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Syrie : un passé pillé, et perdu

Les récits de reliques syriennes vendues sur le marché noir ou détruites au cours des combats sont courants aujourd'hui, s’ajoutant à une longue histoire de pillage et de reconstruction

En déambulant derrière la Grande Mosquée des Omeyyades, on aperçoit un mélange de boutiques d'antiquaires vétustes qui parsèment les ruelles pavées et sinueuses du vieux Damas. Autrefois, ces boutiques étaient fréquentées par les touristes et l'élite cultivée de la ville. Certains des articles exposés avaient été acheminés clandestinement de Bagdad à Damas après l'invasion de l'Irak en 2003.

Les anciens clients ont depuis longtemps quitté le pays et ceux qui restent n'ont plus le goût d'acheter des décorations ottomanes, des tapis persans ou des meubles français. Les touristes ont bien sûr tous disparu. Une magnifique argenterie italienne, ornée de l'emblème doré de la famille royale hachémite d'Irak et autrefois utilisée dans les palais de l'enfant-roi d'Irak Fayçal II, a récemment été vendue à un de mes amis pour 100 dollars.

Un portrait original du sultan Abdülhamid II était également en vente, orné d'un cadre en nacre à couper le souffle. Il décorait l'un des bâtiments gouvernementaux de Damas sous autorité ottomane, avant la Première Guerre mondiale. Ce cadre est daté de plus de cent ans. Il a été vendu pour 75 dollars.

On ne peut que se demander quel sera le sort des trésors de Damas une fois que les coups de feu ne retentiront plus en Syrie. Ces reliques sont vouées à être fortement demandées, de Vienne à Paris, d'Istanbul à Beyrouth. Certaines sont déjà en vente à Damas. Les croquis originaux de l'artiste Khaled al-Asali, qui a créé l'emblème de la République syrienne en 1932, ont récemment été vendus pour 10 dollars. Les maisons syriennes abandonnées ont été pillées et leur mobilier est maintenant en vente sur un marché clandestin ironiquement appelé « Souk al-Haramiya » (le marché des voleurs).

Le gouvernement syrien n'a jamais été vraiment en mesure de conserver ses archives historiques ; par conséquent, ces archives ont en grande partie été volées et passées en contrebande avant la guerre, négligées par l'Etat et laissées à l'abandon au cours des quatre dernières années ou détruites suite aux violences qui ont englouti la Syrie. Au Parlement syrien, par exemple, tous les procès-verbaux officiels des années 1919 à 2005 ont été entassés dans des camions et expédiés vers la campagne damascène, soi-disant pour être conservés en lieu sûr. Toutefois, ces procès-verbaux ont depuis disparu. Le magnifique secrétaire fabriqué à la main du Premier ministre Fares al-Khoury (fondateur légendaire de la République syrienne) avait survécu de 1944 jusqu'au milieu des années 2000. Mais il s'est aussi évaporé, tout comme les enregistrements audio de sessions parlementaires historiques datant des années 1940 et 1950.

Le Musée des documents historiques de Damas, situé dans la splendide demeure de l'ex-Premier ministre Khaled al-Azem, au sommet du quartier vieux de 800 ans de Souk Sarouja, est dans un état encore plus déplorable. Il n'y a pas si longtemps, des étudiants vivaient littéralement dans ses salles de lecture, fouillant dans les vieux journaux et les documents de l'époque ottomane. Les touristes y entraient à l'occasion pour prendre une photo devant les fontaines d'eau jaillissantes et les citronniers recouverts de fruits qui sublimaient le palais. L'endroit est aujourd'hui une maison hantée, vide de tous ses visiteurs. Ses salles à couper le souffle ont été compartimentées et louées à différents organismes gouvernementaux. La négligence ronge tous les recoins du palais, tandis que son beau mobilier est recouvert de poussière. Les employés, qui reçoivent un salaire d'à peine 50 dollars par mois, bâillent négligemment derrière leur bureau et luttent contre l'ennui en se limant les ongles et en sirotant du thé noir corsé.

