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Pourquoi le procès Al-Jazeera est si important

Le procès Al-Jazeera dirige les projecteurs vers tous ces journalistes moins connus qui n'ont pas le soutien d'organes d'information assez puissants pour faire pression et réclamer leur mise en liberté.

 « C'est plutôt terrifiant pour tous ceux d'entre nous qui sommes correspondants et qui avons couvert l'Egypte et le Moyen-Orient, parce que nous voyons les trois d'Al-Jazeera et nous pensons que ça aurait pu être n'importe lequel d'entre nous », me confie Lindsey Hilsum, rédactrice de la rubrique affaires internationales à Channel 4 News, lors d'une manifestation devant l'ambassade d'Egypte à Londres le 29 décembre, le jour le plus froid de l'année.

Lindsey Hilsum avait été rejointe en ce jour glacial par au moins trente journalistes internationaux et militants des droits de l'homme célèbres qui réclamaient la mise en liberté de Peter Greste, Mohamed Fahmy et Baher Mohamed, les trois journalistes d'Al-Jazeera anglais qui ont déjà passé un peu plus d'un an en prison au Caire.

Ils ont été inculpés l'an dernier, à l'issue d'un procès amplement critiqué, pour avoir propagé de fausses nouvelles et aidé une organisation terroriste, la confrérie des Frères musulmans, à présent interdite. Ils ont été condamnés à des peines de prison allant de sept à dix ans.

A l'extérieur de l'ambassade d'Egypte, les journalistes internationaux réclamaient aussi la libération d'autres journalistes qui croupissent dans les prisons égyptiennes. Ils sont seize au total, d'après le groupe de défense de la liberté de la presse basé à Paris Reporters Sans Frontières, ce qui place l'Egypte au 4e rang mondial des plus grands geôliers de journalistes.

Les autres journalistes emprisonnés en Egypte incluent Mahmoud Abdel Nabi et Samhi Mustafa de Rassd News Network, le photographe indépendant Mahmoud Abu Zeid, Ahmed Gamal de Yaagen News, Ahmed Fouad de Karmoz News, et Abdel Rahman Shaheen de Freedom and Justice News Gate, d'après le Comité pour la protection des journalistes, basé à New York, et le Comité de solidarité avec la lutte du peuple égyptien, basé à Londres.

Beaucoup de ceux qui furent arrêtés travaillaient pour des chaînes d'information affiliées aux islamistes, telles que Rassd and Freedom and Justice News, ou ont été appréhendés alors qu'ils couvraient des manifestations des Frères musulmans.

Depuis que l'ancien président Mohamed Morsi a été renversé dans un coup d'état militaire soutenu par le peuple le 3 juillet 2013, le gouvernement a lancé une campagne de répression massive contre les Frères musulmans et leurs sympathisants au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Cette répression s'étend aussi aux militants politiques laïques, aux journalistes et aux défenseurs des droits de l'homme.

Le 20 décembre, à l’occasion de son 500e jour d’emprisonnement, sans inculpation ni procès, le photographe et journaliste indépendant Abu Zeid écrivit une lettre émouvante depuis sa cellule de trois mètres sur quatre, demandant au monde de ne pas l'oublier.

Dans cette lettre intitulée « Coucher de soleil dans le trou noir », il écrit : « Je demande simplement que maintenant que vous savez que j'existe, vous ne vous détourniez pas, s'il vous plaît. Je suis photojournaliste, pas criminel. »

Abu Zeid a été arrêté au moment où il couvrait la dispersion de la manifestation de Raba'a le 14 juillet 2013, comme beaucoup d'entre nous. Ce jour-là, au moins 817 manifestants pro-Morsi furent tués par les forces de sécurité égyptiennes dans ce qui fut décrit comme le massacre de la place Tian'anmen de l'Egypte.

Et c'est bien là le sens du procès Al-Jazeera. Il crée un précédent pour le travail des journalistes en Egypte et dans le monde, et dirige les projecteurs vers ces journalistes moins connus qui n'ont pas le soutien d'un organe d'information assez puissant pour faire pression et réclamer leur mise en liberté. Il est question de liberté de la presse pour les journalistes internationaux et locaux, d’Etat de droit, et de luttes politiques au sens large.

Les trois d'Al-Jazeera en ont depuis longtemps conscience. « Un nouveau procès est un jalon vers la victoire dans notre bataille pour une presse libre ! Nos esprits sont à l'épreuve des balles ! Retour au tribunal ! » a tweeté un Mohamed Fahmy rebelle le 1e janvier, jour où une cour égyptienne a tranché en faveur d'un nouveau procès pour lui et ses deux collègues.

