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L’aventure syrienne en Coupe du monde : derrière la beauté du jeu, la brutalité de la politique

L’histoire de l’équipe nationale syrienne est beaucoup plus complexe que celle d’une équipe qui se rassemble et offre unité et divertissement à son peuple

Au final, la distance entre la Syrie et le dernier chapitre de son incroyable campagne de qualification pour la Coupe du monde 2018 était de la largeur d’un poteau. Après 120 minutes éprouvantes d’un match de barrage contre l’Australie à Sydney, les hôtes l’ont emporté avec une marge étroite d’un but, mettant fin à un véritable conte de fées qui a captivé les foules à travers le monde.

On avait là une équipe nationale de football provenant d’un pays ravagé par une guerre civile qui a déplacé plus de cinq millions de ses citoyens, fait près d’un demi-million de morts, tué ou blessé des dizaines de joueurs, jusqu’à cent selon certains.

À LIRE : Dans le monde du football, celui qui a le métier le plus difficile est un Syrien

D’autres ont été arrêtés, torturés, disparus. Quelques-uns ont été réhabilités. Certains joueurs, comme Mohammed Jaddou, capitaine des moins de 17 ans, ont fui dans des bateaux menés par des passeurs transportant dangereusement des familles vers l’Europe continentale, privant le football syrien de son avenir.

Des buts spectaculaires

Dans l’ensemble, la Syrie a joué vingt matchs sur son parcours. Le premier tour des qualifications n’a pas pu être joué à Damas pour des raisons évidentes. Oman – qui s’est habilement positionné en tant qu’intermédiaire économique et politique entre l’Iran et le monde arabe – est intervenu pour les accueillir. Lorsqu’aucune autre nation arabe n’a apporté son soutien pour le second tour, la Malaisie est devenue la résidence temporaire de la Syrie.

Malgré tout, l’équipe a continué de gagner, grâce en grande partie à des buts spectaculaires de dernière minute. Lors du précédent match contre l’Australie à Kuala Lumpur, l’attaquant Omar al-Soma avait inscrit un penalty égalisateur. Il avait également marqué un but plus tôt au cours de ce match. Et voilà qu’à la 120e minute, il avait un coup franc à tirer au bord de la surface de réparation de l’Australie. 

Un but, et le rêve de la Syrie continuait.

Au Moyen-Orient, le football est depuis longtemps à la fois une chance de rassembler autour du drapeau et une distraction face à un effroyable quotidien

Le monde a retenu son souffle tandis qu’il s’approchait du coup franc. Le ballon a eu raison du gardien de but australien, Matthew Ryan, mais pas du poteau. Il s’est fracassé contre lui dans un grand bruit métallique. C’était virtuellement le dernier coup de pied de la partie. Le voyage de la Syrie en Coupe du monde était terminé.

Aussi incroyable qu’ait été leur voyage – et personne ne devrait sous-estimer combien il est difficile de progresser dans la qualification de la zone Asie pour la Coupe du monde en temps normal, encore moins en exil et avec une guerre qui fait rage à domicile –, l’histoire était beaucoup plus complexe que celle d’une équipe se rassemblant et offrant unité et divertissement à son peuple.

Ce n’était certainement pas l’histoire manichéenne de l’outsider qui a pu être écrite au sujet de la course de l’Irak aux Jeux olympiques de 2004 ou de l’incroyable victoire des Lions de Mésopotamie à la Coupe d’Asie de 2007. Comme toujours, la politique a déteint sur le football. Et, comme toujours, un gouvernement n’a pas pu s’empêcher de chercher à bénéficier de la gloire reflétée par les joueurs de son équipe nationale.

Le Syrien Ahmad al-Salih célèbre avec ses coéquipiers un but égalisateur qu’il a marqué contre la Chine (Reuters)

Le pouvoir de propagande du football

Le fait que des gouvernements misent sur le pouvoir de propagande du football n’est pas nouveau. La junte argentine avait investi de l’argent et du capital politique – ainsi que de présumés pots-de-vin et des pressions – pour s’assurer qu’elle accueillerait et remporterait la Coupe du monde en 1978. Au Moyen-Orient, le football est depuis longtemps à la fois une chance de rassembler autour du drapeau et une distraction face à un effroyable quotidien.

