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« Ils meurent, tout simplement » : un village palestinien asphyxié par les déchets d’une colonie israélienne

Un ruisseau d’eaux usées près de Bruqin, en Cisjordanie occupée, a des effets dévastateurs sur la santé et les moyens de subsistance des Palestiniens
Ahmed Abdulrahman sur son terrain qui a été endommagé par une inondation d’eaux usées il y a deux mois, tuant de nombreux oliviers et provoquant des maladies sur d’autres (MEE/Megan Giovannetti)
Par Megan Giovannetti à RAMALLAH, Cisjordanie occupée

À l’extérieur de la maison d’Ahmed Abdulrahman, dans la vallée d’al-Matwa, l’humidité estivale rend l’odeur des excréments humains presque insupportable. Alors que les colonies et les usines israéliennes dominent la vallée, un ruisseau d’eaux usées s’écoule sans discontinuer en contrebas.

« Les moustiques ne nous laissent pas dormir. Nous avons peur des maladies, en particulier chez les enfants », déclare à Middle East Eye cet homme de 62 ans au visage fatigué. Au cours des trois dernières années, son épouse a été l’une des nombreux habitants de la région à avoir développé un cancer.

Situées dans le district de Salfit (Cisjordanie occupée) entre les villes palestiniennes de Ramallah et de Naplouse, les vallées d’al-Matwa et al-Atrash collectent les eaux usées mal gérées des habitants palestiniens de Salfit et des habitants israéliens des colonies illégales voisines d’Ariel et de Barkan.

Selon un rapport publié en 2009 par l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, les Palestiniens vivant dans ces vallées sont exposés à « des eaux usées non traitées contenant des virus, des bactéries, des parasites et des métaux lourds et toxiques [qui sont] dangereux pour la santé des personnes et des animaux ».

Le flot de produits toxiques a eu un effet dévastateur sur la santé et les moyens de subsistance des Palestiniens de la région – et bien que les autorités israéliennes nient toute responsabilité, des études ont soulevé de sérieuses inquiétudes concernant les effets à long terme de cette catastrophe environnementale et médicale.

« Nous vivons véritablement en enfer »

Le village de Bruqin s’étend à travers la vallée d’al-Matwa et ses maisons jalonnent les flancs des collines.

Murad Samara, employé de la municipalité de Bruqin et volontaire de la Société de secours médical palestinien, pointe du doigt les maisons où une personne qu’il connaît est malade ou décédée des suites d’une affection liée à ces eaux usées tristement célèbres. 

« Chaque jour, nous apprenons qu’une personne de notre connaissance est malade »

- Ammar Barakat, habitant de Bruqin

Il souligne leur âge : un homme d’âge moyen habitant cette maison est décédé d’un cancer il y a cinq ans ; une adolescente de 15 ans habitant cette autre maison s’est effondrée dans la cour de son école l’année dernière et est décédée deux mois plus tard d’une autre forme de cancer à un stade avancé.

« Chaque jour, nous apprenons qu’une personne de notre connaissance est malade », déclare Ammar Barakat (37 ans), qui a constaté l’impact de la pollution sur sa famille et sa communauté à Bruqin, l’un des villages les plus touchés du district de Salfit.

Son frère est décédé il y a deux ans d’un cancer dépisté trop tard. Farouq Barakat, voisin d’Ammar Barakat, vit dans un foyer avec 24 enfants. L’épouse de Farouq, Maye, est constamment stressée par la santé de ses enfants et de ses beaux-enfants.

Son plus jeune fils, âgé d’un an et demi, a des problèmes respiratoires et Rasha, trois ans, est atteinte de leucémie depuis son plus jeune âge. 

« C’est normal d’être malade ici », déclare Maye Barakat. « L’odeur, l’eau, tout est très mauvais. »

Maye Barakat tient dans ses bras son fils d’un an et demi, qui a des problèmes respiratoires, et ses papiers médicaux (MEE/Megan Giovannetti)
Maye Barakat tient dans ses bras son fils d’un an et demi, qui a des problèmes respiratoires, et ses papiers médicaux (MEE/Megan Giovannetti)

Bien que les eaux usées non traitées affectent sérieusement la santé publique, les produits chimiques toxiques provenant des usines avoisinantes qui contaminent l’eau constituent une menace plus grave encore. 

