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Comment la Turquie a été forcée de s’aligner au sujet de la Syrie

La Turquie a été forcée de changer ses priorités en Syrie, dans la mesure où il est devenu de plus en plus clair qu’un changement de régime constituait un objectif irréaliste

Cela fait bientôt un an que la Russie a commencé sa campagne militaire en Syrie, et ce n’est que maintenant que les contours d’une nouvelle phase du conflit syrien commencent à apparaître. La Turquie se trouve en première ligne de celle-ci.

En raison des implications de sa propre stratégie en Syrie ainsi que du rôle des acteurs externes, la position de la Turquie vis-à-vis du conflit syrien migre lentement vers une position plus proche de celle des États-Unis et de la Russie. Alors que beaucoup saluent ce changement, considéré comme favorable à une résolution politique du conflit, ce dernier est susceptible d’augmenter l’instabilité intérieure en Turquie.

Les États-Unis et la Russie ont connu des divergences de points de vue concernant le conflit syrien. La Russie a toujours rejeté un changement de régime en Syrie, tandis que les États-Unis ont constamment insisté sur le fait que le président Bachar al-Assad devait partir. Cependant, la rhétorique américaine n’a jamais été accompagnée par des actions concrètes visant à permettre ce changement. Sans rôle proactif américain dans le processus politique mené par l’ONU ni soutien adéquat à l’opposition syrienne, qu’il soit politique ou militaire, les États-Unis ont effectivement laissé la porte grande ouverte à la Russie pour qu’elle fasse de son point de vue sur la Syrie une réalité tangible.

La propre stratégie du régime syrien dans la gestion du conflit a consisté à compter sur ses soutiens externes, d’abord l’Iran, puis la Russie, tout en présentant sa lutte contre l’opposition comme une lutte contre l’extrémisme. Au niveau tactique, cela a inclus indirectement le fait de permettre le développement de groupes comme l’organisation État islamique, en particulier après que celle-ci a commencé à cibler les rebelles syriens. Mais lorsque l’État islamique a commencé à attaquer également des zones du régime, la Russie y a vu une opportunité.

L’intervention russe qui a commencé en septembre dernier sous le prétexte de la lutte contre l’État islamique a non seulement permis à Assad de rester au pouvoir – d’autant plus que la Russie a bombardé à la fois l’État islamique et divers rebelles syriens dans le cadre de sa campagne aérienne –, mais a également installé solidement la Russie en tant qu’intervenant clé sans lequel aucune résolution du conflit syrien n’est possible.

Avec la montée de l’État islamique, les États-Unis ont trouvé un ennemi commode à travers lequel ils détournent l’attention de la politique syrienne et ont de plus en plus défini leur implication dans le conflit syrien dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ainsi, l’approche américaine et l’approche russe de la Syrie ont fini par s’aligner.

Cet alignement se transforme en des discussions sur la coordination de campagnes militaires contre l’État islamique et d’autres groupes étiquetés « terroristes » en Syrie. En outre, les États-Unis et la Russie ont commencé à discuter d’un accord-cadre sur une résolution du conflit qui inclut le maintien d’Assad au pouvoir pendant une période de transition.

Au cours de tous ces développements, la Turquie s’est retrouvée sous une pression croissante. Contrairement aux États-Unis, la Turquie a activement cherché à éliminer Assad du pouvoir en accordant son soutien à de multiples groupes armés en Syrie. La Turquie a également commencé par voir dans la montée de l’État islamique une opportunité de se débarrasser rapidement d’Assad et dans le conflit syrien une excuse pour réprimer le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le sud, le long de la frontière syrienne.

Cependant, son approche de laissez-faire à sa frontière syrienne, qui a permis à des milliers de combattants étrangers en provenance d’Europe et d’ailleurs de passer en Syrie pour rejoindre l’État islamique et d’autres groupes, a mis la Turquie sous la pression de l’Europe ainsi que des États-Unis, qui ont commencé à considérer le pays comme un agent d’instabilité. La surveillance accrue de la frontière par la Turquie est venue trop tard, puisque l’État islamique avait alors établi sa présence sur le sol turc et a ensuite lancé une série d’attaques terroristes dans différentes villes turques.

