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Égypte : « Le jour où le barrage d'Éthiopie sera achevé sera celui de notre mort »

Pendant que la construction du grand barrage de la Renaissance se poursuit en Éthiopie, les fermiers égyptiens se préparent à affronter une autre sécheresse et des terres stériles
Terres agricoles verdoyantes entre le Nil et l’une des montagnes des déserts de l’est à Minya (MEE/Mohamed Mahmoud)

MINYA, Égypte - Dans sa petite maison de paille, le fermier Mostafa Metwally attend son tour pour irriguer son demi-feddan (demi-hectare) de terre « assoiffé », dans le village de Quloba, province de Minya, en Haute-Égypte.

Pendant la saison hivernale, cet agriculteur de 70 ans plante de la canne à sucre et du blé.

« Ma récolte n’est plus aussi rentable qu’auparavant en raison du manque d’eau actuel. Rien de nouveau », fait-il remarquer, car le problème remonte vingt ans en arrière.

Les fermiers de la province du sud se plaignent d’une grave pénurie d’eau qu’on s’attend à voir s’aggraver quand l’Éthiopie aura achevé la construction du grand barrage de la Renaissance éthiopienne (Grand Ethiopian Renaissance Dam, GERD) – d’un coût de 4,1 milliard de dollars – dont la mise en service est prévue d’ici juillet.

Le fermier égyptien Mostafa Metwally (à gauche) en compagnie de son ami et voisin Adel Adly, montrent d’un geste désespéré leur terre desséchée (MEE/Mohamed Mahmoud)

Les causes de la situation désespérée des agriculteurs ? Une population en augmentation rapide se dispute des réserves d’eau fixes, et le changement climatique vient s’ajouter aux systèmes d’irrigation archaïques pour créer une pénurie d'eau, aggravée suite à la révolution de 2011, qui a renversé le chef historique, Hosni Moubarak.

Mohamed Nasr Allam, ancien ministre des Ressources hydrauliques et de l’irrigation, explique à Middle East Eye qu’il revient au gouvernement de déterminer la ration d’eau du Nil disponible pour chaque agriculteur. Comme les mouvements sociaux se sont multipliés suite à la révolte de 2011, les fonctionnaires ont, pour étouffer les troubles, accordé aux fermiers un quota d’eau plus élevé que d’habitude, ce qui a, pense Allam, provoqué une baisse des réserves hydrauliques.

Il faut s’attendre à une période « très sombre »

Deux fermiers montrent un petit canal qui servait à transférer de l’eau du Nil vers leurs terres. Il est aujourd’hui totalement à sec et déborde d’ordures et d’eaux usées, entre autres déchets agricoles.

Minya, Égypte : un canal qui servait à transférer de l’eau du Nil est aujourd’hui totalement à sec et déborde d’ordures et d’eaux usées, entre autres déchets agricoles (MEE/Mohamed Mahmoud)

Le Nil est la base de l’existence même de fermiers comme Metwally ainsi que des 90 millions d’Égyptiens qui dépendent complètement de ce fleuve pour l’agriculture, l’industrie et l’eau potable.

L’Égypte se trouve déjà en dessous du seuil de pauvreté hydraulique, avec un déficit annuel de plus de 20 milliards de mètres cubes. Les Nations unies prévoit que l’Égypte sera, d’ici 2025, au bord d’une « crise hydraulique absolue ».

Metwally s’attend à d’autres périodes très sombres si l’Éthiopie réalise son rêve de terminer la construction de son barrage.

« Le jour où ce barrage sera achevé sera celui de notre mort, littéralement », a-t-il déploré en effritant entre ses doigts un morceau de terre desséchée.

« Même les animaux souffrent de soif et de faim »

« Quand on voit dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui, qu’allons-nous devenir dans quelques années ? », ajoute-t-il.

Adel Adly, 66 ans, propriétaire de 25 hectares de terres, poursuit : « le Nil est ‘’plus précieux’’ que mes deux fils. Sans lui [le Nil], il n’y a pas de vie en Égypte. »

Adly fait fièrement visiter de sa ferme, où se dressent de hautes et belles tiges de canne à sucre.

Cet agriculteur, vêtu d’une simple djellaba noire et d’une lourde écharpe autour du cou pour lutter contre la fraicheur du climat à cette saison, confie avec angoisse ce qu’il redoute.

« Nous sommes inquiets pour notre avenir, nous redoutons une sécheresse qui rendrait nos terres définitivement stériles ».

Une route étroite et poussiéreuse sépare les deux fermes. L’attention de Metwally est attirée par un petit garçon qui arrive, assis sur un chariot tiré par un âne décharné.

« Même les animaux souffrent de soif et de faim,nous nous trouvons dans une situation difficile », déplore-t-il.

Les deux buffles de Metwally sont couchés au soleil, à quelques mètres de distance de son âne. Ils l’aident à porter des outils et d’autres équipements de sa maison à la ferme.