L’Égyptien Hosni Moubarak était passé maître en la matière, mobilisant le pays et les médias derrière les Pharaons au cours de la campagne réussie de 1989 pour atteindre la Coupe du monde de football de 1990 en Italie. Le dernier match, qui leur permit de se qualifier, contre l’Algérie, fut surnommé « La Bataille du Caire » suite à des émeutes dans les tribunes et sur le terrain.

Le médecin de l’équipe égyptienne perdit un œil dans la confrontation, dont fut tenue pour responsable la légende algérienne Lakhdar Belloumi qui, pendant des années, se trouva sous le coup d’un mandat d’arrêt international à cause de cet incident. Il a toujours nié sa responsabilité.

Dans le Golfe, en particulier en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les princes assistent aux matches, qui offrent une soupape de décompression à la jeunesse

Vingt ans plus tard, Moubarak remit cela. L’Algérie se déplaça à nouveau au Caire pour un match décisif, bien que le mandat d’arrêt de Belloumi eût été abandonné. La semaine précédente, les médias égyptiens avaient dépeint le match comme une guerre. Le bus de l’équipe algérienne fut attaqué à leur arrivée, plusieurs joueurs furent blessés. Les médias égyptiens prétendirent qu’il s’agissait d’un canular, mais la scène avait été filmée par la chaîne française Canal +.

Moubarak et ses deux fils – alors en position d’héritiers – rendirent visite à l’équipe avant le match. Un but égyptien à la 96e minute déclencha le chaos dans le stade international du Caire et des émeutes à l’extérieur. Des fans algériens furent attaqués. Et les matchs éliminatoires avaient dû être joués en terrain neutre, au Soudan. 

Alaa Moubarak, le fils aîné du président, fut envoyé au match à Khartoum, mais l’Algérie mit une raclée aux Égyptiens, ce qui provoqua d’autres émeutes. Alaa accorda un entretien à la télévision égyptienne alors qu’il était au Soudan, tentant de s’échapper et visiblement terrifié. Bien entendu, plus d’un an plus tard, les trois hommes se retrouvèrent en prison à la suite du Printemps arabe.

Le général Abdel Fattah el-Sissi, évidemment, a bouclé la boucle lorsqu’il a rendu visite à l’équipe nationale égyptienne après sa qualification historique pour la Russie 2018.

Un outil utile pour les dictateurs

Tous les gouvernements du Moyen-Orient ont essayé de coopter le football pour diverses raisons, mais la composante de base est toujours la même. En Palestine, l’équipe nationale de football est d’une importance capitale à Ramallah et à Gaza. Elle bénéficie d’un soutien au plus haut niveau. Jibril Rajoub, l’un des membres les plus haut gradés du Fatah, potentiel successeur de Mahmoud Abbas, est le président de l’Association de football.

L’équipe nationale est l’une des rares entités à brandir le drapeau palestinien sur la scène internationale.

En Irak, l’équipe nationale est un symbole d’unité particulièrement rare et véritablement populaire. L’équipe comprend des joueurs chiites, sunnites et kurdes. Dans le Golfe, en particulier en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les princes assistent aux matches, qui offrent une soupape de décompression à la jeunesse.

Il ne fait aucun doute que l’effusion d’amour pour l’équipe syrienne dans les zones contrôlées par le gouvernement comme dans celles contrôlées par les rebelles est bien réelle

En Libye, l’équipe nationale a toujours été l’équipe de Kadhafi. Même si, c’est bien connu, il n’aimait pas ce sport, ses fils dirigeaient l’Association de football et la contrôlaient. C’est l’une des raisons pour lesquelles Saadi Kadhafi, un joueur extrêmement moyen, a réussi tant bien que mal à jouer pour l’équipe nationale et à Pérouse en série A italienne avant d’être banni pour prise de substances dopantes.