Une vitre s'est effondrée au musée de Damas. Au lieu de la réparer, le personnel peu attentionné a décidé de recouvrir le trou béant d'une pile de livres et de documents anciens, les exposant au vent et à la pluie. L'une des feuilles, attachée aux autres avec du ruban adhésif, était une lettre de Charles de Gaulle adressée à Taj al-Din al-Hasani, alors président de la Syrie, datée de septembre 1941. Les employés ne s'en souciaient pas vraiment. Leur vie étant menacée par la guerre et leur salaire étant plus que médiocre, cela ne les regarde pas de savoir si les documents ont survécu ou péri.

Le patrimoine audio-visuel syrien est aussi en danger. Des milliers de bobines historiques en noir et blanc ont été négligemment stockées dans la campagne de Damas il y a plusieurs années et exposées à la pluie et à la lumière du soleil. Elles ont toutes été détruites lors des batailles qui ont eu lieu à Sbeineh, un village situé dans les vergers d'al-Ghouta. Personne ne sait avec certitude ce que contenaient les énormes caisses de films, et malheureusement, personne ne le saura jamais. Parmi les éléments manquants figurent l'intégralité des discours du Président Choukri al-Kouatli, le père de l'indépendance de la Syrie, ainsi que tous les films originaux de la première fête de l'Indépendance de la Syrie. Il est clair que quelqu'un se nourrit des besoins des bibliothécaires et des archivistes en s'appropriant des objets inestimables pour un montant ridiculement bas.

En parcourant à pied la vieille ville de Damas (autrefois le joyau de tout l'Orient), on ne peut qu'être consterné par l'ampleur de la pollution visuelle et de la décrépitude de l'architecture. Les déchets et la crasse recouvrent le lieu. Le bruit des générateurs électriques est si fort qu'il noie celui de l'adhan mystique des centaines de mosquées du vieux Damas.

L'odeur de la poudre à canon surpasse le parfum de jasmin qui fait la réputation de Damas. Des soldats se tiennent au coin des rues, armés jusqu'aux dents pour anticiper toute infiltration de rebelles dans la vieille ville. Aux pieds de la statue du grand sultan musulman Saladin (dont l'Occident se souvient à travers la guerre des Croisés), des ordures sont parfois empilées jusqu'aux chevilles du personnage. La statue se dresse face à la citadelle de Damas (autrefois le donjon de l'Etat), aux portes de l'ancien bazar al-Hamidiyah. Ce marché en forme d'arche est désormais rempli de mendiants, de kiosques illégaux et de marchands ambulants.

Partout, des bouteilles de Coca et des sacs à ordures tailladés jonchent les coins de rue, grouillant d'insectes et de mouches.

Les raisons de ce désastre sanitaire sont nombreuses. La première est que les priorités de l'Etat ont changé : il se préoccupe davantage de financer une guerre que de balayer les rues.

Le nombre d'habitants dans la vieille ville a quadruplé. Des villes et des villages entiers aux alentours de Damas ont été mis à feu et à sang, forçant au final un grand nombre de leurs habitants à trouver un endroit où loger dans le vieux Damas. En outre, les résidents d'origine du vieux Damas (ou ce qu'il en reste) semblent aujourd'hui trop déprimés pour bien prendre soin de leur ville. Il est intéressant de constater que de nombreuses familles louent un espace de logement commun, ce qui les laisse sans salle de bain ou sans douche, forçant beaucoup de ces personnes à se rendre régulièrement aux anciens bains turcs de la ville. Les anciens hammams, qui n'avaient autrefois rien d'une attraction touristique, ont été ressuscités par la guerre. Les familles s'y rendent une fois par semaine, tout comme elles le faisaient il y a cent ans.

De plus, un grand nombre de vieilles demeures de la ville tombent en ruines, comme le palais d'Abdul Rahman Pacha al-Yusuf, l'émir du hajj qui menait les pèlerins tous les ans de Damas à la Mecque. On disait qu’il était l'Arabe le plus riche de l'Empire ottoman. Son palais de 2 500 mètres carrés, situé dans le quartier de Souk Sarouja, était autrefois un plaisir pour les yeux. Sa cour est aujourd'hui détruite, tout comme le liwan (portail) qui s'est complètement effondré, avec ses portes sculptées en mosaïque et son architecture orientale éblouissante. Il en va de même pour le palais du premier Président de la Syrie, Mohammed Ali al-Abid, qui se trouve également à Souk Sarouja. Une moitié est en ruine, tandis que l'autre a été transformée en un atelier de fabrication de chaussures.