En 2017, B’Tselem a signalé que l’État d’Israël exploitait des terres palestiniennes pour traiter divers déchets créés non seulement dans des colonies illégales, mais également à l’intérieur de la ligne verte.

Dans le rapport, les zones industrielles des colonies d’Ariel et de Barkan seraient dotées de deux des quatorze installations de traitement des déchets administrées par Israël en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est.

Les zones industrielles d’Ariel et de Barkan traitent les huiles usagées et les déchets électroniques dangereux – déchets jugés trop dangereux à traiter en Israël en vertu de la législation sur la protection de l’environnement, et qui ont donc été transférés dans les territoires palestiniens occupés où de telles réglementations israéliennes ne s’appliquent pas.

Les tuyaux ouverts près de ces zones industrielles sont clairement visibles, avec les eaux usées s’écoulant dans les vallées d’al-Matwa et al-Atrash.

« Nous vivons véritablement en enfer », déclare Ammar Barakat, le visage impassible, en regardant le flot de déchets toxiques qui passe devant chez lui.

Pour Abdulrahman Tamimi, médecin du seul hôpital de Salfit, la corrélation est claire. 

« Les habitants de ces villages particuliers [proches des zones industrielles] ont les mêmes caractéristiques, les mêmes maladies », explique-t-il. « On peut en conclure qu’il y a un problème là-bas.

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« Ces derniers temps, nous voyons beaucoup de personnes atteintes d’un cancer… ce qui est vraiment rare habituellement chez les jeunes, entre 20 et 25 ans », poursuit le médecin.

Les cas qu’il suit vont du cancer du poumon au cancer des os, mais chaque cas est agressif. En raison de divers facteurs sociaux et économiques, le Dr. Tamimi voit souvent ses patients quand il est trop tard.

« Ils vivent trois mois après le diagnostic et meurent. Ils meurent, tout simplement. Ils ne viennent pas à un stade précoce », déclare-t-il à MEE.

Il y a trois ans, la municipalité de Bruqin a construit une canalisation pour aider à résoudre certains problèmes de surface causés par les eaux usées, tels que les odeurs et les moustiques. Cependant, ces efforts se sont révélés insuffisants.

Alors que le village de Bruqin s’étend sur dix kilomètres, la canalisation ne fait que deux kilomètres de long. Par ailleurs, les ordures physiques l’obstruent fréquemment. 

« Les canalisations n’ont pas résolu les problèmes car elles se remplissent et fuient, créant une mer d’eaux usées qui endommagent notre terre », explique Ahmed Abdulrahman.

Il y a deux mois, ses terres ont été inondées par les eaux usées s’écoulant des canalisations bouchées. Abdulrahman affirme que 22 de ses 50 oliviers sont morts ou sont tombés malades, découvrant des branches complètement nues quelques mois seulement avant la saison des récoltes. 

« Nous craignons que la récolte des olives de cette année ne soit pas consommable car les eaux usées contiennent également des produits chimiques provenant des colonies », confie-t-il à MEE.

Il estime que les dégâts lui feront perdre près de 2 000 shekels (environ 500 euros) sur la récolte de cette année, sans parler des effets à long terme de la perte de près de la moitié de sa plantation. 

Les inondations ne détruisent pas seulement ses terres, mais également sa famille. Les épouses de ses fils et de ses voisins quittent leurs maisons lorsque des inondations se produisent et emmènent leurs enfants dans d’autres villages. 

« Ils partent pendant un mois jusqu’à ce que l’eau se retire et ils reviennent », précise Ahmed Abdulrahman, « mais au bout d’un mois, la mer revient et ils repartent. »

« Le problème principal est l’occupation »

Dans une déclaration officielle à Middle East Eye, la municipalité d’Ariel a nié toute responsabilité de la colonie israélienne vis-à-vis de la crise écologique et sanitaire dans la région de Salfit.

« Toutes les eaux usées de la ville d’Ariel passent par une usine de traitement des eaux usées et tout le ruissellement qui provient d’Ariel est de l’eau qui a déjà été traitée », indique le communiqué.

