La crise canado-saoudienne et le discours occidental sur les « droits de l’homme »
La crise canado-saoudienne suscitée par un tweet de la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, le 2 août dernier, semble déjà oubliée. La ministre s’était dite « très alarmée » par une vague d’arrestations d’activistes saoudiennes. Mais c’est le tweet de l’ambassade canadienne à Ryad, le lendemain, qui avait mis le feu aux poudres. Le gouvernement canadien « exhortait » les autorités saoudiennes à remettre en liberté les activistes arrêtées.
Ryad n’a pas apprécié et a pris des mesures punitives immédiates, expulsant l’ambassadeur canadien à Ryad et annonçant un gel des échanges commerciaux avec le Canada.
L’intérêt médiatique pour cette affaire n’a pas duré plus d’une semaine. La plupart des médias, y compris au Canada, n’ont pas pris la peine d’en faire le suivi, la cote de cette affaire étant tombée à zéro sur la bourse du sensationnalisme. Or, les questions de fond soulevées par cette mini-crise ne disparaîtront pas de sitôt, car les facteurs qui l’ont provoquée restent inchangés.
Mais de quoi s’agit-il exactement ? De gouvernements démocratiques qui se mettent à plat ventre, quand il est question de défendre des droits, pour ne pas perdre quelques contrats, comme les grands médias ont présenté la crise ? Bien que cette dimension en soit un aspect, c’est une autre lecture de cette mini-crise qui nous semble bien plus pertinente.
Les enjeux apparents de la crise
L’Arabie saoudite est un partenaire commercial tout à fait marginal pour le Canada. Les importations en provenance de l’Arabie saoudite se chiffrent à moins de 0,5 % du commerce total, et les exportations vers ce pays à près de 0,20 %. Mais certains secteurs spécifiques en profitent : le Canada vend des véhicules blindés légers à l’Arabie saoudite, et celle-ci envoie des centaines d’étudiants dans les universités canadiennes, payant des frais de scolarité élevés, ce qui permet de renflouer les finances des universités concernées.
Sans l’appui diplomatique de ses alliés occidentaux, le Canada est donc dans une situation relativement vulnérable et risque fort, effectivement, de « se mettre à plat ventre » tout en voulant sauver la face
Le mal infligé au Canada est donc concentré dans des secteurs spécifiques, il est négligeable, mais hautement symbolique. Il s’agit pour Ryad d’envoyer un message fort aux partenaires européens qui ont des échanges autrement plus importants avec le royaume. Et effectivement, l’Espagne et la France ont mis en sourdine leurs critiques, et ont préféré aller de l’avant avec des contrats juteux d’exportation d’armes et de technologie vers le pays du prince héritier Mohammed ben Salmane.
Un autre élément entre dans l’équation : il s’agit des négociations commerciales entre les États-Unis et le Canada. Le contexte de ces négociations a probablement fait sentir à l’Arabie saoudite qu’elle aurait l’appui de Washington dans sa confrontation avec Ottawa. La menace de voir les exportations du Canada vers l’Arabie saoudite diminuer s’ajoute à celle de l’effet des tarifs douaniers que veulent lui imposer les États-Unis.
Sans l’appui diplomatique de ses alliés occidentaux, le Canada est donc dans une situation relativement vulnérable et risque fort, effectivement, de « se mettre à plat ventre » tout en voulant sauver la face.
Une sortie de crise apparemment honorable est d’ailleurs offerte par le ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Joubeir, qui déclarait devant le Conseil américain des relations étrangères fin septembre : « Vous pouvez nous critiquer au sujet des droits humains, des droits des femmes… D’autres le font et c’est votre droit », avant d’ajouter immédiatement : « Mais demander la libération immédiate ? Vous nous prenez pour une république bananière ? […] Nous ne l’acceptons pas ».
La ministre Freeland a répliqué d’un ton conciliant, affirmant qu’elle « était restée en contact régulier avec Adel durant tout l’été. Nous nous appelons sur nos portables ».
L’Arabie saoudite est un partenaire stratégique incontournable, mais gênant. Il faut donc avoir l’air de se dissocier le plus possible de ses excès autoritaires, tout en en faisant une pierre angulaire des intérêts géostratégiques occidentaux dans la région du Moyen-Orient
Les rebondissements de cette affaire ont amené de nombreux observateurs à proposer un récit, devenu dominant, fondé sur deux énoncés : d’une part, les pays occidentaux ont à cœur les droits humains des citoyens des pays arabes dirigés par des régimes autoritaires ; de l’autre, ils font des pressions timides en ce sens mais, réalisme oblige, se mettent à plat ventre et ravalent leurs critiques si elles devaient entraîner des pertes de contrats d’exportation.
La vacuité du premier énoncé est facile à démontrer. Il suffit de rappeler le cas des Palestiniens, victimes de violences quotidiennes et systématiques, avalisées par le silence des puissances de l’OTAN et légitimées par le désir de préserver un prétendu « processus de paix » qui tourne à vide.
