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Egypte : de nouveaux témoignages indiquent que la torture continue

MEE a eu accès à des lettres de détenus décrivant des pratiques de torture physique et sexuelle extrêmes dans les prisons et commissariats de tout le pays
Manifestation dans les rues du Caire contre l’assassinat de Khaled Said, battu à mort par la police à Alexandrie en 2010 (AFP)

Des détenus sont victimes d’actes de torture physique et sexuelle extrêmes dans les prisons et les commissariats de police à travers l’Egypte, ainsi que le révèlent des lettres sorties clandestinement de prison et les témoignages des familles de détenus.

La torture est pratiquée depuis longtemps par les forces de sécurité égyptiennes et a été condamnée depuis des décennies par les groupes internationaux de défense des droits de l’homme. Des lettres écrites récemment par des détenus et auxquelles Middle East Eye (MEE) a eu accès indiquent que ni l’ampleur ni le degré de violence des actes de torture ont été atténués.

Depuis début 2014, on recense au moins 120 décès survenus en détention, selon la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, un groupe de défenseurs des droits de l’homme.

Dans une lettre montrée à MEE, un homme nommé Hassan Ali Ahmed, 29 ans, détenu dans le quartier de haute sécurité de la prison de Tora, raconte avoir été torturé dans la prison et le commissariat de police où il a été emmené après son arrestation.

La lettre, datée du 19 décembre 2014, détaille le traitement subi par Ahmed au commissariat de Basateen en 2012, puis à la prison de Tora. Ahmed affirme avoir été torturé au commissariat sur ordre du chef des services de renseignement du lieu à l’époque, l’officier Khaled Abdel Moneim al-Demerdash.

Dans sa lettre, Ahmed écrit qu’il a été systématiquement torturé lors de sa détention dans la prison de Tora, probablement le plus tristement célèbre des nombreux centres de détention d’Egypte. Ecrivant depuis le quartier de haute sécurité numéro 1, cellule 16b, Ahmed affirme qu’il a été battu et qu’il a été victime d’agressions sexuelles, et que son bras gauche a été cassé lors de ces violences.

Ahmed révèle que sur ordre du directeur des services de renseignement de Tora, un homme qu’il appelle Ahmed Ismail, il a été forcé à « boire un mélange d’eau, d’huile, de sel, de lessive en poudre, de lait et de tabac » jusqu’à le faire vomir pendant des jours entiers.

La lettre d’Ahmed se poursuit avec la description d’un endroit dans le centre de détention où les détenus étaient agressés sexuellement. « Ils nous déshabillent, amènent des tubes et des tuyaux, et nous agressent avec », écrit Ahmed. « La seule possibilité d’échapper à tout ça, c’est de payer. »

Sur ordre des gardes, raconte Ahmed, d’autres détenus criminels « nous frappent avec des fils électriques… ils nous tiennent suspendus par les épaules, nus, tout en riant et se moquant de nous ».

Des dizaines de cas récents

Les lettres et les histoires recueillies par Aida Seif al-Dawla, directrice du Centre égyptien Nadeem pour la réhabilitation des victimes de torture, qu’elle a partagées avec MEE, décrivent dans les détails des dizaines d’autres cas de torture, d’abus et même de meurtres ayant eu lieu dans les centres de détention égyptiens au cours des derniers mois.

« Ces histoires de torture devraient avoir un impact sur la réputation de l’Egypte et sur la réhabilitation internationale de Sissi, mais ce n’est pas le cas », affirme Andrew Hammond, chargé de recherche sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil européen des relations internationales (ECFR).

« Les tensions actuelles sont tellement exacerbées que les pays occidentaux ont pris position et décidé de soutenir le régime de Sissi, et il est difficile d’imaginer ce qui pourrait les forcer à réexaminer leur position », explique-t-il à MEE.   

Le 1er février, Khaled Meselhi fut arrêté lors d’une manifestation près de son domicile, d’après sa famille. Le lendemain, ses proches ont été appelés par la police locale qui les invitait à venir chercher son corps. Quand la femme de Meselhi s'est rendue au commissariat de police de Zaqazig, elle s'est rendu compte que son visage avait été massacré.

Selon la police, Meselhi est mort après être tombé d’un bâtiment qu’il avait essayé de cambrioler, une version des faits que sa famille réfute.