Lorsque le Printemps arabe a atteint la Libye, on s’attendait à ce que l’équipe nationale montre son allégeance au leader sur la scène africaine. Ce que beaucoup ont fait, jusqu’à ce que la guerre consume l’ensemble du pays et que Kadhafi s’enfuit de Tripoli. Les joueurs qui l’avaient soutenu ont eux aussi abandonné l’équipe.

Une fan de l’équipe de football syrienne brandit le drapeau syrien (Reuters)

Unité, force, diversion

Le sport en général, et le football en particulier, est un moyen de stimuler le patriotisme et, dans certains cas, le nationalisme – un outil utile pour tout dictateur. Dans les premiers mois de la guerre, peut-être de manière compréhensible, le régime syrien n’était pas particulièrement intéressé par le football. En fait, celui-ci avait fait l’objet d’un désastre de propagande.

Lorsque l’équipe des moins de 23 ans fut à deux doigts de se qualifier pour les Jeux olympiques de 2012, peu souhaitèrent parler des joueurs qui avaient participé, mais plutôt d’un joueur qui ne l’avait pas fait.

Jihad Qassab, l’ancien capitaine de l’équipe nationale, aurait été torturé à mort en 2016

L’ancien gardien de l’équipe, Abdulbaset al-Sarout, connu comme le « gardien de but chantant de Homs », avait quitté l’équipe et était devenu un symbole de la révolution, survivant à plusieurs tentatives d’assassinat.

Au final, la Syrie loupa les JO d’été de 2012 à Londres et les choses empirèrent lorsque le chef du Comité national olympique syrien, le général de brigade Mowaffak Joumaa, se vit interdire l’accès aux jeux à cause de sa proximité avec le régime d’Assad.

Menaces du gouvernement

Lorsqu’ont commencé les qualifications pour la Coupe du monde 2018 en Russie, les meilleurs joueurs de la Syrie choisirent de ne pas jouer pour une équipe qui représentait ce qu’ils considéraient comme un régime illégitime.

Parmi ceux qui refusèrent de jouer, le cas le plus médiatique fut celui de Firas al-Khatib, considéré par beaucoup comme le meilleur joueur syrien de tous les temps. Omar al-Soma était absent de l’équipe depuis 2012 également. Le gardien de l’équipe nationale, Mosab Balhous, avait été emprisonné au début du conflit, accusé d’avoir aidé à abriter des rebelles. Les anciens joueurs n’étaient pas à l’abri.

Jihad Qassab, l’ancien capitaine de l’équipe nationale, aurait été torturé à mort en 2016.

Mais au fur et à mesure que la campagne avançait et que le succès de la Syrie commençait à se faire connaître, le régime chercha à en profiter. Lors de la conférence de presse précédant un match de qualification, l’entraîneur Fajr Ibrahim et Osama Omari se présentèrent avec des tee-shirts blancs arborant des photos d’Assad. « Il est notre président, c’est à nous », déclara Ibrahim. Même les groupes d’âges inférieurs étaient devenus utiles. En dépit de la guerre, les équipes syriennes de jeunes avaient prospéré.

Elles se sont qualifiées pour plusieurs tournois régionaux, atteignant les quarts de finale de presque chacun d’entre eux dans les catégories des moins de 16 ans, 19 ans et 23 ans. Mohammed Jaddou, le capitaine de l’équipe des moins de 17 ans, qui a fui en bateau en Italie puis en Allemagne, faisait partie de l’équipe qualifiée pour la Coupe du monde des moins de 17 ans au Chili en 2015.

Le succès de l’équipe a présenté un dilemme moral. Restez-vous en dehors ? Ou aidez-vous, sachant que l’équipe peut faire du bien aux hommes et aux femmes de votre pays ?

