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Pourquoi le découpage du Moyen-Orient par l’Occident reste un problème non réglé

Les décisions prises à Londres et à Paris pendant et immédiatement après la Première Guerre mondiale ont encore aujourd’hui des conséquences majeures pour la région du Moyen-Orient

Il y a cent ans ce mois-ci, les armes des puissances européennes se sont peut-être tues après quatre ans de guerre. Mais au Moyen-Orient, bon nombre de ces mêmes puissances créaient les conditions d’un siècle de conflit supplémentaire. Les décisions prises à Londres et à Paris surtout, pendant et juste après la Première Guerre mondiale, continuent d’avoir des conséquences majeures, pourtant peu évoquées dans les commémorations de 1918.

Diviser pour mieux régner

Pour la plupart des gens, l’armistice commémore la fin de la guerre en Europe occidentale. Toutefois, à l’Est, la partition de l’empire ottoman s’est faite pendant la Première Guerre mondiale, avant que sa capitale, Constantinople, ne soit occupée par les troupes britanniques et françaises en novembre 1918.

L’objectif britannique était de contrôler le Moyen-Orient en le maintenant divisé

Le plus célèbre des plans secrets de transformation de la région – l’accord Sykes-Picot de mai 1916, du nom des représentants britanniques et français qui l’ont rédigé – a divisé les territoires arabes de l’empire ottoman en sphères d’influence. La Grande-Bretagne s’attribua la majeure partie de l’Irak, de la Jordanie et certaines parties de la Palestine, tandis que la France s’arrogea le sud-est de la Turquie, la Syrie et le Liban.

L’objectif britannique était de contrôler le Moyen-Orient en le maintenant divisé. Un mois après l’accord Sykes-Picot, en juin 1916, la révolte arabe menée par Sharif Hussein s’opposa au régime ottoman en Arabie, soutenue par l’argent et des conseillers britanniques, dont le célèbre colonel T.E. Lawrence, plus connu sous le nom de « Lawrence d’Arabie ».

L’abandon par la Grande-Bretagne de son engagement envers l’intégrité territoriale ottomane fut clairement expliqué par Lawrence dans une note des services de renseignement de janvier 1916.

Il expliquait : la révolte arabe est « bénéfique pour nous [les Britanniques] parce qu’elle répond  à nos objectifs immédiats, à la dissolution du “bloc” islamique et à la défaite et la dislocation de l’Empire ottoman… Les Arabes sont encore moins stables que les Turcs. S’ils étaient manipulés adroitement, ils resteraient dans un état de mosaïque politique, un tissu de petites principautés jalouses, incapables de cohésion. »

Après la guerre, Lawrence écrivit un autre rapport, intitulé « Reconstruction de l’Arabie », dans lequel il notait que Sharif Hussein « avait été choisi en raison du schisme qu’il créerait au sein de l’islam ». Lawrence a également appelé à « la création d’un cercle d’États clients, insistant eux-mêmes sur notre patronage, pour transformer le flanc présent et futur de toute puissance étrangère ayant des desseins sur les trois fleuves [l’Irak] ».

Pas d’Arabie unie

Le gouvernement britannique de l’Inde reconnaissait lui aussi le bénéfice d’une Arabie divisée : « Ce que nous voulons », disait-il, « ce n’est pas une Arabie unie, c’est une Arabie faible et désunie, divisée autant que possible en petites principautés sous notre suzeraineté – mais incapables d’une action coordonnée contre nous, formant un tampon contre les puissances occidentales ».

Dans ce schéma, le nouvel État saoudien allait devenir le principal rempart britannique d’influence en Arabie et dans la région élargie.

Ce désir d’une « mosaïque politique » arbitraire de nations jalouses et concurrentes au Moyen-Orient, jouant le rôle d’« États clients » de la Grande-Bretagne et de l’Occident, a été aussi durable que catastrophique. Alors que les « mandats » britanniques et français et la domination des territoires alloués dans le cadre du plan Sykes-Picot ont officiellement pris fin dans les années 1930 et 1940, leurs effets ont été beaucoup plus durables.

