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Algérie : l’image qui a fait élire Abdelmadjid Tebboune

Évincé pour avoir voulu combattre la corruption, lâché par son propre parti, Abdelmadjid Tebboune peut aujourd’hui savourer sa revanche. Mais il se retrouve face à un défi gigantesque : remettre en marche un pays divisé
Abdelmadjid Tebboune s’apprête à déposer son bulletin de vote dans la capitale Alger, le 12 décembre 2019 (AFP)

La scène se passe au cimetière d’El Alia, le 29 juillet 2017. Une foule nombreuse assiste aux funérailles de Redha Malek. Le défunt est un homme au parcours remarqué. Ancien Premier ministre, ancien membre du Haut-Comité d’État (HCE), mais surtout ancien directeur général du journal El-Moudjahid durant la guerre d’Algérie et membre de la délégation qui a négocié les accords d’Évian, Redha Malek faisait partie des idéologues qui ont forgé le FLN des premières décennies de l’indépendance.

À quelques mètres de là, le Premier ministre Abdelmadjid Tebboune apparaît seul, la mine renfrognée. Comme si personne ne voulait lui parler, ou être vu en sa compagnie

Anti-islamiste intransigeant, il a été, plus tard, l’une des figures civiles de la lutte antiterroriste. En 1994, lors des funérailles de l’homme de théâtre Abdelkader Alloula, il avait notamment prononcé une célèbre formule – « la peur doit changer de camp » – qui avait marqué un durcissement remarqué de la guerre contre le terrorisme.

Le moment est solennel, à la mesure de l’envergure de l’homme, même si sa participation au pouvoir dans les années 1990 a suscité une grande controverse. Tout le gotha d’Alger est là. Hauts responsables, moudjahidine, généraux, ministres et dignitaires du régime se bousculent dans les allées du cimetière d’El Alia.

Dans une atmosphère aussi chargée, les caméras immortalisent une scène qui va faire l’actualité pendant plusieurs semaines. On voit Saïd Bouteflika, frère et conseil du président Bouteflika, régent de fait du pays, plaisanter avec Ali Haddad, président du Forum des chefs d’entreprises (FCE), un des oligarques les plus en vue, financier et collecteur de fonds pour les campagnes électorales d’Abdelaziz Bouteflika.

À quelques mètres de là, le Premier ministre Abdelmadjid Tebboune apparaît seul, la mine renfrognée. Comme si personne ne voulait lui parler, ou être vu en sa compagnie.

Arrogance des riches et puissants

Ali Haddad fait alors l’objet d’une violente campagne engagée par le tout nouveau Premier ministre Abdelmadjid Tebboune, nommé à ce poste le 24 mai 2017 pour succéder à Abdelmalek Sellal. Dans une déclaration remarquée, Abdelmadjid Tebboune avait affiché son intention de s’attaquer aux forces de l’argent, affirmant sa volonté de séparer l’argent de la politique.

Comment un homme du sérail, nommé à la tête du gouvernement sous Abdelaziz Bouteflika, pouvait-il adopter une démarche qui tranche autant avec la politique suivie jusque-là ?

La déclaration avait surpris. Comment un homme du sérail, nommé à la tête du gouvernement sous Abdelaziz Bouteflika, pouvait-il adopter une démarche qui tranche autant avec la politique suivie jusque-là et, surtout, avec les mœurs qui s’étaient développées dans les cercles du pouvoir et du monde de l’argent ?

De plus, Abdelmadjid Tebboune n’était pas particulièrement connu pour des attitudes rebelles ou pour une opposition affichée à la corruption. C’était un homme plutôt docile, à la limite de l’obséquieux, ce qui cadre parfaitement avec la longue carrière qu’il a faite dans l’administration locale, notamment au poste de wali (préfet), puis comme ministre.

Il a en effet passé une vingtaine d’années à des postes ministériels, et son passage au ministère de l’Habitat à deux reprises l’a amené à gérer des sommes colossales avec les chantiers du million de logements lancés à deux reprises par le président Bouteflika.

