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Des cyclistes turcs transforment une bonne action en initiative pour encourager l’inclusion

Une initiative de cyclisme communautaire vise à améliorer la qualité de vie des handicapés et à les faire participer à des projets sociaux
Samet Aksuoglu aide un adolescent atteint de trisomie 21 à mettre son casque avant de partir faire du vélo (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

ISTANBUL, Turquie – Tout a commencé avec quelques passionnés de vélo qui cherchaient à remercier quelqu’un pour avoir rendu un service, et petit à petit, une initiative populaire pour aider les handicapés et leur ouvrir de nouvelles possibilités a vu le jour.

En trois ans à peine, l'association Engelsiz Pedal – approximativement, « pédales sans frontières » – qui avait démarré en emmenant en promenade une petite fille clouée dans son fauteuil roulant s’est maintenant développée au point de lancer une initiative pour introduire et promouvoir le cyclisme paralympique en Turquie.

Samet Aksuoglu, un étudiant de 26 ans, est président de l’association. Ses membres sont surtout des jeunes gens insouciants d’une vingtaine d’années qui cherchent à concilier leur passion pour le cyclisme et leur désir d’aider des personnes handicapées à surmonter les obstacles à la fois physiques et psychologiques auxquels elles se voient confrontées.

« Notre but principal a toujours été de nous amuser, tout en faisant participer des personnes handicapées », a expliqué Samet Aksuoglu à Middle East Eye.

Un chauffeur d’Engelsiz Pedal emmène son passager en promenade à travers les rues d’Istanbul (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

Autour d’un verre de thé  

C’est une rencontre fortuite qui a abouti à la création d’Engelsiz Pedal – autour d’un verre de thé, comme c’est presque toujours le cas en Turquie.

En 2013, alors que Samet Aksuoglu et quelques amis de l’université faisaient du vélo le long des rives du Bosphore, ils s’arrêtèrent pour boire un verre de thé. Trouvant les prix exagérés, les étudiants fauchés entreprirent de marchander avec le propriétaire de la maison de thé jusqu’à ce qu’un homme assis à une autre table s’impatiente et déclare qu’il paierait leur addition.

En échange, il leur demanda leur avis concernant une bicyclette qu’il voulait acheter pour son jeune fils, et où il pourrait obtenir le meilleur prix. Samet accepta de l’aider et se rendit chez lui quelques jours plus tard avec un vélo. Il fit alors la connaissance de Ceyda, âgée de 11 ans et clouée dans un fauteuil roulant, et surprit son regard triste tandis que son petit frère se réjouissait de sa nouvelle acquisition

Samet disposait d’une bicyclette équipée à l’avant d’un compartiment de bonne taille pour distribuer des prospectus. Quand il proposa d’emmener Ceyda faire un tour, sa famille fut enchantée. Lui et ses amis se procurèrent quelques coussins pour rendre le compartiment plus confortable, et ils commencèrent à partir en excursion avec Ceyda.

Leur réputation grandit rapidement grâce au bouche à oreille, et des familles de personnes handicapées commencèrent à les contacter pour leur demander de faire participer leurs proches. Les amis adoptèrent le titre de « chauffeurs ». 

Samet Aksuoglu emmène Ceyda faire un tour sur les rives du Bosphore (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

Samet Aksuoglu et ses amis furent bientôt assez organisés pour satisfaire la demande croissante. Ils parvinrent aussi à trouver un financement pour ajouter plus de bicyclettes à leur projet naissant.

Un parcours parfois cahoteux

L’équipe commença à organiser des séances de formation pour chauffeurs bénévoles, couvrant aussi bien une formation de secourisme qu’une préparation psychologique pour apprendre à se comporter avec des enfants atteints de handicaps mentaux.

Plus de 900 chauffeurs bénévoles ont assisté à leurs séances de formation, et Samet affirme qu’il y en a au moins 10 qui sont disponibles à tout moment. Mais c’est aussi à ce stade que Samet Aksuoglu et ses amis constatèrent que leur entreprise s’orientait dans une direction qui ne leur plaisait pas.