Le cas du Yémen est un autre exemple. La tragédie humanitaire, causée par les bombardements de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, y prend des proportions énormes, ce qui n’empêche pas les puissances occidentales de fournir aux agresseurs armes et alibis politiques.
Dans ce contexte, le deuxième énoncé prend un autre sens. Si les gouvernements occidentaux ont l’air de se mettre à plat ventre, il s’agit d’un tout autre calcul d’intérêts. Les enjeux réels sont ailleurs.
Principes, relations publiques et intérêts réels
La caractérisation la plus convaincante de la crise nous semble être la suivante : l’Arabie saoudite est un partenaire stratégique incontournable, mais gênant. Il faut donc avoir l’air de se dissocier le plus possible de ses excès autoritaires, tout en en faisant une pierre angulaire des intérêts géostratégiques occidentaux dans la région du Moyen-Orient.
Les dirigeants de l’Arabie saoudite, et le prince Mohammed ben Salmane en particulier, comprennent l’importance de ce rôle et comptent bien en faire usage pour consolider leur pouvoir en interne
Depuis l’appui apporté au clan des Saoud contre le chérif de la Mecque au lendemain de la Première Guerre mondiale, jusqu’à la confrontation actuelle avec l’Iran, le rôle d’allié géostratégique du royaume d’Arabie saoudite s’est lentement construit sur plus d’un siècle.
Il a été fondamental, dans les années 1950, au début de la guerre froide, pour consolider les régimes monarchiques et conservateurs au Proche-Orient contre les régimes nationalistes, trop enclins à s’allier avec le bloc de l’Est.
On peut aussi interpréter la première guerre du Golfe contre le régime de Saddam Hussein, qui avait transgressé un principe important en envahissant le Koweït, comme un effort majeur de maintien des monarchies pétrolières face à la montée des régimes nationalistes.
On pourrait faire une analyse similaire en ce qui concerne la Syrie, tout en constatant que la brutalité répressive des frères ennemis, en Irak et en Syrie, donnait des justifications sérieuses aux efforts des courants politiques qui voulaient détruire ces régimes.
L’alignement ouvert de l’Arabie saoudite avec la vision américaine de la paix au Proche-Orient, symbolisée par les démarches récentes du beau-fils de Donald Trump, Jared Kushner, vient confirmer et consolider son rôle d’allié incontournable des stratégies des puissances de l’OTAN dans la région.
C’est là que résident les intérêts réels des gouvernements occidentaux, bien plus que sur une prétendue défense des droits humains. Les dirigeants de l’Arabie saoudite, et le prince Mohammed ben Salmane en particulier, comprennent l’importance de ce rôle et comptent bien en faire usage pour consolider leur pouvoir en interne.
Si elles veulent vraiment défendre les droits humains, les puissances de l’OTAN savent très bien quoi faire, en commençant par demander énergiquement à un autre de leurs alliés, Israël, de mettre fin à l’occupation en Palestine
Ceci implique de faire des changements qui ont l’apparence de réformes libérales, sans laisser aux acteurs de la société civile la possibilité d’influencer réellement le sens et la portée réelle de ces réformes. Forts de la conscience de leur rôle incontournable dans les stratégies occidentales, ils peuvent rabrouer ceux qui prétendent leur faire des leçons de morale.
Or, la rhétorique des droits humains et des droits des femmes a été importante dans les stratégies de l’OTAN, qui en ont fait un usage massif pour justifier leurs actions militaires directes en Afghanistan et indirectes en Syrie. Il faut donc avoir l’air de critiquer des régimes comme ceux de l’Arabie saoudite quand il s’agit de droits humains, mais sans s’en distancier vraiment, car ils sont incontournables dans les stratégies occidentales.
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C’est à cet équilibre délicat que doivent se livrer les puissances occidentales. Mais consciente de son importance, l’Arabie saoudite est en mesure d’imposer des lignes rouges à ne pas franchir.
Si les puissances de l’OTAN tentent de se présenter comme vulnérables à cause de leur besoin d’exporter leurs marchandises, il faut leur rappeler que l’Arabie saoudite est leur partenaire stratégique et que si elles veulent vraiment défendre les droits humains, elles savent très bien quoi faire, en commençant par demander énergiquement à un autre de leurs alliés, Israël, de mettre fin à l’occupation en Palestine.
- Rachad Antonius est professeur titulaire de sociologie à l’Université du Québec (Montréal), Canada. Ses publications les plus récentes portent sur les minorités arabes et musulmanes au Canada et au Québec et sur les processus d’interaction avec la société majoritaire, sur leur représentation dans les médias, sur les relations ethniques au Québec, sur le racisme et les discriminations, sur la mesure des inégalités et sur les conflits politiques au Proche-Orient. Vous pouvez le contacter par email : antonius.rachad@uqam.ca.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane et son père le roi Salmane participent à une réunion à La Mecque le 11 juin 2018 (AFP).
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