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Décès d’Abderrahman Youssoufi : le leader socialiste humilié par la monarchie marocaine

L’ex-opposant de gauche rallia Hassan II pour tenter en vain une « transition démocratique ». Mohammed VI lui préféra un technocrate du sérail. Fin des illusions
L’ancien Premier ministre marocain (1998-2002) Abderrahman Youssoufi est décédé dans la nuit de jeudi à Casablanca (AFP)
L’ancien Premier ministre marocain (1998-2002) Abderrahman Youssoufi est décédé dans la nuit de jeudi à Casablanca (AFP)

Abderrahman Youssoufi est décédé dans la nuit de jeudi 28 mai à Casablanca, à l’âge de 96 ans, des suites d’une longue maladie. En raison des dispositions de l’état d’urgence sanitaire actuellement en place pour enrayer l’épidémie de COVID-19, les autorités ont restreint l’accès au cimetière et à son périmètre.

Certains fidèles du leader socialiste espéraient avoir droit à des obsèques nationales, afin de rendre un hommage populaire à l’ex-opposant à Hassan II. Une aubaine pour le régime qui n’avait pas intérêt à voir de grandes foules accompagnant un leader populaire jusqu’à sa dernière demeure.

Abderrahman El Youssoufi : quelques dates clés

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  • 8 mars 1924 : Abderrahman El Youssoufi voit le jour à Tanger, en pleine guerre du Rif entre puissances coloniales et tribus locales, dans un climat de militantisme familial.
  • Début des années 1950 : après des études en France, il rentre à Tanger, où il devient avocat, tout en s’engageant dans le mouvement de résistance à l’occupation.
  • 1959 : quelques années après l’indépendance, il quitte le parti Istiqlal pour participer à la création de l’Union nationale des forces populaires (UNFP). Aux côtés du socialiste Mehdi Ben Barka, il devient l’un des principaux opposants au régime du roi Hassan II.  
  • 1965 : après l’assassinat de Ben Barka, il part à Paris pour participer à l’organisation du procès et entame alors quinze ans d’exil en France. Durant cette période, où il est très actif dans de nombreuses ONG des droits humains, il est poursuivi par contumace pour complot et condamné à la peine capitale au Maroc.
  • 1978 : il devient membre du bureau politique de l’Union socialiste des forces populaires (USFP, anciennement UNFP).
  • Août 1980 : il est gracié et rentre au Maroc. Après la mort d’Abderrahim Bouabid, patron de l’USFP, en 1992, il en devient le premier secrétaire.
  • 4 février 1998 : après les législatives de 1997 remportées par l’USFP, Abderrahmane El Youssoufi est nommé Premier ministre du gouvernement dit de l’« alternance » (1998-2002).
  • 2002 : après les élections législatives du 27 septembre, remportées par l’USFP, le roi Mohammed VI préfère écarter l’USFP en nommant au poste de Premier ministre un technocrate, Driss Jettou.
  • 28 octobre 2003 : El Youssoufi démissionne de son poste de premier secrétaire de l’USFP et quitte la scène politique pour s’installer à l’étranger.
  • 28 mai 2020 : Abderrahman El Youssoufi décède à Casablanca, à l’âge de 96 ans.

Dans le même temps, les médias et les réseaux sociaux ont été assaillis par des commentaires apologiques et des témoignages révérencieux envers un personnage politique somme toute mystérieux, introverti et peu communicatif.

En effet, depuis quelques jours, les journalistes de cour et des apôtres aigris se plaisent à publier des portraits élogieux du leader socialiste, tout en évitant, soigneusement d’ailleurs, de revenir sur les points de friction qui ont émaillé le parcours remarquable de l’homme politique.

Certains se sont précipités pour sortir leurs albums photo, espérant ainsi exhiber un cliché pris à côté de l’ex-opposant au régime. D’autres se sont livrés à un triste concours de surenchères pour désigner celle ou celui qui connaissait personnellement Abderrahman Youssoufi. Un journaliste proche des cercles du pouvoir s’est même targué d’avoir eu le privilège de déjeuner avec le défunt ! Comme si le fait d’avoir approché de près l’homme politique pourrait hisser le commun des mortels au rang escarpé des surhommes, des héros ou des saints.