Ils commencèrent à recevoir des invitations de nombreuses écoles s’occupant d’enfants handicapés, mais, selon Samet, ils eurent soudain l’impression « d’être devenus un numéro de cirque ».

« Nous mettions ces enfants sur un vélo et nous leur faisions faire un tour dans la cour de l’école tandis que les autres élèves attendaient leur tour. Nous avions à peine le temps de leur demander leur nom », raconte Samet.

Cela eut toutefois une conséquence positive : leur notoriété et une couverture médiatique accrues facilitèrent la recherche de financement et permirent à l’association de porter à cinq le nombre de leurs vélos spécialement adaptés.

Engelsiz Pedal prit la décision de se concentrer sur des projets comprenant moins de participants, mais où les passagers handicapés seraient totalement impliqués.

Gagner la confiance

L’un de ces projets consista en une randonnée de 322 kilomètres à vélo, en mars 2014, d’Istanbul à la péninsule de Gallipoli – où se trouvent d’émouvants mémoriaux de la Première Guerre mondiale. Ils l’entreprirent avec deux « chauffeurs », un jeune garçon malvoyant, et un autre dont une jambe avait été amputée au-dessus du genou. 

Une équipe d’Engelsiz Pedal comprenant un chauffeur et un passager malvoyant au cours d’une excursion en Turquie (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

Oguz Ugur, le jeune malvoyant, avait 17 ans quand il fit cette excursion. Emine, la mère d’Oguz, éclate de rire en se remémorant dans quelles circonstances elle avait autorisé à son fils de partir.

« On m’avait dit qu’il y aurait une équipe médicale qui les accompagnerait tout du long, et qu’ils feraient partie d’un groupe. J’ai appris ensuite qu’ils n’étaient que quatre jeunes gens avec des sacs de couchage et des tentes », a-t-elle raconté à MEE. Je me suis rendu compte par la suite à quel point ils étaient sympathiques et généreux. »

Oguz Ugur explique que c’était la première fois qu’il faisait du tandem, et que le fait de faire du vélo et de camper dans la nature fut une expérience vraiment divertissante.

« D’abord j’ai été choqué. Je m’attendais à une escorte et tout, comme on nous avait dit. Mais ensuite j’ai réalisé que c’était bien plus amusant comme ça », a-t-il dit à MEE. « C’était super de sentir le vent et la pluie sur mon visage, et de faire des trucs comme de camper et de dormir à la belle étoile. »

Les membres d’une équipe d’Engelsiz Pedal font halte près d’un panneau annonçant l’entrée de la ville d’Aydin, au cours d’une excursion sur la côte turque de la mer Égée (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

Les défavorisés s’entraident

Engelsiz Pedal a aussi entrepris un autre projet, une soupe populaire pour les sans-abris à Istanbul. Mais ce qui la distingue d’autres programmes similaires, c’est qu’ils font appel à des handicapés pour la distribution.

On ne dispose pas de statistiques précises sur le nombre de sans-abris dans cette mégalopole tentaculaire qui compte au moins 14 millions d’habitants, mais actuellement la majorité de ceux qui dorment dans les rues d’Istanbul sont des migrants syriens et des réfugiés fuyant la guerre. Pour cette raison, ils se sauvent dès qu’ils voient arriver un groupe de camionnettes ou de voitures au milieu de la nuit, car ils ont peur que ce soient les autorités qui s’apprêtent à les embarquer. Mais un groupe de cyclistes ne les alarme pas.

« Vous devriez voir leurs têtes. Ils secouent les personnes recroquevillées à leurs côtés et s’écrient “Amee” avec stupéfaction, avant de nous remercier profusément », raconte Samet Aksuoglu.

Des bénévoles participent à une distribution de nourriture pour les sans-abris (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

« Amee » est le mot arabe qui veut dire aveugle. Le même mot existe en turc, bien qu’il ne soit pas souvent employé.

L’association a été contrainte d’interrompre temporairement son projet de soupe populaire, essentiellement pour deux raisons : la première, c’est que les sans-abris se sont faufilés plus profondément dans les recoins de la ville depuis que les autorités ont forcé la pression pour les rassembler. Cela voulait dire que les cyclistes ne pouvaient plus les localiser et que la soupe était gaspillée.