Le désir d’une « mosaïque politique » arbitraire de nations jalouses et concurrentes au Moyen-Orient, jouant le rôle d’« États clients » de la Grande-Bretagne et de l’Occident, a été aussi durable que catastrophique

Les « lignes dans le sable » tracées par des ministres ont contribué à la création d’États tels que la Syrie et l’Irak, dont la cohésion a été en grande partie maintenue par la force.

Mais si certains territoires ont eu la chance d’obtenir leur « indépendance », d’autres ont été totalement perdants, encore une fois largement tributaires des intérêts des grandes puissances. Les Palestiniens et les Kurdes sont ceux qui ont le plus perdu, privés de la perspective de devenir une nation et dont la situation critique explique en grande partie la violence subie depuis lors par la région.

Lutte palestinienne et kurde

Pendant une brève période, les Kurdes ont peut-être été plus chanceux. En 1920, le traité de Sèvres prévoyait la possibilité d’un territoire kurde faisant l’objet d’un référendum, mais la guerre d’indépendance turque déboucha sur un nouvel accord international en 1923, le traité de Lausanne, dans lequel la région kurde de l’Anatolie orientale était annexée au nouvel État turc à la place. Les Kurdes ont ainsi été dispersés en Turquie, en Irak, en Syrie et en Iran.

Lorsque l’Irak de Saddam Hussein a tenté de détruire les Kurdes dans le nord du pays dans les années 1980, en utilisant des armes chimiques, ce fut le résultat de l’incapacité à pendre des mesures concernant le statut de nation kurde dès les années 1920.

Un policier kurde irakien passe devant 80 cercueils et contenant les restes exhumés des victimes du massacre d’Anfal lors d’une cérémonie funéraire à Tobzawa le 8 septembre 2013 (AFP)

La terrible campagne « Anfal » de Saddam, qui a tué des dizaines de milliers de Kurdes, était une répétition de campagnes similaires menées par les prédécesseurs du président au cours des décennies précédentes.

En 1963-1965, par exemple, un autre régime à Bagdad a tenté d’écraser brutalement le nationalisme kurde, tout en recevant des livraisons d’armes secrètes et le soutien du gouvernement britannique, un épisode effacé de l’histoire britannique (mais pas kurde).

Les luttes palestiniennes et kurdes d’aujourd’hui ne disparaîtront pas tant qu’il n’y aura pas une vaste transformation du système étatique au Moyen-Orient qui corrigera les inégalités imposées il y a cent ans. Cependant, si les grandes puissances actuelles continuent à rejeter ces appels, l’instabilité actuelle engendrera probablement des forces plus néfastes ayant d’autres idées.

Le grand ordre

Lorsque les terroristes de l’État islamique (EI) ont déferlé en Irak et en Syrie en 2014, s’emparant de vastes étendues de territoire et proclamant un califat entre les deux pays, ils ont défié les frontières établies par des impérialistes d’une autre époque.

Dans une certaine mesure, l’EI est le produit de ce système étatique défaillant au Moyen-Orient qui, dans une large mesure, n’a pas satisfait ses concitoyens et se définit parfois trop facilement en opposition aux forces réactionnaires occidentales.

Il est évident que tous les conflits du Moyen-Orient, voire la plupart d’entre eux, ne résultent pas de la création de frontières impérialistes décidées dans le passé, mais certains des plus profonds en sont la conséquence. Si le Moyen-Orient veut éviter un siècle de conflit supplémentaire, les forces progressistes de la région doivent œuvrer de concert pour tenter de le réorganiser dans l’intérêt de son peuple.  

Cela implique de revoir certaines frontières existantes, de faciliter l’émergence de nouveaux États et de réformer, voire d’émasculer, certains des États qui ont profité de l’impérialisme passé et qui continuent de le promouvoir.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le colonel T.E. Lawrence, surnommé « Lawrence d’Arabie » (capture d’écran).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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