Dans le registre des substantifs utilisés pour désigner le leader socialiste, on a eu droit à tout ou presque : le « symbole éternel de la gauche marocaine », un « homme au destin exceptionnel », le « dernier des grands » ; ce qui sous-tend qu’il ne reste ici-bas que de « petits hommes » !

D’autres, comme Ali Bouabid, le fils de l’ex-chef de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), Abderrahim Bouabid, n’a pas hésité à qualifier, sur sa page Facebook, Abderrahman Youssoufi de « moudjahid » (un combattant pour la foi musulmane), alors que l’homme se présentait comme un progressiste invétéré du marxisme.

Domination symbolique

Sans vouloir nier les qualités remarquables de maître Youssoufi, ce dernier demeure, avant tout, un homme politique qui choisit de sortir de l’opposition et d’adhérer à un gouvernement de « réconciliation » avec le régime en place. Avec tout ce que cela implique en matière de responsabilité politique et éthique.

Dans cette perspective, on ne peut pas rester indifférent au discours officiel du chef de l’État en de pareilles circonstances. Dans un message de condoléances adressé à la veuve du défunt, Hélène Youssoufi, datant du 29 mai, le roi Mohammed VI a tenu des propos éminemment politiques, soigneusement drapés dans les règles de bon usage de Dar el-Makhzen (la maison royale).

Abderrahman Youssoufi demeure, avant tout, un homme politique qui choisit de sortir de l’opposition et d’adhérer à un gouvernement de « réconciliation » avec le régime en place. Avec tout ce que cela implique en matière de responsabilité politique et éthique

Le roi a ainsi commencé son message en marquant une distance hiérarchique différenciée vis-à-vis d’un leader politique de taille (pour ne pas dire adversaire), comme suit : « Sa disparition constitue une perte considérable, non seulement pour sa famille, mais aussi pour son pays, le Maroc… »

C’est donc en termes de coûts (et de bénéfices) que le roi a choisi de décrire ce moment historique majeur dans la vie politique marocaine. Ce qui révèle le fond de sa pensée, à savoir un mode de rationalité utilitaire à l’égard d’un homme politique de premier plan qui, au passage, n’est plus considéré comme un opposant au régime alaouite.

Bien au contraire, le souverain n’a pas manqué de glisser subrepticement dans le message de condoléances une formule politique lourde de conséquences, en rajoutant ceci : « Mû par un dévouement ardent au service des intérêts supérieurs de la patrie, il a toujours témoigné un attachement inébranlable au glorieux trône alaouite, un loyalisme sans faille aux symboles sacrés et aux constantes de la nation. »

Du haut de son statut de roi, fondé sur les liens de la beyaa (acte d’allégeance au souverain que signa Abderrahman Youssoufi en 1999), Mohamed VI s’est arrogé de fait le droit de reconsidérer le statut antérieur de l’ex-opposant progressiste en estimant, à tort d’ailleurs, que ce dernier avait « toujours été attaché au trône… » !  

Le « bon vouloir » du prince

Dans cette démonstration de domination symbolique, le roi a relégué le farouche opposant à la monarchie à un rang inférieur même après sa disparition. Désormais, ce dernier est présenté comme un serviteur de la patrie (et non de la société), un sujet du roi (et non un chef de gouvernement) et un partisan de la nation « musulmane » (et non pas d’un État moderne et laïc).

Parallèlement à cette posture de domination, le « bon vouloir » du roi lui permet de se présenter en tant que chef protecteur et bienfaiteur, comme lorsqu’il a tenu à se faire prendre en photo en train d’embrasser respectueusement la tête du leader socialiste, malade dans son lit, ou encore lorsqu’il a annoncé qu’il prendrait en charge les frais d’obsèques du défunt.  

Au-delà de l’émotion que suscite la disparition d’une figure remarquable de l’opposition, un raisonnement froid et dépassionné s’impose afin de mettre en relief la partie qui aurait le plus profité du retrait forcé d’Abderrahman Youssoufi de la politique, après la décision de Mohamed VI de ne pas le reconduire à la tête de la primature, et ce, malgré la victoire de son parti, l’USFP, aux législatives de 2002 (50 sièges).  