Les règlementations contraignantes sont l’autre raison qui a entraîné la suspension du projet.

D’après la législation en vigueur, une association ne peut pas distribuer publiquement de nourriture à moins que celle-ci n’ait été fournie par une entreprise de restauration homologuée qui se conforme aux normes et aux réglementations existantes.

« Notre soupe était préparée, chez eux, par des bénévoles qui nous appelaient pour que nous venions la chercher afin de la distribuer. Nous avons appris qu’il était interdit de distribuer de la nourriture faite maison », regrette Samet Aksuoglu.

Selon lui, ce projet a l’avantage d’inclure tous les membres de la communauté qui souhaitent participer. Il affirme qu’il ne veut pas que leur entreprise devienne corporatiste et commerciale.

Les jeunes gens ont aussi été informés qu’ils seraient passibles de lourdes peines au cas où il arriverait quelque chose aux personnes handicapées dont ils ont la charge. En conséquence, l’association a décidé de demander l’assistance pro bono du département juridique d’une université d’Istanbul.

Le rêve d’une médaille d’or

Pendant que l’équipe juridique étudie comment ils pourraient conserver l’aspect communautaire de leur entreprise sans enfreindre la loi, l’association a décidé de consacrer momentanément son énergie à introduire et promouvoir le cyclisme paralympique en Turquie.

C’est là qu’Enes Gunel entre en scène. Âgé de 26 ans, le jeune homme se retrouva tétraplégique à la suite d’un accident de snowboard en 2012. Passionné de sport depuis toujours, Enes décida de continuer à faire du sport malgré son handicap et il chercha à se lancer dans une carrière de sportif professionnel en utilisant un handbike.

Lors d’une réunion communautaire, Enes Gunel expose le projet visant à introduire le cyclisme paralympique en Turquie (MEE/Suraj Sharma)

Enes contacta la Fédération sportive turque pour handicapés et la Fédération cycliste, mais il ne reçut que des réponses évasives. Il fit alors appel à Engelsiz Pedal, et ensemble ils unirent leurs efforts pour trouver un financement et lancer un programme en vue d’introduire et d’encourager ce sport.

« Nous avons des activités en fauteuil roulant pour certains des sports les plus populaires comme le basket, mais le cyclisme n’intéresse pas tout le monde, » a expliqué Enes Gunel à MEE. « Nous aimerions par la suite constituer une équipe de cyclisme paralympique performante pour servir d’inspiration à d’autres jeunes handicapés. »

Samet Aksuoglu espère qu’ils parviendront à attirer l’attention de coureurs et d’entraîneurs cyclistes paralympiques d’autres pays, tels que le Royaume-Uni qui sont leaders en la matière, et que certains d’entre eux pourraient se laisser convaincre de passer un été à Istanbul pour les entraîner.

Limités par les autorités et les chauffards

Malgré les règlementations contraignantes, les risques et leurs rêves paralympiques, Samet Aksuoglu et les autres bénévoles d’Engelsiz Pedal disent qu’ils sont toujours prêts à rendre le sourire et à apporter un peu de joie aux enfants handicapés.

Les obstacles que les autorités mettent sur leur chemin ne découragent pas ces jeunes gens dans leurs efforts pour enrichir la vie de leurs amis handicapés.

Cependant cette bande de jeunes indomptables ont dû capituler devant les automobilistes d’Istanbul, impatients, coléreux imprudents. Désormais ils n’emmènent plus leurs passagers en excursion que dans certaines zones bien précises le long des rives du Bosphore, dans des espaces de loisirs et des parcs naturels dans les forêts au nord de la ville

« Il nous suffit de lire la joie sur les visages de jeunes comme Ceyda et Oguz quand nous les emmenons en balade pour savoir que nous faisons quelque chose de bien, et pour enrichir nos vies », conclut Samet. 

Des participants à une excursion d’Engelsiz Pedal font un arrêt pique-nique au bord de la mer (avec l’aimable autorisation de l’association Engelsiz Pedal)

Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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