Les familles des détenus affirment souvent que leurs proches sont torturés dans les prisons égyptiennes. Dans l’un des cas mis en lumière par l’ONG égyptienne Nation Without Torture, la mère d’un étudiant nommé Hassan Gamal Hassan Rihan, de Dakhaliya, écrit que son fils est toujours actuellement torturé par les agents de sécurité.

Accusé d’avoir incendié des voitures de police et d’avoir tué un agent, Hassan a été arrêté à un poste de contrôle le 27 janvier 2015. Sa famille affirme qu’il a disparu pendant trois jours après son arrestation, période durant laquelle les autorités ont nié savoir où il se trouvait.

« Puis nous l’avons trouvé au commissariat de Mansoura One, laissé pour mort suite à la torture », écrit sa mère dans l’appel de Nation Without Torture. « La torture à l’électricité continue, pour le pousser à signer des aveux relatifs à de fausses accusations. »

Mansoura One

Le commissariat de Mansoura One figure également dans les témoignages rassemblés par le centre Nadeem. Un avocat souhaitant conserver l’anonymat y affirme que d’après ses clients, qui ont été détenus au commissariat, l’officier responsable des investigations, Sherief Abulnaga, aurait supervisé la torture de treize hommes.

Le centre explique que les treize hommes auraient été « enlevés » et que l’accès aux poursuites judiciaires ainsi qu’à leur avocat et à leur famille leur aurait été refusé. Ils ont été torturés afin de leur arracher des aveux, concernant notamment la responsabilité de l’érection d’un barrage routier dans le gouvernorat de Dakahliya, le 25 janvier. Ils ont été frappés et électrocutés par les mains, les pieds et les organes génitaux jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance.

Un cas similaire est survenu le 8 février lorsque de jeunes hommes détenus dans le camp de sécurité de Shalal, à Aswan, ont dénoncé des tortures infligées par le responsable du camp et d’autres officiers. Les hommes ont eu les yeux bandés et ont été régulièrement soumis à la torture par électrocution, ainsi qu’à une violence verbale obscène et des menaces de mort visant à leur extorquer des aveux. 

Andrew Hammond de l’ECFR affirme que ce niveau d’abus de la police égyptienne peut être en partie expliqué par la synthèse opérée par le gouvernement Sissi des approches expérimentées dans le passé en Egypte, notamment sous les régimes autocratiques de Gamal Abdel Nasser et Hosni Moubarak.

« Sous Moubarak, les abus de la police étaient quotidiens et généralisés, au-delà des motifs politiques », explique Andrew Hammond, « et il semblerait que ce que nous avons maintenant avec Sissi soit un mélange de la répression de la période de Nasser et de celle de Moubarak – des abus à la fois politiques et routiniers, Nasser plus Moubarak ».

Electrocution et silence

Le 3 février, Human Rights Watch (HRW) signalait le cas d’Abdallah Shehata, un ancien conseiller du ministère des Finances égyptien, et de son frère qui ont été soumis à des actes d’« électrocution et à d’autres mauvais traitements » par les interrogateurs pour les forcer à avouer qu’ils possédaient des armes.

Dans le passé, Shehata avait été responsable des négociations de l’Egypte avec le Fond monétaire international. Il est emprisonné depuis le 28 novembre 2014.

« Le silence du gouvernement sur les révélations selon lesquelles la police a électrocuté un professeur d’université donne la mesure de la dérive égyptienne depuis le début du Printemps arabe », observe Nadim Houry, directeur adjoint de HRW pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

« Alors que l’Egypte doit faire face à de réelles menaces pour sa sécurité, les autorités répondent avec des méthodes qui ne font qu’aggraver les griefs de la population. Les révoltes de 2011 ont été déclenchées en partie à cause de cette brutalité généralisée de la police. »

Une source médicale citée par le centre Nadeem raconte dans les détails un autre cas dans lequel un avocat a été torturé alors qu’il était en détention. Or il semble que, cette fois-ci, la victime soit morte de ses blessures.

Karim Hamdy Mohamed, 27 ans, est décédé au commissariat de Matareya le 24 février, avec « plusieurs côtes cassées, des contusions sur l'abdomen, la poitrine et le dos, probablement causées par des coups de pied ». Un rapport médico-légal montre que Karim avait aussi dix côtes fracturées.

