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« No more Mr Nice Guy » : quand les Israéliens blancs exploitent la solidarité avec la Palestine

Les préjugés raciaux et sexistes permettent aux hommes blancs israéliens d’être grassement payés pour leur « solidarité », alors que les Palestiniens sont peu payés ou ne reçoivent rien

En tant que chercheuse et activiste palestinienne, je suis souvent invitée à prendre la parole lors de rassemblements communautaires ou dans des campus à travers les États-Unis. Parfois, l’e-mail d’invitation est tout à fait spécifique : « Nous aimerions vous accueillir à la mi-mars et nous pouvons vous proposer des honoraires de 250 dollars. » Beaucoup plus souvent, cependant, la question de la rémunération de l’intervenant est éludée. On me demande de donner mon prix en me disant qu’il n’y a pas de « normes ». Je demande un prix modique qui prend en considération la situation des hôtes et nous parvenons à un accord.

Et plus tard, je découvre généralement que d’autres intervenants étaient payés beaucoup plus pour donner un discours similaire.

J’en ai discuté avec de nombreuses amies, toutes des femmes de couleur sauf une, et nous avons toutes fait part d’une frustration extrême face à l’opacité qui entoure ce sujet. Nous sommes aussi tristement conscientes du fait que les indicateurs de privilèges hégémoniques influent de manière significative sur la rémunération d’un intervenant.

Nous sommes généralement les intervenants qui acceptent les honoraires les plus faibles. Plus sérieusement, nous sommes celles qui se voient proposer les honoraires les plus faibles. De son côté, Mr Nice Guy est traité comme un roi. Il a un tarif fixe, demande plus que nous, ne négocie pas et obtient ce qu’il a demandé.

La différence d’honoraires est la plus évidente lorsque des activistes militant pour la justice en Palestine célèbrent les juifs décents pour ce fait précis : celui d’être décents. Les hommes israéliens « gentils » forment une classe à part ; ils sont placés sur un piédestal et considérés comme des héros parce qu’ils ne sont pas des meurtriers violents et racistes. En d’autres termes, le simple fait d’être décents leur octroie un statut spécial.

Oui, dans les milieux activistes, comme dans la culture d’entreprise, les hommes blancs hétéros gagnent plus. Et nous sommes responsables de cela en permettant la poursuite de la dynamique oppressive de races, de sexes et de classe, alors même que nous nous organisons pour changer le monde et le rendre plus juste.

Il est inutile de donner des noms. Tout activiste dans une communauté dans à peu près toutes les villes des États-Unis a une certaine expérience du sursaut d’énergie qui précède l’arrivée d’un intervenant. C’est à ce moment-là que la communauté se démène pour trouver un espace approprié pour l’événement, rallier des volontaires pour prendre l’intervenant en voiture et, bien sûr, lever les fonds tant importants.

Est-ce qu’on fait dormir l’intervenant à l’hôtel ou est-ce que quelqu’un peut lui proposer sa chambre d’ami ? Il faut les emmener dîner et couvrir toutes leurs dépenses. Et, bien sûr, lui proposer des honoraires.

Ou pas. Et c’est l’identité de l’intervenant qui détermine cela, selon des critères traditionnels de race, de sexe et de classe.

Comme je suis basée à Seattle, je peux parler de mon expérience dans cette ville. Mr Nice Guy a contacté nos activistes locaux il y a un certain temps pour indiquer qu’il était en tournée dans la région et intéressé à s’exprimer à Seattle. Dans son e-mail, il a détaillé le coût de cette visite : il lui fallait une chambre dans un hôtel d’au moins trois étoiles (pas de motel pour Mr Nice Guy, et certainement pas de logement solidaire). Il demandait des honoraires de 1 500 dollars. Et en plus des honoraires, Mr Nice Guy souhaitait une indemnité journalière de 75 dollars.

Il ne s’agit pas là d’un portrait composite, mais bien de ce qu’un seul Mr Nice Guy exigeait. Cet Israélien ashkénaze était en tournée pour promouvoir son livre, dans lequel il racontait l’enfance qu’il a passée dans une famille sioniste avant de surmonter son lavage de cerveau et de devenir quelqu’un de gentil. Pour nous dire cela, il facturait 1 500 dollars, plus les extras.

La communauté a donné son accord. En d’autres termes, la communauté a accepté de payer un homme pour nous dire qu’il n’était pas un meurtrier.

Beaucoup plus sérieusement, la communauté a accepté de laisser un Israélien gagner sa vie à expliquer qu’il ne croit pas à l’oppression des Palestiniens.

Et lorsque j’ai partagé cette expérience avec d’autres organisateurs dans diverses régions du pays, beaucoup ont reconnu un schéma identique au sein de leur communauté. Les exigences comportaient des variations : un « Mr Nice Guy » a insisté pour qu’on lui réserve un vol direct et demandé un montant supplémentaire de 200 euros pour un vol comportant une escale. Manifestement, il ne comprenait pas l’ironie du fait de ne pas vouloir être dérangé par une escale alors qu’il allait parler des Palestiniens qui passent plusieurs heures voire plusieurs jours à des check-points. Un autre a précisé qu’il lui fallait des honoraires plus élevés s’il ne vendait pas un certain nombre de livres.

