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La tragédie du Sinaï : entre répression brutale et insurrection armée

L’insurrection du Sinaï s’est profondément transformée depuis quinze ans ; le problème prend notamment sa source dans la crise de réconciliation nationale égyptienne

« Les soldats du Califat de la Province du Sinaï ont détruit 44 kg d’héroïne pure, d’une valeur de 13 millions de livres égyptiennes [1,3 million de dollars]. Ils ont exécuté le trafiquant, un espion au service de l’armée dans le village de Chaybana, au sud de la ville de Rafah », était-il rapporté dans une déclaration agrémentée de photographies publiée par l’agence de presse Amaq le 23 février 2016. La propagande d’Amaq (l’un des médias affiliés à l’organisation État islamique) et le bureau des médias de la Province du Sinaï n’étaient pas si loin de la réalité.

Le Wilayat Sinaï (« Province du Sinaï ») et ses prédécesseurs ont non seulement réussi à tenir face à cinq ans de campagnes de contre-insurrection, mais ils ont également réussi à étendre leur portée géographique, leur capacité tactique militaire, l’intensité et la durée de leurs opérations, leur échelle régionale, la qualité de leur propagande et de leurs moyens de communication, et enfin leur légitimité à exister.

Le Wilayat Sinaï ne restreint pas ses activités aux sphères de l’armée et de la sécurité. Il a aussi porté assistance à des familles pauvres dont la maison avait été rasée par les forces gouvernementales, il s’est attaqué à des trafiquants de cigarettes et de drogue en détruisant leurs réserves, il a imposé la mise en place de points de contrôle dans le centre et la banlieue de villes comme El-Arich, Sheikh Zuweid et Rafah, et, plus récemment, il a envoyé ses membres « prodiguer des conseils » en matière de santé et de morale aux fumeurs de narguilé des cafés d’El-Arich.

Tout comme d’autres provinces dépendant de Daech, la Province du Sinaï publie ses chiffres militaires mensuellement et annuellement. En janvier-février 2016 (période correspondant au mois lunaire de Rabi`a ath-thani de l’année 1437 dans le calendrier hégirien), le Wilayat Sinaï a publié les comptes mensuels de sa « récolte d’opérations militaires », où il déclare avoir détruit 25 véhicules blindés (notamment des chars, des dragueurs de mines et des bulldozers) et tué plus de 100 soldats, parmi lesquels l’armée n’en a officiellement reconnus que 28 en janvier 2016. Selon le Wilayat Sinaï, ceci a pu se faire grâce à un important recours à des bombes artisanales, ou « engins explosifs improvisés » (59 % des opérations), suivi par des assauts de guérilla (20 %) et l’action de tireurs embusqués (12 %). Le reste des dégâts mortels est dû à l’assassinat au corps-à-corps de commandants militaires et d’informateurs (9 %).

L’insurrection du Sinaï s’est profondément transformée au cours des quinze dernières années, avant l’arrivée du Wilayat Sinaï et de ses prédécesseurs de l’Ansar Bayt al Maqdis (les Partisans de Jérusalem, aussi appelés ABM). Elle a changé d’objectif, cherchant à contrôler des régions du nord-est du Sinaï et à tenter d’y vaincre l’armée et les forces de sécurité du régime, en plus de vouloir venger les morts survenues pendant la période de répression par le régime qui a fait suite au coup d’État militaire de juillet 2013, tout en cherchant à affaiblir les forces de l’État au point de les repousser hors du Sinaï.

Cette compétence militaire et cette capacité même à survivre à environ cinq ans de campagnes de l’armée et de ratissages des services de sécurité sont déroutantes, et ce pour plusieurs raisons. Géographiquement parlant, le terrain littoral du nord-est du Sinaï n’est pas très accidenté. La plupart des hautes montagnes du Sinaï, comme les sommets du mont Sainte-Catherine (2 642 m), se trouvent dans le sud de la péninsule, bien loin du noyau dur de l’insurrection. El-Arich, Sheikh Zuweid et Rafah sont des districts côtiers principalement plats qui bordent la Méditerranée et qui ont une population d’environ 300 000 habitants.

On observe des divergences de loyauté au sein de cette population relativement restreinte. Presque tous les clans et tribus du Nord-Est comptent des membres et des partisans de l’insurrection ainsi que des informateurs et des membres armés pro-régime. Ces divisions ne suivent pas de lignes claires séparant ruraux, urbains et bédouins, ou encore tribus ou entités administratives. Chacune de ces catégories comporte des membres dans chaque camp.