« Il semble que Karim Hamdy Mohamed ait été torturé à mort », affirme Mohamed Elmessiry, chercheur spécialisé sur l'Egypte à Amnesty International. « Cela a entraîné des manifestations de la part du syndicat des avocats et une ordonnance de non-publication sur les investigations relatives à cette affaire a été imposée par le procureur général. »

D'après la source médicale, qui souhaite rester anonyme, Mohamed avait également des signes d'hémorragie dans la poitrine, l'abdomen et la tête. Le ministère de l'Intérieur a déclaré que Mohamed avait été arrêté « dans une cellule terroriste » et accusé de posséder des armes à feu.

Décès en détention

Mohamed n'est pas le seul à être mort au commissariat de Matarey cette semaine-là. Des recherches du centre Nadeem et d'Amnesty International montrent que deux autres hommes sont décédés au commissariat, dont un la même nuit que Mohamed.

Le premier était Emad Mohamed al-Attar, 48 ans, qui est mort au commissariat après une arrestation dépourvue de fondements précis, apparemment à cause du refus des agents de lui apporter une assistance médicale urgente.

Puis un troisième homme, Mustafa Mahmoud, est mort au commissariat quelques jours plus tard. L'autorité de médecine légale a refusé de commenter le décès. Toutefois, selon Elmessiry, il existe bien des preuves montrant qu’il a été forcé à tenir une position douloureuse et stressante pendant plusieurs heures avant son décès.

Selon une liste élaborée par des activistes locaux et la Commission égyptienne pour les droits et les libertés, on recense au moins 121 décès en détention en Egypte depuis début 2014.

Un certain nombre de ces décès ont eu lieu au commissariat de Matareya. Des données d’Amnesty International montrent qu'au total, au moins neuf personnes sont décédées dans ce  commissariat de police depuis le mois d'avril 2014.

« L'augmentation des décès en détention est probablement due au fait que les détenus condamnés à un an ou moins purgent maintenant leur peine dans les commissariats de police », explique Elmessiry à MEE. « Cela entraîne un surpeuplement des commissariats et des conditions de détention déplorables, ce qui explique pourquoi nous assistons à une hausse des décès. »

« Aucun fondement de vérité »

Le ministère de l'Intérieur égyptien n'a pas souhaité répondre aux demandes de commentaire sur ces décès, ni sur la torture en détention en Egypte en général.

Toutefois, le porte-parole du ministère, le général Hani Abdellatif, a affirmé dans une déclaration au site d’information égyptien Akhbarak le 4 février que les accusations des organisations de droits de l'homme quant aux mauvais traitements des détenus emprisonnés suite à la violation des lois sur les manifestations « n'ont aucun fondement de vérité ». 

La population pénitentiaire en Egypte a augmenté considérablement depuis que les forces armées ont évincé Mohamed Morsi en juillet 2013. Le Réseau arabe pour l'information sur les droits de l'homme estime que fin 2014, on dénombrait 42 000 personnes emprisonnées dans le cadre des arrestations de membres des Frères musulmans et, plus généralement, de la répression de la dissidence.

Parallèlement à cette augmentation de la population pénitentiaire, on compte de plus en plus de témoignages de mauvais traitements et de cas de torture dans les prisons égyptiennes, et il n'y a pas de signe de fléchissement.

« L’impunité constitue la raison principale de la persistance des mauvais traitements et de la torture contre des détenus », affirme Elmessiry d'Amnesty International. « Jusqu'à présent, aucun agent de sécurité n'a été tenu responsable de ces meurtres et tortures. »

Entre-temps, les gouvernements du monde entier placent d'autres priorités bien avant les abus des droits de l'homme en Egypte, déplore Andrew Hammond.

« Sissi est considéré comme un allié fondamental sur les enjeux de sécurité, au Sinaï, en Libye et  sur la question plus large Syrie – Etat islamique, et sa politique à l'égard d'Israël, quoique problématique à propos de Gaza, rentre dans le cadre de ce que les puissances occidentales jugent acceptable », explique-t-il à MEE. « Sissi est conscient de tout cela, donc il sait que l'Etat policier peut survivre. »


Traduction de l'anglais (original).

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