Comment peut-on accepter cela ? Mr Nice Guy ne perpétue-t-il pas ses privilèges ? En effet, n’exploite-t-il pas sans vergogne l’oppression et la dépossession dont le peuple palestinien est victime en gagnant sa vie à les dénoncer ?

Parce que Mr Nice Guy ne donne pas aux Palestiniens en retour et ne reverse pas ses honoraires à un organisme de bienfaisance qui combat les privilèges juifs en Palestine. Les honoraires de Mr Nice Guy servent à soutenir la vie confortable de Mr Nice Guy, un privilégié israélien qui peut voyager à travers le monde et qui le fait (sans escale) pour parler de l’oppression des Palestiniens et pour dire que cela aurait pu ne pas avoir d’importance pour lui.

Mais ce n’est pas le cas. Elle lui permet de gagner sa vie. Et nous en sommes les responsables.

Il y a beaucoup de « Mr Nice Guys » de ce genre dans les parages, qui prennent la parole sur les campus et dans les sous-sols d’église, écrivent des livres, vendent des livres, signent des autographes sur leurs livres, dans lesquels ils racontent leur propre distanciation délibérée vis-à-vis de leurs privilèges. C’est en effet une situation paradoxale.

D’autre part, de nombreuses femmes juives américaines et femmes israéliennes semblent « saisir » la dynamique des privilégiés et la contourner avec succès. Je connais quelques personnes qui reversent leurs honoraires à la communauté et même certaines qui, après avoir été invitées, désignent en fait une femme palestinienne à la place. L’essai d’Anna Baltzer sur les privilèges accordés aux voix juives témoigne éloquemment du fait que l’on peut effectivement surmonter pleinement les privilèges qui nous sont attribués par la société.

D’autres femmes juives-américaines et/ou israéliennes mettent un point d’honneur à affirmer qu’elles ne peuvent pas parler et ne parleront pas pour les Palestiniens, ni ne laisseront leur voix et leurs opinions éclipser celles des activistes palestiniens. La plupart de ces femmes ne demandent pas d’honoraires élevés, si tant est qu’elles soient payées. Et la plupart de ces femmes sont payées bien moins que ce que Mr Nice Guy exige.

Les Palestiniens, que ce soient des hommes ou des femmes, ont tendance à parler gratuitement. Nous voulons délivrer notre histoire. Certains qui, comme Omar Barghouti, sont payés pour parler, font don de l’intégralité de leurs honoraires à la cause. Barghouti fait également don de toutes les royalties de son livre sur le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) pour contribuer à organiser le mouvement BDS.

La différence de traitement entre les intervenants ne concerne pas seulement les « événements communautaires ». Après que cette question leur a été posée, de nombreuses sections de Students for Justice in Palestine (SJP) à travers le pays ont observé que les honoraires les plus élevés qu’ils ont payés sont allés à des hommes juifs ashkénazes. Ils leur réservaient une chambre dans de meilleurs hôtels et les emmenaient dîner dans les restaurants plus chics. (J’ai souvent mangé dans des cafétérias de campus selon le programme des menus des étudiants pour faire économiser à mes hôtes le coût d’un repas au restaurant).

Le fait qu’il faille interroger les étudiants au sujet de cette différence avant qu’ils ne puissent réellement la voir et comprendre sa signification ainsi que son origine révèle à quel point nous continuons de nous adapter au sentiment de certains que tout leur est dû et de perpétuer les privilèges. Les SJP ont un budget limité, ce qui signifie que s’ils dépensent une certaine somme pour un seul intervenant, il ne leur restera pas beaucoup pour d’autres intervenants.

Et malgré ces contraintes, beaucoup proposent encore à Mr Nice Guy les honoraires les plus élevés. Parce qu’il ne parlerait pas pour des miettes, comme la plupart des Palestiniens, qui sont heureux de parler gratuitement tant qu’il y a un public.

Mr Nice Guy n’est pas le seul responsable. Pourquoi des centaines de personnes veulent-elles l’entendre ? Pourquoi achètent-elles ses livres ? Pourquoi continuons-nous de privilégier les voix israéliennes à celles des Palestiniens qui payent de leur personne ? Pourquoi laissons-nous cela se poursuivre alors même que nous sommes ceux qui nous organisons pour mettre fin à un privilège majoritairement juif ashkénaze en ce qui concerne la Palestine ?

Soyons bien clairs : la plupart des activistes que je connais donnent un certain nombre de discours gratuitement. À leurs propres frais. Nous prenons du temps dans notre journée pour nous rendre quelque part, payer les péages, le stationnement et donner notre discours sans contrepartie financière, parce que nous croyons en la cause. Et nous continuerons.

Mais nous devons délivrer un manifeste « No More Mr Nice Guy ». Parce que Mr Nice Guy ne s’arrêtera pas de lui-même et parce que nous sommes ceux qui pourront freiner cette situation d’exploitation.

- Nada Elia est membre du collectif de pilotage de la Campagne américaine pour le boycott universitaire et culturel d’Israël.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une femme participe à une manifestation pro-palestinienne, le 10 octobre 2015 à Paris (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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