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Deux semaines plus tard, Abdelmadjid a été renvoyé, après moins de trois mois à la tête du gouvernement. L’opinion a été choquée. L’image de ce qui s’est passé au cimetière d’El Alia s’est imposée à tous : le président de la République ne peut se déplacer pour l’enterrement d’un compagnon ; le frère du président et l’oligarque le plus en vue plaisantent dans un moment aussi solennel ; la complicité qu’ils affichent est perçue comme un défi au gouvernement ; l’arrogance perçue dans leur attitude provoque une véritable onde de choc.

Dès lors, Abdelmadjid Tebboune, qui paraissait comme un personnage plutôt terne, avec une fin de carrière proche, a acquis une brusque notoriété. Alors qu’il a passé près de 45 ans dans l’administration et au gouvernement, il apparaît, pour une partie de l’opinion, comme une victime des réseaux de l’argent et de la corruption. Certains voient même en lui le futur héros de la lutte anti-corruption.

Tebboune élu, ses adversaires en prison

Aujourd’hui, Abdelmadjid Tebboune peut savourer sa revanche. Alors qu’il a été élu à la présidence de la République avec 58 % des voix dès le premier tour, ce jeudi 12 décembre, les deux hommes qui le regardaient de haut au cimetière d’El Alia sont en détention : Saïd Bouteflika condamné à quinze ans de prison, Ali Haddad condamné deux fois, dans l’attente de nombreux autres procès pour des affaires de corruption.

L’attachement de nombre d’Algériens à l’État et à certaines valeurs, comme la probité, reste puissant. Tout ceci semble avoir joué fortement en faveur de M. Tebboune

Celui qui a précédé M. Tebboune au Premier ministère et celui qui lui a succédé, Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, ont été eux aussi condamnés à de lourdes peines de prison, respectivement quinze et douze ans, à la faveur d’un procès retentissant organisé à la veille de la présidentielle, le tout dans le cadre d’une campagne anti-corruption sans précédent menée au pas de charge par le général de corps d’armée Gaïd Salah.

Période de doutes

La candidature d’Abdelmadjid Tebboune à la présidentielle a pourtant été chaotique à certains moments. D’une part, un de ses fils est actuellement en détention, dans le cadre d’une affaire de blanchiment d’argent. D’autre part, des frictions sont apparues dans son équipe de campagne, aboutissant au départ de son premier directeur de campagne, Abdelkader Baali, un diplomate chevronné qui a notamment été ambassadeur à Washington.

Enfin, M. Tebboune a été lâché par son propre parti, le FLN, dont il était pourtant membre du comité central. À la veille du scrutin, le FLN, qui ne présentait pas de candidat, a choisi de soutenir Azzedine Mihoubi, président du RND. Celui-ci a obtenu 7,26 % des voix, alors qu’il était soutenu par les deux principaux partis de l’Alliance présidentielle, qui écrasent la représentation parlementaire.

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Toutes ces péripéties ont fait douter de la viabilité de la candidature de Tebboune, pourtant présenté il y a quelques mois comme le candidat de l’armée. Nombre d’analystes ont d’ailleurs changé leurs prévisions, affirmant qu’Azzedine Mihoubi était le nouveau candidat du pouvoir.

Les erreurs d’appréciation se sont d’ailleurs multipliées tout au long de la campagne électorale. Le taux de participation, qui s’est élevé à 39,83 %, avait été sous-estimé. Dans certains bureaux de vote à l’intérieur du pays, la participation a atteint 70 %.

La campagne contre le vote, notamment sur les réseaux sociaux, a eu un effet inverse à celui attendu. L’attachement de nombre d’Algériens à l’État et à certaines valeurs, comme la probité, reste puissant. Tout ceci semble avoir joué fortement en faveur de M. Tebboune, élu à l’issue d’un scrutin fortement contesté, dans un contexte très particulier, mais qui se retrouve face à un défi gigantesque : remettre en marche un pays divisé, déstructuré, avec des institutions faibles et une économie à bout de souffle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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