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Le meurtre de Khashoggi met en exergue le climat de répression au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

En cette Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes, l’assassinat de Jamal Khashoggi il y a un mois ne peut que décupler l’inquiétude des reporters et des chroniqueurs dans la région

Le monde n’a pas encore accepté le meurtre brutal du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, tué au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre. Bien que le gouvernement saoudien ait d’abord fermement nié que son meurtre était prémédité, et bien que Khashoggi ait critiqué les autorités saoudiennes sans jamais inciter à un changement de régime, il est clair qu’il a été puni par les dirigeants saoudiens.

Le sort de Khashoggi a choqué la communauté internationale, mais il n’est pas la seule victime d’opinion au Moyen-Orient.

La principale cible

Des milliers de personnes ont été tuées, agressées, menacées, harcelées et emprisonnées pour leurs opinions à travers le Moyen-Orient. Les journalistes sont souvent les cibles principales de cette répression de la liberté d’expression. Rien que cette année, des journalistes ont été arrêtés, agressés ou tués délibérément dans plusieurs pays de la région, de l’Arabie saoudite au Yémen en passant par l’Égypte et au-delà. Sur les quarante-cinq journalistes tués cette année de par le monde en faisant leur travail, treize décès sont survenus en Syrie, au Yémen, en Palestine/Israël, en Libye et en Arabie saoudite.

Les informations divulguées sur le meurtre de Khashoggi sont peut-être bien plus horribles que celles d’autres cas rapportés. Mais même si d’autres ont été réduits au silence de manière moins atroce, la motivation est la même : les points de vue alternatifs ne sont généralement pas tolérés par les pouvoirs en place dans la région.

Triste ironie du sort, au début du mois de janvier, Khashoggi lui-même avait annoncé dans sa chronique pour le Washington Post l’arrestation du journaliste saoudien Saleh al-Shehi, qui avait commenté lors de son passage sur la chaîne Rotana en décembre 2017 les privilèges économiques dont jouissent les proches de la cour royale saoudienne.

Rien que cette année, des journalistes ont été arrêtés, agressés ou tués délibérément dans plusieurs pays de la région, de l’Arabie saoudite au Yémen en passant par l’Égypte et au-delà

Selon Reporters sans frontières (RSF), au moins quinze autres journalistes étaient emprisonnés par les autorités saoudiennes à peu près au même moment.

Plus tard en janvier, de nouvelles informations faisant état d’agressions contre des journalistes sont parvenues de Bagdad, où le bureau de la chaîne d’information par satellite Dijlah a été incendié par des assaillants inconnus ; du Yémen, où des soldats ont fermé le bureau d’Al Jazeera à Ta’izz ; et du Soudan, où sept journalistes ont été arrêtés après avoir couvert des manifestations contre l’inflation à Khartoum.

Ces cas font suite aux affaires en cours de journalistes en détention depuis des années, tels que le photographe Mahmoud Abu Zeid (alias Shawkan), emprisonné en Égypte depuis plus de cinq ans pour avoir pris des photos pendant le massacre de Rabia.

Une menace pour la sécurité nationale

Il existe des similitudes entre les différentes affaires. Les journalistes et les médias sont des cibles pour les factions belligérantes participant à des conflits actifs.

Au Yémen, en février, les forces de sécurité basées dans l’Hadramaout ont arrêté le journaliste Awad Kashmeem – qui avait dirigé la publication pro-gouvernementale November 30 – après qu’il eut critiqué « la conduite de la campagne militaire des forces de la coalition dans la province » dans un message Facebook. En juin, un autre journaliste yéménite, Anwar al-Rakan, est mort sous la torture alors qu’il était détenu par les Houthis.

Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi s’exprime lors d’un événement organisé par le Middle East Monitor à Londres, le 29 septembre 2018, peu avant son assassinat (Reuters)

En Syrie, les journalistes sont vulnérables à la fois face au régime et face aux groupes rebelles. Les frappes aériennes russes et du régime ont tué un certain nombre d’entre eux, comme le photojournaliste Ahme Azize, décédé lors d’une attaque sur l’ouest d’Alep en août dernier.

En juillet, la Brigade du nord de l’Armée syrienne libre a arrêté trois journalistes d’Arab24, tandis que Hayat Tahrir al-Cham a arrêté un journaliste de l’agence de presse pro-opposition Qasioun dans l’ouest de la ville d’Idleb.