Animaux dans une ferme à Minya (MEE/Mohamed Mahmoud)

Adly, Metwally ainsi que d’autres appartenant à des générations plus anciennes d’agriculteurs en Haute-Égypte, appellent le Nil « Bahr », la mer en arabe.

Mohsen El Gibaly, agriculteur de 64 ans, est assis dans le salon démodé de la maison à deux étages appartenant à son grand-père, qu’il vient de rénover. La famille de Gibaly possède plus de 100 hectares à Quloba.

« Nous appelons le Nil ‘’bahr’’ et la mer nous l’appelons le Nil », précise-t-il au milieu des rires tonitruants des trois fermiers qui évoquaient leur amitié de cinquante ans. « Je ne sais toujours pas pourquoi ».

Hérodote, historien de la Grèce antique, a écrit vers l’an 450 av. J.C. que l’Égypte était « le cadeau offert par le Nil », expliquant ainsi que les eaux du fleuve reconstituent le sol de l’Égypte, offrant à son peuple des champs verdoyants à cultiver.

Guerre de l’eau

Les chefs du village se rencontrent dans la maison de Gibaly pour régler tout conflit ayant trait à l’irrigation, car dans certains cas, les gens en viennent même au meurtre.

Le ministère de l’Irrigation détermine et répartit entre tous les périodes d’irrigation. On trouve l’un de ses bureaux à Quloba, les autres étant répartis dans d’autres villages. Ce sont tous de modestes bâtiments d’un étage, sur la façade desquels est peint le drapeau égyptien.

Selon le quotidien Shorouk news, dans la ville de Minya de Maghagha, deux agriculteurs ont trouvé la mort le 5 janvier, lors d’une querelle entre deux familles qui s’est envenimée au point où des coups de feu ont été échangés. L’enjeu était de savoir laquelle allait la première irriguer sa ferme...

L’agriculture consomme 85 % des quotas d’eau affectés à l’Égypte

Le responsable du développement social auprès de l’Initiative du bassin du Nil, Mohamed Mohieddin, explique ainsi l’origine de ces querelles d’irrigation et toute l’importance que revêt l’agriculture dans le pays :

« L’agriculture donne du travail à un tiers des Égyptiens et si l’eau venait à manquer, l’agriculture disparaîtrait », souligne-t-il en précisant que 57 % de la population vit dans des zones rurales.

« L’agriculture consomme 85 % des quotas d’eau affectés à l’Égypte. Toute pénurie impactera donc directement l’irrigation, qui affectera les relations entre agriculteurs. On imagine déjà les conflits dans chaque village », a-t-il ajouté.

Dans la salle de séjour de Gibaly, des tas de livres jonchent deux sofas, placés devant une bibliothèque taillée à même le mur.

« J’ai commencé à me documenter au sujet d’un futur plan d’irrigation, car notre avenir n’est pas rose. Nous en serons sans doute réduits à l’irrigation par goutte-à-goutte », a-t-il déploré, ajoutant qu’il leur fallait d’ores et déjà consommer l’eau avec la plus grande prudence, comme s’ils habitaient dès à présent un désert stérile.

C’est l’Égypte qui prend la part du lion des eaux du Nil

Des traités, remontant à l’époque de la colonisation britannique dans la région, stipulent que Soudan et Égypte sont les seuls à jouir du droit exclusif d’exploiter les eaux du Nil – l’Égypte recevant la part du lion : 55,5 milliards de mètres cubes. Le différentiel entre besoins en eau et disponibilité de la ressource atteint plus de 20 milliards de mètres cubes.

Certains agriculteurs à Quloba et dans beaucoup d’autres villages de la région de Minya ont résolu leur problème de pénurie en pompant les eaux de la nappe phréatique. Comme le Nil coule à quelques mètres à peine de leur ferme, ils installent des dizaines de pompes en métal pour irriguer leurs terres avec l’eau de la nappe phréatique. Or cette pratique provoque l’érosion des sols, ce qui force les agriculteurs à construire leurs maisons sur les terres agricoles. Des dizaines de maisons en parpaings ont été ainsi édifiées en bordure de verdoyantes terres cultivées.

Rêve national de l’Éthiopie

L’Éthiopie, la source du Nil Bleu qui rejoint le Nil Blanc à Khartoum et se prolonge en Égypte, construit ce barrage pour faire passer sa capacité de production d'électricité de 2 060 à 6 000 MW, pour satisfaire les besoins de la plupart de ses citoyens.

Environ 70 % de ses 99 millions d’habitants subissent d’interminables coupures de courant parce qu’ils vivent dans des régions qui ne sont pas actuellement couvertes par le réseau électrique du pays.

Juillet 2016 : l’ingénieur directeur du projet GERD, Simegnew Bekele, devant le barrage éthiopien sur le Nil Bleu (MEE/Mohamed Mahmoud)

En juillet de 2016, le directeur du projet GERD, Simegnew Bekele, a rassuré les journalistes égyptiens en visite sur le site du barrage pour la première fois : les intentions de l’Éthiopie n’ont rien que de strictement positif.

