérieur de Sissi, Magdi Abdel Ghaffar, rencontrait les ambassadeurs américain et britannique afin de discuter d’« un certain nombre de questions d’intérêt commun en matière de sécurité ». L’ambassadeur britannique en Égypte, John Casson, a souligné « la volonté [de la Grande-Bretagne] de coopérer avec le ministère égyptien de l’Intérieur pour soutenir les efforts visant à lutter contre la propagation de l’extrémisme et contre les crimes terroristes qui menacent la stabilité des pays du monde entier [...] Nous ne devons pas laisser l’Égypte faire face à ses défis seule ; nous devons prendre des mesures tangibles pour établir un partenariat avec les Égyptiens, qui sont en train de construire un pays plus stable, plus prospère et plus démocratique ».

Une indication de la façon dont cela doit se dérouler apparaît dans le jugement rendu ce lundi par l’Investigatory Powers Tribunal (IPT) du Royaume-Uni, qui a constaté que l’équivalent britannique de la NSA, le Government Communications Headquarters (GCHQ), avait espionné un certain nombre de groupes de défense des droits de l’homme à travers le monde, dont l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne (EIPR). Des experts en protection des données sensibles ont constaté que la décision du tribunal semblait indiquer que ce type d’espionnage d’ONG de défense des droits de l’homme était répandu, en Égypte comme ailleurs.

Ainsi, les États-Unis soutiennent les crimes de Sissi contre son propre peuple avec une aide militaire directe et le reste de l’Occident le renforce dans son pouvoir à travers des contrats énergétiques lucratifs, tout en se faisant le complice de son État policier en persécutant des journalistes et en espionnant les défenseurs égyptiens des droits de l’homme – tout cela au nom de cette expression merveilleuse qu’est la « sécurité nationale ».

Or, l’histoire d’amour entre l’Occident et le tout nouvel État terroriste égyptien ne peut aboutir à la « stabilité ». Elle accentuera les revendications nationales en Égypte et justifiera les appels à la violence, comme seul moyen de contester la dictature de Sissi soutenue par l’Occident.

- Nafeez Ahmed est journaliste d’investigation et auteur à succès. Titulaire d’un doctorat, il s’est spécialisé dans les questions de sécurité internationale, examinant ce qu’il appelle les « crises de civilisation ». Il a obtenu une récompense de la part de l’organisation Project Censored dans la catégorie « Outstanding Investigative Journalism » (« journalisme d’investigation d’exception ») pour un reportage d’investigation, publié par le journal The Guardian, sur l’intersection des crises globales de nature écologique, énergétique et économique et des conflits et géopolitiques régionales. Il a également écrit pour The Independent, Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, Quartz, Prospect, New Statesman, Le Monde diplomatique et New Internationalist. Son travail sur les causes profondes et les opérations secrètes liées au terrorisme international a officiellement contribué à l’établissement de la Commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis du 11 septembre 2001 et à l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet 2005 à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Ahmed Mansour, journaliste d’Al-Jazeera, salue la salle en arrivant à une conférence de presse à Berlin, le 23 juin (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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