Dans le quartier d'al-Amara, derrière la Grande Mosquée des Omeyyades, la résidence du chef de la résistance algérienne du XIXe siècle, l'émir Abdelkader al-Jazairi, est également en très mauvais état, avec des sections entières désormais réduites en poussière et en gravats. Beaucoup de vieilles demeures de la ville, qui avaient été transformées en hôtels-boutiques et en restaurants avant la guerre, sont aujourd'hui fermées ou ont été transformées en centres d'accueil de réfugiés ou en hôtels « de charité », proposant une nuitée pour 15 dollars alors qu'auparavant, le tarif pour les touristes s'élevait à 300 dollars la nuit.

Les destructions n'ont pas seulement lieu à Damas. Une ancienne église maronite, située à 40 kilomètres au nord d'Alep, a été détruite, tout comme l'église arménienne des Quarante-Martyrs, datant du XVe siècle. En effet, la majeure partie de l'ancienne ville d'Alep a été anéantie par les violences qui continuent de sévir. En septembre 2014, le groupe Etat islamique a détruit l'église mémorial du génocide arménien de Deir ez-Zor.

Le magnifique Hôpital national d'Alep a été rasé, tout comme les souks anciens et la Grande Mosquée des Omeyyades de la ville, édifice sublime bâti au VIIIe siècle. La merveilleuse mosquée Khalid Ibn al-Walid de Homs, dans le centre de la Syrie, a également été ravagée. En 2013, le Front al-Nosra a décapité la statue du poète et philosophe de la période abbasside Abou Ala al-Maari, dans le nord-ouest de la Syrie.

Etonnamment, la Mosquée des Omeyyades de Damas en est ressortie intacte, à l'exception d'un incident mineur survenu en 2013 lorsque des frappes de mortiers rebelles en provenance de la campagne de Damas ont brisé ses vitraux à carreaux vieux de plus de 1 300 ans.

Ce mois-ci, le monde entier a retenu son souffle alors que l'Etat islamique a progressé vers la cité antique de Palmyre, sacralisée par les Syriens de tous horizons et par l'humanité dans son ensemble. Les terroristes islamistes qui ont détruit les trésors de Mossoul, en Irak, se trouvent désormais à quelques encablures de Palmyre, site classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. La cité de Palmyre remonte au début du deuxième millénaire av. J-C.

Damas a connu tout cela, à des époques différentes, à une ampleur différente et avec différents acteurs. La ville a été bombardée en 1260, en 1401 et en 1831. En 1925, les colonialistes français ont sauvagement bombardé la ville pendant 48 heures sans interruption. Plus de 150  demeures admirables avaient été détruites, dont le grand palais Azim, qui abritait les gouverneurs de la ville au XVIIIe siècle.

Le souk Midhat Pacha et le souk al-Buzuriyah ont été saccagés, tandis que le toit du souk al-Hamidiyah a été complètement arraché. En 1945, la ville a été une nouvelle fois bombardée par les Français, qui ont cette fois détruit sa citadelle historique et son parlement. Dans la peur et de désespoir, il y a toujours une place pour l'espoir. Rien ne dure éternellement. Telle est la règle d'or de la vie par laquelle jurent les Damascènes. Un jour, cette guerre sera terminée. Une ville qui a vu tant de choses renaîtra certainement de ses cendres, affirment-ils.

C'est ce que cette ville a toujours fait, à chaque fois, depuis 10 000 longues années.

- Sami Moubayed est un historien syrien qui a auparavant travaillé au Carnegie Middle East Center. Fondateur de la Damascus Foundation for Historical Studies, il est l'auteur de Syria and the USA (IB Tauris, 2012).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : porte menant à la vieille ville de Damas (Camille M./Flickr).

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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