« L’Éthiopie n’a nullement l’intention de déposséder l’Égypte de ses quotas d’eau. Nous voulons seulement combattre notre ennemi commun : la pauvreté », a-t-il déclaré.

Le gouvernement estime que le barrage permettrait au pays de vendre de l’électricité à ses voisins, dont le Soudan, le Soudan Sud, Djibouti, le Kenya et même l’Égypte.

Pourtant ces espoirs de développement se heurtent aux craintes de l’Égypte : le barrage risquerait de provoquer la sécheresse autour du village de Quloba et d’autres lieux dont la survie dépend uniquement de l’agriculture.

La couverture médiatique égyptienne de la construction du barrage reflète immanquablement la peur, la méfiance et les doutes à propos de son impact sur le quota en eau du Nil pour l’Égypte.

Le journaliste éthiopien Solomon Gosho minimise les appréhensions égyptiennes.

Gosho, qui écrit pour le journal éthiopien The Reporter, se veut rassurant : « Voici quelle est notre position officielle : le volume d’eau diminuera sur une courte période de temps et il est prouvé scientifiquement que ce risque est gérable – il ne provoquera pas une sécheresse en Égypte ».

Il a ajouté que le barrage est construit principalement pour produire de l’électricité, pas pour constituer des réserves hydrauliques.

Pommes de discorde

En mars 2015, suite à plusieurs années de conflits et de négociations avortées, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a signé à Addis-Abeba un accord préliminaire avec l’Éthiopie et le Soudan.

Cet accord se fondait sur une déclaration de principes garantissant que la construction du barrage ne porterait préjudice à aucun autre pays en aval et que, si elle devait nuire aux intérêts de certains d’entre eux, ils seraient indemnisés. Cela n’a pourtant pas réglé plusieurs pommes de discorde : le droit de l’Éthiopie de construire le barrage sans coordination avec l’Égypte, décision que le gouvernement égyptien considère comme une violation du traité de 1959.

Suite à cet accord, Sissi a souligné la dépendance de son pays aux eaux de Nil.

« Vous allez vous développer et accélérer votre croissance et j’en suis ravi pour vous. Mais gardez toujours présent à l’esprit que la survie même des Égyptiens dépend des eaux de ce fleuve », a-t-il martelé.

Allam, ouvertement opposé à cet accord avec l'Éthiopie, a exprimé des mises en garde contre les « effets négatifs et catastrophiques du barrage ». 

« Le remplissage du réservoir du barrage de la Renaissance provoquera une baisse considérable du niveau des eaux du grand barrage d’Assouan en Égypte [le Lac Nasser], situé en aval. »

Jadis agriculteur, Hafiz a quitté l'Égypte pour un emploi de comptable en Arabie saoudite

Le haut-barrage d’Assouan, sur la frontière entre l’Égypte et le Soudan, a été mis en service à  partir de 1971, en vue de protéger l’Égypte des inondations, produire de l’électricité et, surtout, conserver une réserve d’eau en prévision des périodes de sécheresse.

Cependant, les opposants du barrage d’Assouan affirment que s’il a effectivement produit de l’électricité et contenu les grandes inondations dans beaucoup de régions, il a aussi créé d’autres problèmes, comme une baisse de fertilité du sol dans le delta.

Allam redoute que le projet GERD provoque l’érosion de millions d’hectares de terre agricole, une moindre quantité d’électricité produite par le barrage d’Assouan et une grave pénurie d’eau potable.

« Le haut-barrage ne peut se remplir qu’à condition de ne pas se trouver en aval d’un autre barrage, car alors on se retrouverait avec un robinet qu’il ne nous appartiendrait plus d’ouvrir ou de fermer – avec des conséquences catastrophiques sur notre sécurité nationale », a-t-il prévenu.

Les agriculteurs plus âgés des générations précédentes estiment qu’il est honteux d’abandonner sa terre pour partir chercher d’autres formes d’emploi, et très peu osent se le permettre. Quant à Mohamed Abdel Hafiz, 37 ans, qui dirige depuis l’étranger son exploitation agricole familiale, pas un jour ne passe sans qu’il envisage de vendre les terres de sa famille et d’abandonner l’agriculture, d’autant plus depuis qu’il sait que le barrage éthiopien est sur le point d’être achevé.

Il y a quelques mois, Hafiz a constaté que ses revenus s’étaient considérablement réduits en raison de la détérioration de l’économie. Il a donc quitté l’Égypte pour un emploi de comptable en Arabie saoudite, et dirige maintenant sa ferme à partir de Riyad. 

« Jadis, nous pouvions vivre de l’agriculture. Désormais, nous y investissons tout notre argent, sans parvenir à dégager de bénéfices. »

Traduit de l’anglais (original) par [email protected].

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