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Panama Papers en Tunisie : quand les « médias mauves » sortent les griffes contre les révélations

Le piratage du média Inkyfada et les nombreuses critiques de journalistes à son encontre montrent à quel point l’investigation, une pratique nouvelle en Tunisie, peine face à l’ampleur de la corruption dans le pays

Si les Panama papers ont provoqué une onde de choc à travers le monde, révélant l’ampleur de la fraude fiscale de personnalités connues, en Tunisie, l’affaire a eu une résonnance particulière. Piraté, calomnié, menacé, Inkyfada, seul média tunisien partenaire de l’ICIJ (le Consortium international des journalistes d’investigation à l’origine des révélations), a illustré de par les réactions qu’il a suscitées à son encontre l’espace fragile fait à l’investigation dans le pays, où elle peine à se développer.

Une image pourrait symboliser la semaine qu’a vécue la Tunisie suite aux premières révélations d’Inkyfada, média en ligne indépendant lancé en 2013, autour des Panama Papers. Il s’agit d’une caricature du blog DEBATunisie qui titre : « Quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt ». En effet, si les informations tirées des Panama Papers ont eu leur lot de commentaires, le média qui les a diffusées a fait l’objet d’encore plus de critiques. « L’idiot » de la caricature représente une foule d’individus, de simples citoyens côtoyant des hommes d’affaires ou des hommes politiques, tous très critiques quant aux informations tirées des Panama Papers. Le sage désigné par l’image représente Inkyfada, et la lune les Panama Papers.

Tout a débuté le 4 avril dernier, lorsqu’Inkyfada publie un article sur Mohsen Marzouk, homme politique de premier plan et ancien secrétaire général de Nidaa Tounes, première formation politique du pays, qui a porté au pouvoir l’actuel président de la République, Béji Caïd Essebsi. Après être entré en dissidence avec la direction de Nidaa Tounes, Mohsen Marzouk a fondé son propre parti en mars 2016, le « Mouvement du projet Tounes », emmenant avec lui 22 députés.  

L’article mis en ligne par Inkyfada indique que Mohsen Marzouk se serait intéressé aux modalités de création d’une société offshore auprès de la société panaméenne désormais mondialement connue, Mossack Fonseca, en plein milieu de la campagne électorale qu’il menait pour le compte de Nidaa Tounes en décembre 2014. À travers des échanges d’emails, auxquels Inkyfada dit avoir eu accès, Mohsen Marzouk se serait alors renseigné sur les démarches à suivre en vue de créer une société extra territoriale aux îles Vierges britanniques mais sans donner suite à cette initiative. Si l’article n’indique rien de plus que ce fait, les conséquences ont largement dépassé l’affaire.

Dès le soir de la mise en ligne, le site d’informations Inkyfada est piraté, et reste inaccessible au public durant un jour. Après avoir remis en route la plateforme, des pirates de « hauts calibres », selon la description d’Aymen Jerbi, spécialiste de sécurité informatique, réussissent à prendre le contrôle du site et publient un article : à la place de Mohsen Marzouk, l’article piraté désigne Moncef Marzouki comme un intermédiaire qui aurait reçu plusieurs millions de dinars du Qatar qu’il aurait dissimulés au Panama grâce à Mossack Fonseca.

« Ils ont agi en mettant en place une attaque par déni de service (DDOS) visant à saturer soit la bande passante soit les ressources du serveur. Comme si un million de personnes se connectaient en même temps, opération qui a mis le site hors service », m’a expliqué Aymen Jerbi. Un type d’attaque très souvent utilisé par les pirates.

L’affaire Moncef Marzouki, qui se révèle être fausse, s’est répandue comme une traînée de poudre sur le web tunisien, des sites d’informations électroniques reprenant rapidement la nouvelle. Bien qu’Inkyfada ait démenti l’information, certains sites web abritent toujours cette intox. À l’instar de la radio Shems FM : « Inkyfada révèle que l’ex-président de la République, Moncef MARZOUKI, avait créé une société offshore foncière en 2013 enregistrée par le cabinet d’avocats Mossack Fonseca. La même source révèle qu’en 2014, 36 millions de dollars auraient été versés par une société qatarie dans le compte de la société de Moncef MARZOUKI ».

Si beaucoup estiment que l’information liée à Mohsen Marzouk a eu l’effet d’un pétard mouillé ne méritant pas un tel battage médiatique, il reste tout de même surprenant de voir la réaction parfois violente à l’encontre des journalistes d’Inkyfada, certains ayant même été menacés de mort. Qu’en est-il de l’investigation en Tunisie ? Sur les plateaux de télévision, Inkyfada, ses finances, son équipe, font l’objet de nombreux débats. Lors de l’intervention de Walid Mejri, rédacteur en chef de la version arabophone d’Inkyfada, sur la chaîne El Hiwar Ettounsi, le débat s’est transformé en procès mené par ses propres confrères.