Enfin, il n’existe aucun soutien étatique en faveur des insurgés. Parmi les gouvernements régionaux, aucun ne les soutient de manière directe ou systématique, y compris les autorités du Hamas à Gaza. D’un autre côté, l’armée nationale jouit à elle seule d’un rapport de force estimé au bas mot à 500 hommes contre un. Ceci vient s’ajouter au soutien apporté par les États-Unis en termes de financements, d’entraînements, d’équipements et de renseignements, et au soutien israélien dans les domaines du partage de renseignements et de la coordination tactique et opérationnelle.

Les causes de l’insurrection

Cependant, l’insurrection a survécu pour plusieurs raisons. Parmi elles, on compte l’expérience et les compétences accumulées par les insurgés depuis 2003 sur le plan tactique et opérationnel, les politiques répressives de contre-insurrection et de contre-terrorisme menées avec médiocrité et sans distinction par l’État (depuis 1999), les politiques socio-économiques vis-à-vis du Sinaï et leurs répercussions depuis les années 1980, l’environnement sociopolitique – en particulier depuis le putsch de juillet 2013 – et la militarisation des politiques régionales dont on note l’escalade à rythme constant et les instabilités qui en ont résulté dans l’espace sociopolitique.

La situation au Sinaï a de l’importance pour l’Europe pour diverses raisons connues, notamment la stabilité de la région, l’accord de paix de 1979 entre l’Égypte et Israël, la sécurité des alliés et le désir de contrer le terrorisme et l’extrémisme violent. Par conséquent, les gouvernements européens devraient vivement encourager un changement de politique globale au nord du Sinaï.

En ce sens, il faudrait commencer par mettre fin aux stéréotypes négatifs dans les médias à l’égard des habitants de la péninsule. On ne devrait pas traiter le Sinaï comme s’il était simplement une menace géostratégique pour la sécurité du Caire. Le problème du Sinaï prend également ses sources ailleurs, et notamment dans l’actuelle crise de la réconciliation nationale en Égypte, mais aussi dans l’existence d’un environnement politique extrêmement polarisé, dans l’absence d’un mécanisme de résolution sans violence du conflit, dans la brutalité sans précédent des politiques du régime au pouvoir à l’encontre de la dissidence, dans le manque de réforme dans le domaine de la sécurité, et dans la défaillance structurelle des relations entre les secteurs civils et militaires.

En ce qui concerne le Sinaï, cette défaillance évoquée en dernier lieu est particulièrement liée au manque de supervision des pratiques en matière de sécurité nationale, de leur conception à leur mise en pratique, ainsi qu’au manque global de prises de responsabilités des autorités lorsque ces pratiques échouent ou qu’elles aggravent une crise.

Il n’y a jamais eu de refonte totale des politiques militaires et de sécurité au Sinaï. La seule discussion ouverte à avoir eu lieu au sujet du Sinaï s’est passée dans le cadre de la brève période de transition qui a eu lieu entre février 2011 et juin 2013. Elle n’a donné lieu à aucune politique exécutive et s’est éteinte rapidement après le coup d’État de juillet 2013.

Il faut que cela change. En général, les insurrections ne représentent pas de menace majeure pour les gouvernements légitimes et bien institutionnalisés qui font preuve de compétence dans leurs politiques visant à contrer l’insurrection. Ce n’est pas le cas en Égypte, où la légitimité du pouvoir en place est contestée, où les institutions sont corrompues et où les pratiques contre-insurrectionnelles sont à la fois violentes, immorales et inefficaces.

Dans l’ensemble, face à l’échec des mesures de contre-insurrection, on aura certainement besoin de réformes nationales significatives et de nouvelles politiques en Égypte.

- Le Dr Omar Ashour est maître de conférence en Études sur la sécurité auprès de l’université d’Exeter et membre associé de la Chatham House de Londres. Il est l’auteur de The De-Radicalization of Jihadists: Transforming Armed Islamist Movements et Why Does the Islamic State Militarily Endure and Expand? Vous pouvez lui écrire à l’adresse suivante : [email protected].

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (au centre) serrant la main d’un membre de l’armée égyptienne lors d’une visite dans la péninsule du Sinaï le 4 juillet 2015 à la suite d’une vague d’attaques meurtrières perpétrées contre l’armée par des militants qui avaient prêté allégeance à l’État islamique (AFP/PRÉSIDENCE ÉGYPTIENNE).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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