B’Tselem affirme toutefois que l’installation de traitement des eaux usées de la colonie d’Ariel « a complètement cessé de fonctionner en 2008 ».

La municipalité de la colonie a été jusqu’à blâmer directement les Palestiniens – qui sont souvent désignés par le terme « Arabes » en Israël.

« Malheureusement, les communautés arabes voisines ne traitent pas leurs eaux usées, en particulier dans la région de Salfit », poursuit le communiqué. « Leurs eaux usées se déversent directement dans le wadi [vallée] et ces eaux se déversent dans l’aquifère de la montagne, qui pollue les eaux et nuit à la santé de tous. »

Murad Samara près d’une partie du flux toxique des eaux d’égout juste au début du tuyau construit par la municipalité (MEE/Megan Giovannetti)
Murad Samara près d’une partie du flux toxique des eaux d’égout juste au début du tuyau construit par la municipalité (MEE/Megan Giovannetti)

« Le principal problème est l’occupation [parce que] nous n’avons aucun pouvoir », affirme en revanche Murad Samara, l’employé de la municipalité de Bruqin.

Il explique que la mairie de Salfit essaie de créer une installation de traitement des eaux usées pour desservir le district depuis 1989.

Deux projets distincts soutenus par des fonds européens en 2000 et 2009 ont également échoué parce que les autorités israéliennes ont refusé de délivrer des permis pour construire l’installation sur les terres de la vallée d’al-Matwa, qui se trouve dans la zone C de la Cisjordanie, sous contrôle total de l’armée israélienne. 

Le projet de 2009 a fait l’objet d’un ultimatum israélien : l’installation de traitement financée par l’Allemagne serait autorisée sur les terres de la zone C si celle-ci traitait également les déchets d’Ariel.

L’Autorité palestinienne a dénoncé cette offre comme une demande de reconnaissance de facto de la légitimité d’Ariel, alors que les colonies israéliennes sont illégales au regard du droit international.

Bien qu’une toute nouvelle pancarte sur le territoire de Bruqin annonce une tentative de construction d’une installation de traitement des eaux usées financée par la coopération financière bilatérale allemande, même si le projet aboutit à son échéance fixée à 2022, les effets de décennies d’exposition à des eaux usées toxiques pourraient être irréversibles. 

Dommages irréversibles

Le docteur Mazin Qumsiyeh, professeur de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire à l’Université de Bethléem et célèbre militant, a été un pionnier dans la recherche sur les effets intergénérationnels à long terme de l’exposition à des déchets toxiques. 

« La plupart des Palestiniens demandent à être libérés de l’occupation. Tout ce que je demande, c’est de l’air frais. D’ici là, je ne peux penser à rien d’autre »

- Ammar Barakat

Qumsiyeh et une équipe d’étudiants diplômés ont recueilli des échantillons de sang d’un groupe témoin et de deux groupes expérimentaux dans le cadre de deux études distinctes : l’une testant des Palestiniens de Bruqin en 2013 et l’autre d’Idhna en 2016, un autre village palestinien situé à proximité d’une zone industrielle israélienne.

L’étude a révélé un nombre significatif de fractures chromosomiques dans les cellules des habitants vivant à proximité des zones industrielles par rapport au groupe témoin. Les fractures chromosomiques ou les dommages causés à l’ADN augmentent les risques d’infertilité, de malformations congénitales et de cancer. 

« Les preuves montrent catégoriquement que le hasard à lui seul ne peut expliquer une différence entre les échantillons [témoins et expérimentaux] », affirme Qumsiyeh à Middle East Eye.

« Il s’agit d’une conclusion très significative qui indique que la présence de cette colonie industrielle est la cause de ces dommages. » 

Bien que Mazin Qumsiyeh pense que « cela peut être un outil important pour défier Israël devant les tribunaux internationaux », les habitants de Bruqin, comme les Barakat, aspirent à une solution plus immédiate.

« La plupart des Palestiniens demandent à être libérés de l’occupation », déclare Ammar Barakat. « Tout ce que je demande, c’est de l’air frais. D’ici là, je ne peux penser à rien d’autre. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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