Greste a écrit un discours poignant en octobre, soulignant l'état de déclin de la liberté de la presse à travers le monde au cours de la dernière décennie, particulièrement dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme ».

« Sur tous ces champs de bataille, qu'ils soient chauds ou non, les journalistes ne sont plus au front. Nous sommes le front. Dans ce conflit plus large, il n'existe rien de tel qu'un reporter neutre et indépendant. Pour les parties adverses, si vous traversez les frontières à la recherche de nos principes les plus fondamentaux que sont l’équilibre, l’impartialité et l'exactitude, cela veut dire que vous rejoignez l'ennemi. »

Ceci s'applique en Egypte et partout ailleurs. Si vous êtes un reporter couvrant les manifestations des Frères musulmans, vous vous exposez aux accusations de parti-pris, alors que vous essayez seulement de vous faire une idée de l'autre point de vue. Et vice-versa. L’environnement est à ce point polarisé. 

Pour Lindsey Hilsum, l’arrestation de journalistes dans ce contexte est contre-productive. « Cela n'aide pas la guerre contre le terrorisme. En fait, c'est exactement le contraire. Parce que si vous gâchez les ressources de votre pays à traquer et emprisonner les journalistes, vous vous détournez de la gestion du vrai problème du terrorisme. »

En ordonnant un nouveau procès le 1e janvier, la cour semble reconnaître que le premier procès, largement critiqué, était juridiquement contestable.

Amnesty International a critiqué les procédés de la cour l'an dernier, observant de nombreuses irrégularités.

« Durant les douze sessions du tribunal, l'accusation n'a pas été en mesure de produire la moindre preuve concrète qui relierait les journalistes à une organisation impliquée dans le terrorisme ou qui prouverait qu'ils aient ‘’falsifié’’ les reportages », a indiqué l'organisation des droits de l'homme basée à Londres.

Parmi les preuves présentées au procès on trouve un reportage sur les chevaux de trot de Sky News Arabia, un documentaire de la BBC sur la Somalie, une chanson du musicien australien Gotye, un programme sur l'élevage des moutons, une conférence de presse kényane, et des photos de famille de Greste.

Bien des observateurs considèrent les trois journalistes d'Al-Jazeera comme des « boucs émissaires » pris en tenailles dans une guerre froide entre l'Egypte et le Qatar, qui possède l'organe d'information d'Al-Jazeera et a soutenu les Frères musulmans. D'autres les voient comme des cibles légitimes qui ont travaillé pour une chaîne d’information considérée partiale en faveur du groupe islamiste devenu impopulaire.

Pour les familles des journalistes emprisonnés, l'espoir réside dans le réchauffement récent des relations entre l'Egypte et le Qatar. Le point culminant des tensions a été la fermeture dernièrement de Mubasher Misr, la chaîne égyptienne d'Al-Jazeera. Selon Marwa Omara, la fiancée de Fahmy, ce dégel rend possible l'acceptation par le grand public de leur remise en liberté, pour autant qu'elle se fasse.

L'espoir réside aussi dans un nouveau décret de loi promulgué par le Président Abdel Fattah Al-Sissi  l'an dernier, qui permet la déportation des étrangers ayant été reconnus coupables de délits commis sur le sol égyptien. Les avocats et les familles de Greste et du Canadien-Egyptien Fahmy ont déposé un recours auprès du gouvernement égyptien requérant leur extradition.

Ceci, cependant, ne serait d’aucune aide pour Baher Mohamed. Il est égyptien, et sa femme n’a même pas été autorisée à être présente à son procès parce qu’elle est aussi égyptienne, m’a-t-elle indiqué. Seuls les étrangers et leurs familles on pu assister aux audiences. Pour Baher Mohamed et ses proches, l’espoir réside donc dans un nouveau procès.

Les journalistes pourraient également être libérés sous caution pendant la durée du nouveau procès.

Toutefois, le Président Al-Sissi ayant déclaré qu'il ne s'immiscerait pas dans le travail de la justice, un pardon présidentiel avant la fin de la procédure judiciaire semble improbable.

Quand les trois d'Al-Jazeera seront relâchés, comme nous sommes nombreux à l'espérer, il est à souhaiter que le monde continue de faire pression pour la relaxe des autres journalistes emprisonnés, dont Abdel Nabi, Abu Zeid, Mustafa, Gamal, Fouad et Shaheen.

Traduction de l'anglais (original).

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