« Vis-à-vis de l’opinion publique, les réactions n’étaient pas surprenantes. Les médias qui critiquent le travail d’Inkyfada ne sont pas indépendants. Ce qui est choquant et qui fait peur, c’est que de la part de l’opinion publique, il n’y a pas vraiment de soutien. Il y a les gens qui se sont renseignés et qui ont compris. Mais la majorité n’a pas compris. [Nous voulons] expliquer la logique qui fait que les classes moyennes galèrent, mènent une vie difficile. Tout le monde souffre de la corruption. Ceux sont eux qui paient pour cela, qui s’endettent, et la corruption endette le pays. Pourtant, c’est Inkyfada qui a catalysé les attaques », m’a dit Houssem Hajlaoui, co-fondateur d’Inkyfada et développeur web, en réponse aux critiques.

« Par rapport à la situation économique du pays, pas besoin d’être activiste pour comprendre, c’est frappant. Quant à nos financements et nos partenaires, tout est visible sur notre site. La pression est sur eux, pas sur nous. On va continuer notre travail », conclue Houssem Hajlaoui.  

Sur Webticar, une plateforme de recherche dédiée à l’investigation des journalistes tunisiens, il est possible de comprendre la réaction des médias et des internautes en général sur un sujet donné. Dans la recherche associée au Panama Papers, Mohsen Marzouk est le nom le plus référencé, suivi de Moncef Marzouki, malgré l’intox avérée. Viennent d’autres noms de personnalités citées dans les articles d’Inkyfada, à l’instar de Samir Abdelli, avocat d’affaires, ou encore Rached Ghannouchi, chef du parti islamiste Ennahdha. Parmi les organisations liées au mot-clé Panama Papers, on retrouve Inkyfada au top de la liste des recherches. Suivi du parti Ennahdha, de la Banque centrale de Tunisie ou encore de Wikileaks et de Nidaa Tounes, le parti au pouvoir.

À travers les débats liés aux Panama Papers et au sérieux des publications d’Inkyfada, c’est la question de la corruption qui est en ligne de mire.

« Il y a un ras-le-bol de beaucoup d’hommes d’affaires, des jeunes en particulier. Et aussi une volonté que tout ça change. Surtout dans le textile et l’électroménager, les secteurs les plus touchés par la corruption. Il n’y pas de confiance dans l’UTICA [le syndicat des patrons], passif devant la situation. Il faudrait une organisation indépendante au sein du patronat. Il y a des hommes d’affaires, des juges à la retraite et des hauts cadres administratifs qui veulent faire quelque chose. Avec 800 000 chômeurs dans le pays, est-ce normal de parler d’amnistie ? », m’a indiqué un homme d’affaires tunisien qui souhaite rester anonyme, en se référant au projet de loi sur la réconciliation économique proposé par la présidence de la République pour les hommes d’affaires impliqués dans des cas de corruption (un projet finalement abandonné face à la levée de boucliers qu’il a provoquée).

Si tout le monde attend que des noms liés à la corruption soient publiés dans la presse, lorsque d’importantes affaires de corruption sont enfin médiatisées, les réactions ne sont pas toujours celles auxquelles on pourrait s’attendre. À l’instar également de l’énorme scandale autour de la faillite de la Banque Franco-Tunisienne (BFT), filiale de la STB, une banque publique tunisienne, révélé par le site Nawaat – affaire dans laquelle l’État tunisien risque de devoir débourser plus de 700 millions de dinars (montant du déficit de la banque, soit plus de 300 millions d’euros).

En procès actuellement, ce scandale politico-financier n’a pas fait réagir outre mesure. La corruption a-t-elle de beaux jours devant elle, à l’ombre des médias mauves (surnom donné aux soutiens de l’ancien dictateur Zine el-Abidine Ben Ali) veillant à détourner l’attention de l’opinion sur des sujets secondaires ?

- Rafika Bendermel est une journaliste franco-algérienne basée en Tunisie, fondatrice du Tunisie Bondy Blog, un média d'information local présent dans cinq régions du centre tunisien. Elle est également la co-fondatrice de l'Institut de Formation Multimédia de Gafsa (IFMG), le premier centre de formation indépendant du sud de la Tunisie qui, depuis 2012, œuvre à l'insertion professionnelle des jeunes par le journalisme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : « Quand le sage montre la Lune... ». Illustration de l’affaire Inkyfada par le blog DEBATunisie, publiée le 10 avril 2016 (DEBATunisie).

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