La Turquie a hésité avant de rejoindre la coalition internationale contre l’État islamique dirigée par les États-Unis, ce qui a seulement servi à augmenter la portée des activités de représailles de l’État islamique sur son territoire. En rejoignant la coalition, la Turquie s’attendait à ce que les États-Unis jouent en échange un rôle plus actif vis-à-vis de l’objectif de changement de régime en Syrie désiré par la Turquie. Mais cela n’a pas été le cas.

De plus, les États-Unis ont commencé à soutenir les forces kurdes affiliées au PKK en Syrie (les YPG et leur version féminine les YPJ), bien qu’ils classent le PKK au rang de groupe terroriste ; ils ont vu dans les YPG/YPJ des partenaires militaires au sol fiables dans la lutte contre l’État islamique. La Russie a également commencé à intimider la Turquie à travers la campagne aérienne qui a débuté en septembre 2015, non seulement par des incursions persistantes d’avions de chasse russes dans l’espace aérien turc, mais aussi par des bombardements de groupes rebelles syriens soutenus par la Turquie, ainsi que par un approvisionnement en armes à destination du PKK et un soutien apporté aux Kurdes en Syrie.

La Turquie s’est sentie isolée. Sous pression russe et en grande partie dépourvue du soutien des États-Unis, elle assistait à un glissement progressif de la politique américaine sur la Syrie vers une position plus proche de celle de la Russie. De même, elle était accablée par le problème représenté par l’État islamique sur son sol, ne voyait aucune perspective de changement de régime en Syrie et craignait la possibilité de voir naître une région kurde indépendante à sa frontière, dans la mesure où les Kurdes syriens, pragmatiques, utilisaient leurs liens avec les États-Unis et la Russie pour réclamer l’autonomie. La goutte qui a fait déborder le vase a été la tentative de coup d’État survenue en Turquie en juillet 2016, qui a suscité une réaction mitigée aux États-Unis et en Europe.

Parmi tous ces maux, c’est la perspective d’une autonomie kurde en dehors de la région du Kurdistan irakien qui constitue la ligne rouge de la Turquie. Pour que celle-ci ne soit pas franchie, la Turquie savait qu’elle devait faire des compromis. Ces compromis prennent forme en Syrie.

Il y a quelques jours, le Premier ministre turc a annoncé que la Turquie accepterait le maintien d’Assad au pouvoir pendant une période de transition. Quelques jours plus tard, la Turquie a envoyé des troupes en Syrie pour contrôler la ville frontalière de Jarablus afin d’empêcher les combattants des YPG/YPJ de la prendre à l’État islamique dans le but de la relier aux autres régions contrôlées par les Kurdes dans le nord de la Syrie.

De manière inédite, les États-Unis ainsi que la Turquie ont exigé que les forces kurdes se retirent vers l’est de l’Euphrate, tandis que le régime syrien, voyant dans l’assurance de plus en plus développée des Kurdes une menace pour l’unité de la Syrie, a également bombardé les Kurdes à Hassaké.

Pour la première fois dans l’histoire du conflit syrien, les États-Unis, la Russie et la Turquie se dirigent vers un certain alignement sur la Syrie, bien que ce soit au détriment des Kurdes et de nombreux rebelles syriens soutenus par les Turcs.

Même si cela signifie que la Turquie ne trouvera pas une région autonome kurde à sa porte, les coûts de ce dénouement sont élevés. L’économie turque a été affectée négativement, les activités terroristes de l’État islamique mais aussi du PKK sont susceptibles de continuer et la Turquie devra concéder aux Russes et aux Américains des exigences sur la Syrie, ce qui ne pourra que nuire à la crédibilité politique du président Erdoğan. La Turquie pourrait finalement surfer sur cette vague ; toutefois, les répercussions nationales, économiques, sécuritaires et politiques méritent un temps de réflexion.

- Lina Khatib est à la tête du programme Moyen-Orient/Afrique du Nord de Chatham House. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @LinaKhatibUK

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le vice-président américain Joe Biden (à gauche) et le président turc Recep Tayyip Erdoğan (à droite) s’expriment lors d’une conférence de presse au complexe présidentiel d’Ankara, en Turquie (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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