Des violences similaires sont infligées à des journalistes en Libye, à l’instar de Musa Abdul Kareem, qui a été enlevé puis abattu à Sabha après avoir publié des informations sur les enlèvements dans la ville.

Les autorités visent également les journalistes qui couvrent la corruption des gouvernements. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) a par exemple documenté une série de mesures adoptées par le gouvernement soudanais pour censurer une telle couverture médiatique.

Autre facteur à l’origine du ciblage des journalistes : leurs reportages sur des événements que les gouvernements veulent minimiser, tels que les manifestations

Autre facteur à l’origine du ciblage des journalistes : leurs reportages sur des événements que les gouvernements veulent minimiser, tels que les manifestations. Ce fut le cas en Irak où, entre juillet et septembre, plusieurs journalistes ont été agressés ou arrêtés alors qu’ils couvraient des manifestations anticorruption.

La Turquie, après l’échec de la tentative de coup d’État de 2016, est devenue pour sa part le plus grand geôlier de journalistes au monde. En mai, Amnesty International observait : « Pour les journalistes, la Turquie devient un cachot ». 

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De même, au Maroc, deux journalistes ont été condamnés à une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement pour avoir couvert les manifestations du hirak l’été dernier dans la ville d’Al Hoceima. Le discours officiel justifiant leur condamnation est que leurs reportages constituaient une menace pour la sécurité nationale. Le Maroc a également l’habitude d’expulser des journalistes du Sahara occidental occupé. 

Des mesures draconiennes

L’excuse de la sécurité nationale sert à justifier les vastes mesures draconiennes prises par les gouvernements pour réduire l’espace d’expression. L’Égypte a ainsi annoncé que quiconque ayant 5 000 abonnés ou plus sur les réseaux sociaux est désormais juridiquement un « radiodiffuseur », passible de poursuites pour des accusations telles que la diffusion de fausses informations et la communication avec des agents étrangers hostiles.

En août, le blogueur satirique égyptien connu sous le nom de Khorm – qui compte environ 75 000 abonnés sur Twitter – a été accusé de communication avec Amnesty International et Human Rights Watch.

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Avant lui, des accusations similaires avaient été portées contre le blogueur Wael Abbas, connu pour ses informations sur les violences commises par la police égyptienne. Ce qui rend la situation particulièrement alarmante en Égypte est que ce type d’accusations permet aux journalistes d’être condamnés par des tribunaux militaires, comme ce qui est arrivé à Ismail Alexandrani, condamné à dix ans de prison à la suite de ses reportages sur les mouvements islamistes et les affrontements dans la péninsule du Sinaï.  

Manifestation en faveur de la liberté d’expression suite aux convocations de plusieurs personnalités publiques pour leurs commentaires sur les réseaux sociaux, à Beyrouth le 24 juillet 2018 (AFP)

Même les pays du Moyen-Orient généralement connus pour avoir un plus grand espace de liberté d’expression que d’autres s’attaquent aux journalistes et même aux simples citoyens. Depuis l’année dernière, le tribunal libanais des publications a condamné plusieurs journalistes pour diffamation et diffusion de fausses informations, en plus d’avoir arrêté plusieurs personnes pour avoir publié des contenus « offensants » sur les réseaux sociaux.

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Ensemble, ces affaires brossent un tableau alarmant des sphères publique et médiatique au Moyen-Orient. L’assassinat de Khashoggi ne peut que décupler l’inquiétude des reporters et des chroniqueurs de la région. Qu’ils soient alignés sur le gouvernement ou non, les organisations médiatiques et leur personnel sont vulnérables et même les critiques constructives ne sont souvent plus tolérées.  

- Lina Khatib est à la tête du programme Moyen-Orient/Afrique du Nord du think tank Chatham House. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @LinaKhatibUK

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : des journalistes palestiniens tiennent une banderole avec les photos de deux journalistes récemment tués à Gaza et portant la mention « Cessez de cibler et d’assassiner des journalistes » lors d’une manifestation organisée par le syndicat des journalistes palestiniens devant le check-point de l’armée israélienne à Beit El, près de Ramallah, en Cisjordanie, le 6 mai 2018 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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