Le roi Hassan II (à droite) reçoit les vœux de son Premier ministre Abderrahmane El Youssoufi le 3 mars 1998 au palais royal de Rabat à l’occasion du 37e anniversaire de son accession au trône (AFP)
Le roi Hassan II (à droite) reçoit les vœux de son Premier ministre Abderrahman Youssoufi le 3 mars 1998 au palais royal de Rabat à l’occasion du 37e anniversaire de son accession au trône (AFP)

Pourquoi le jeune monarque a-t-il choisi de nommer comme Premier ministre, à la place d’un militant de haut rang, un technocrate proche du sérail, Driss Jettou, qui a été en charge de la gestion de la fortune de la famille royale ? Qu’en est-il alors de l’engagement du chef de l’État à devoir respecter le « credo démocratique », à commencer par la loi des urnes et la souveraineté populaire ?

Le leader socialiste eut-il raison de déclarer en 2003, depuis sa résidence à Bruxelles, que « la méthodologie démocratique voulait que Sa Majesté le Roi désignât le Premier Ministre parmi ses membres » ? Comment pourrait-on qualifier ce geste politique de l’ex-opposant au régime de Hassan ? Un sursaut d’orgueil d’un homme blessé cherchant à sauver la face ou bien une action mûrement réfléchie, émanant d’une « autocritique » de l’expérience de l’« alternance », visant à rompre, ne serait-ce que symboliquement, le pacte de normalisation scellé entre les partis de l’ex-opposition et la monarchie ?

Serions-nous en face d’un manœuvrier hors pair qui aurait compris que le choix de la « participation institutionnelle » était une option réversible et que, tôt ou tard, le Makhzen allait abandonner les partis de l’ex-opposition ou, du moins, les fragiliser afin de mieux les neutraliser ? N’est-ce pas là l’un des principes fondateurs de la compétition politique et de la quête du pouvoir ?

La participation au gouvernement était-elle une décision stratégique émanant d’un acteur rationnel de la première heure qui eut pour objectif d’assurer à son parti un ancrage institutionnel passant par un apprentissage politique sur le tas ? L’objectif réel du leader socialiste n’étant-il pas de préparer la relève grâce à une expérience dans la gestion des affaires publiques et de couper, par-là même, la route aux islamistes qui aspiraient à accéder au pouvoir… ?        

La « transition dynastique » avant tout

Malgré toutes ces années passées, la question de l’éviction arbitraire du leader socialiste de la vie politique reste encore d’actualité. Pourquoi un tel revirement dans la stratégie du Palais, alors que tout laissait penser que Abderrahman Youssoufi était sur la voie d’une réforme susceptible de baliser le terrain pour une « transition démocratique » ?

La question de l’éviction arbitraire du leader socialiste de la vie politique reste encore d’actualité. Pourquoi un tel revirement dans la stratégie du Palais, alors que tout laissait penser que Abderrahman Youssoufi était sur la voie d’une réforme susceptible de baliser le terrain pour une « transition démocratique » ?

N’est-ce pas lui, le marxiste patenté, qui aurait même accepté de prêter serment sur le Coran à la demande d’un Hassan II malade et fragilisé, qui souhaita garder secrets les termes de l’accord conclu avec l’ex-opposant au régime ?

N’est-ce pas grâce à cette stratégie que le pouvoir est parvenu à assurer la « transition dynastique » entre Hassan II et Mohammed VI et que les forces de gauche ont été acculées à cautionner le gouvernement dit de l’« alternance » (Attanawoub), installé en 1998 juste une année avant la disparition de Hassan II ?

Ne serait-il pas juste de reconnaître que Abderrahman Youssoufi avait mis dans la balance tout son poids politique et celui des militants de la « gauche historique » afin de faciliter le déroulement de la succession du trône alaouite ? Surtout dans un royaume meurtri par les « années de plomb » de la violente répression de l’opposition sous Hassan II (1970-1999) et marqué par la paupérisation, l’analphabétisme et la corruption.