Il a soutenu l’équipe nationale, même à l’étranger, mais jouer pour la Syrie a fait de lui une cible tant pour les rebelles que pour le gouvernement. « Le gouvernement menaçait de mettre fin à ma carrière et de me punir si je ne me présentais pas à un camp d’entraînement », m’a-t-il dit en 2015. « Ils ont également menacé de me traiter de déserteur si jamais je quittais l’équipe. »

Lorsque les forces gouvernementales syriennes, avec l’aide de la Russie, ont réaffirmé leur contrôle sur de grandes portions du pays, de nombreux joueurs et anciens joueurs ont été confrontés à une décision difficile concernant leur avenir, et beaucoup sont revenus. Mosab Balhous a ensuite été libéré de prison et, étonnamment, autorisé à rejoindre l’équipe nationale.

Il a même serré la main du président Bachar al-Assad lorsque l’équipe a été invitée au palais présidentiel après la victoire de la Syrie dans le championnat d’Asie de l’Ouest 2012, leur premier trophée. Balhous a été brièvement capitaine et a joué dans la démolition 6-0 de l’Afghanistan par la Syrie dans leur match d’ouverture aux éliminatoires pour la Coupe du monde 2018. Il a ensuite pris sa retraite et est désormais entraîneur à Oman. 

Un dilemme moral

Toutefois, les retours les plus frappants ont été ceux de Firas al-Khatib et Omar al-Soma, deux hommes dont les performances ont porté la Syrie à un autre niveau. Al-Khatib, on le comprend, s’est montré réticent à parler de la raison de son retour, mais il a exprimé sa désillusion vis-à-vis des différents acteurs du conflit. « Quoi qu’il arrive, douze millions de Syriens m’aimeront », a-t-il affirmé à ESPN dans une déclaration passée à la postérité. « Et douze millions voudront me tuer. »

Le succès de l’équipe a présenté un dilemme moral. Restez-vous en dehors ? Ou aidez-vous, sachant que l’équipe peut faire du bien aux hommes et aux femmes de votre pays ?

Et ceci avant même de considérer ce qui se trouve sous la surface. Plusieurs joueurs de l’équipe nationale érythréenne, par exemple, m’ont confié qu’ils craignaient de parler du gouvernement même après leur fuite, de peur que leurs familles ne soient prises pour cible.

À LIRE : Maintenant qu’Assad a gagné la guerre, les activistes syriens espèrent gagner la paix

Il ne fait aucun doute que l’effusion d’amour pour l’équipe syrienne dans les zones contrôlées par le gouvernement comme dans celles contrôlées par les rebelles est bien réelle. Tout comme le soutien de certains au sein de la communauté des réfugiés, qui auraient peut-être la plus grande raison de se montrer méfiants. Certains, cependant, sont loin de partager cet enthousiasme.

Le hashtag « Équipe des bombes barils » était tendance après le match contre l’Australie. C’était sans nul doute aussi un coup de pub pour Assad. Comme l’a tweeté Oz Katerji, journaliste et activiste pro-opposition bien connu : « Ne présentez pas cela comme un triomphe ‘‘envers et contre tous’’, la route vers Sydney a été pavée de trop de sang pour qu’on l’ignore. »

La suite dira si la Syrie parviendra à répéter cet exploit incroyable sur le terrain. Un grand nombre de jeunes joueurs ont déjà fui le pays, et les joueurs qui ont changé d’avis et décidé de jouer, comme al-Khatib, continueront-ils à être réhabilités comme Mosab Balhous ? L’avenir de la Syrie, sur le terrain et à l’extérieur, est aussi compliqué que son présent.

- James Montague a couvert l’actualité sportive, politique et culturelle dans plus de 50 pays pour le New York Times, CNN.com, GQ, World Soccer, The Blizzard, The Guardian, New Statesman, Esquire et Bleacher Report, entre autres. Ses reportages radio peuvent également être entendus dans le programme World Football Show de la BBC World Service. Il a publié trois livres et est rédacteur fondateur de Delayed Gratification, la première publication de slow journalisme au monde.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Une supportrice syrienne agite le drapeau de son pays (Reuters).

Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire. 

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