Quelle ne fut pas ma stupéfaction pendant qu’on assistait, tels des spectateurs, à une valse interminable de déclarations et témoignages remuant terre et ciel afin de mettre en avant le « culte de la personnalité » de l’ex-opposant progressiste !

Les dirigeants de l’opposition marocaine Ismail Alaoui (PPS), M’hamed Boucetta (Istiqlal), Abderrahmane El Youssoufi (USFP) et Mohamed Bensaid (OADP) lors d’une réunion à Rabat en septembre 1997 (AFP)
Les dirigeants de l’opposition marocaine Ismail Alaoui (PPS), M’hamed Boucetta (Istiqlal), Abderrahman Youssoufi (USFP) et Mohamed Bensaid (OADP) lors d’une réunion à Rabat en septembre 1997 (AFP)

Pendant ce temps-là, peu de commentateurs se sont attardés sur le coût politique de l’engagement de ce dernier dans une entreprise qui n’a pas fait l’unanimité dans les rangs de l’USFP, comme en témoigne, par exemple, la fronde de certains leaders de premier plan, tels que Mohamed Sassi.

Personne ou presque n’a voulu (ou n’a pu) se manifester pour dresser les torts engendrés par la participation des partis de la « koutla démocratique » (le bloc composé par les partis de l’opposition USFP, Istiqlal, PPS et OADP) au gouvernement dit de l’« alternance ».

Un journaliste critique de premier plan, Khalid Jamai, a fait quand même exception en reprochant, notamment, à Abderrahman Youssoufi « son erreur d’avoir accepté le poste de Premier ministre », soulignant, au passage, que « la transition démocratique demeure un vœu pieux ».  

Mythification du zaïm

 Nombreux sont ceux qui se sont précipités pour dresser des portraits dithyrambiques de Me Abderrahman Youssoufi, sans juger nécessaire de revenir sur les dégâts collatéraux de l’expérience controversée qu’a représentée son gouvernement de l’époque.

Comment peut-on remédier au discrédit qui a frappé ultérieurement l’USFP à en juger par les échecs cuisants aux élections et la crise majeure de son leadership actuel ? Question bilan gouvernemental, qu’en est-il de l’opération de privatisation « programmée » de nombreuses entreprises publiques par un gouvernement qui se disait « socialiste » et dont les principaux bénéficiaires étaient le roi et des affairistes « protégés » ?  

La gauche marocaine, entre utopie et politique
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Qu’en est-il de la question de la liberté d’expression sous le gouvernement Youssoufi ? N’est-ce pas ce dernier qui a décidé d’interdire le Journal hebdomadaire en 2004, un organe de presse soutenu au départ par le régime ? La raison avancée à l’époque était la publication, le 2 décembre 2000, d’une lettre signée par le trublion Fqih Basri dans laquelle ce dernier critiquait ses camarades de l’UNFP, les accusant d’être de mèche avec le général Oufkir dans la tentative de coup d’État en 1971.

Sans nier pour autant la véracité de la lettre, l’historien Abdellah Laroui, ancien secrétaire du célèbre opposant socialiste Mehdi Ben Barka et intellectuel moderniste d’habitude réservé, est monté au créneau pour rappeler que « le contexte de la sortie de Fqih Basri avait pour but de porter préjudice à Abderrahman Youssoufi ! »

À l’époque, ils étaient d’ailleurs nombreux (et le seront certainement toujours) ceux qui ont crié au complot contre le gouvernement du leader socialiste. C’est dire cette volonté propre ou refoulée visant une mythification du zaïm (chef), espérant ainsi le rendre exempt de toute responsabilité politique, surtout après sa disparition. Une représentation sociale du pouvoir marquée par la figure de l’« homme providentiel » qui viendra un jour redresser le pays ! Alors que pour y arriver, on ferait mieux de saisir la vraie nature du pouvoir et de ceux qui l’exercent ou qui l’ont exercé par le passé. Un pouvoir souvent pratiqué et représenté comme volonté de puissance et aussi d’humiliation. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Aziz Chahir is an associate researcher at the Jacques-Berque Center in Rabat, and the secretary general of the Moroccan Center for Refugee Studies (CMER). He is the author of Who governs Morocco: a sociological study on political leadership (L'Harmattan, 2015). Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
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